lundi 18 novembre 2013
Sur le terrain
posté à 15h14, par
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Le concept d’art urbain (ou : street art) est aujourd’hui une tarte à la crème balancée à toutes les sauces, vidée de sa substance originelle. Si bien qu’il est réjouissant de découvrir qu’il existe encore des « artistes » agissant dans ce champ sans intérêt mercantile ou symbolique, à l’image de Cyop & Kaf, agitateurs urbains napolitains. Retour en images sur un sujet traité plus en profondeur dans le numéro 14 de la version papier.
Cet article se veut extension visuelle et abrégée du reportage publié dans le numéro 14 d’Article11 (en kiosques jusqu’à fin janvier) sous le titre « Naples – fragments d’une résistance urbaine à la pointe du pinceau ».
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Ça fait un bail que les murs de Paris sont tristes comme un jour sans brioche – je ne t’apprends rien. À peine posés, les moteurs de la poésie urbaine (grafs, inscriptions murales, fragments d’improvisation éthylique, incitations à l’émeute ou à la partouze généralisée, etc.) sont effacés corps et biens, recouverts par de zélés fonctionnaires de la municipalité. Corollaire logique : les squats d’artistes s’institutionnalisent en pagaille (6B, je ne t’embrasse pas) et les ersatz aseptisés de friches culturelles se multiplient (104, je ne te salue pas). Le mot d’ordre est limpide : artistes de rue, rentrez chez vous. Ou plutôt : restez entre vous, loin de la plèbe. Un constat récemment tiré par le Fric CP (Front de Résistance à l’Intoxication par la Culture, Canal Parisien1), qui en un percutant communiqué tire à boulets rouge sur la culture telle qu’elle déroule ses atours en capitale :
« La culture, à Paris, ce sont les beaux esprits dorés sur tranche qui claquent dix euros pour admirer une exposition de street art au centre Pompidou, mais qui appellent les schmitts dès qu’un flibustier pose un graffiti en bas de chez eux.
Ce sont ces squats d’artistes subventionnés par la mairie où des narvalos imbus d’eux-mêmes tartinent des croûtes derrière un digicode.
[...] C’est l’éviction des bistrots populaires par des bars prétentieux, chichiteux, qui dégueulent à heure fixe leurs troupeaux de consommateurs de caïpirinhas protégés par des molosses à oreillettes. »
Dans ce climat de gentrification tous azimuts, l’idée même d’art de rue semble vidée de toute substance. Et sa puissance politique complètement annihilée. Ainsi de cette récente tartufferie intitulée « Tour Paris 13 », jolie cage municipales tressée à l’intention d’artistes assez dociles pour poser leur art urbain « rebelle » là où on leur dit. Ou de ce salopard ultra-doué de Banksy qui verse aujourd’hui dans la mégalomanie spectaculaire et se warholise vitesse grand V. Ou encore de ces applications pour Iphone qui proposent à l’apprenti hipster amateur de sensations visuelles de se laisser téléguider d’œuvre murale en œuvre murale, comme au musée. Youpi youpi.
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Dans ce champ de ruines généralisé (qui est loin de ne concerner que Paris), le travail mené à Naples par Cyop & Kaf permet de conserver un tantinet d’espoir. Non, les pinceaux ne sont pas tous passés de l’autre côté du manche. Et il existe encore des gens pour qui le concept d’art urbain n’a rien d’artificiel, s’accomplit au contact même des populations à qui l’on dénie généralement le « droit à la ville »2 et à sa culture. A l’instar de Zoo Project ou du précurseur Ernest Pignon-Ernest, eux ne conçoivent leur art qu’en liaison profonde avec une réalité sociale et politique.
Cela fait environ quatre ans que Cyop & Kaf « travaillent » sur le Quartieri Spagnoli, se focalisant sur ce petit quartier populaire de 14 000 habitants situé au cœur de Naples. Quatre ans qu’ils recouvrent les murs, portes, devantures de commerces et façades de peintures colorées à l’imaginaire fertile. Une démarche pensée sur la longueur, en accord avec les habitants, mais sans aucun lien institutionnel ou mercantile. Leur approche, foncièrement rebelle, reste pourtant éminemment respectueuse du quartier, ouverte sur l’histoire du lieu et sur le quotidien de ceux qui y habitent. « On se méfie des discours autoréférentiels, explique Cyop, moitié du duo. Si l’idée est de ne parler qu’à soi-même où à ceux qui ont un certain bagage culturel, ça n’a aucun intérêt. La peinture de rue ne doit pas se faire porte-drapeau ».
Lors de mon passage début septembre, leur projet (intitulé Quore Spinato) était presque terminé. Les 223 peintures déjà réalisées (recensées ICI) font désormais partie de l’ADN du quartier : elles ont été adoptées par ses habitants comme un élément du quotidien. Tout sauf des pièces rapportées. Et Cyop & Kaf parlent déjà de chercher de nouveaux terrains sur lesquels intervenir. J’ai bien tenté de leur glisser que Paris avait besoin de leurs services, mais ils ont fait la sourde oreille. Cyop s’est même permis d’enfoncer le clou : « Naples est une ville stratifiée par les inscriptions ; elle peut encore aujourd’hui se lire comme une carte. Ce qui n’est plus du tout le cas de Paris, où tout est soigneusement effacé des murs. »
Damned, encore raté... Ils embauchent, au Napoli Monitor3 ?
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Quelques pépites murales de Cyop & Kaf – photos by Lémi4
1 Le communiqué en question devrait bientôt être mis en ligne sur le site de Marseille en guerre. En attendant, voici une capture d’écran du tournage du communiqué, qui s’est déroulé hier au parc de Belleville :
2 Concept formulé par le sociologue et géographe Henri Lefebvre dès les années 1960.
3 Canard napolitain proche d’Article11 et dans lequel Cyop & Kaf interviennent régulièrement. Article11 en parlait ICI.
4 Si les photographies illustrant cet article sont signées Bibi, celles publiées dans le journal sont l’œuvre de Cyop & Kaf. Une bonne raison d’acheter le numéro 14 : elles sont beaucoup plus classes.
Par ailleurs, ceux qui voudraient en savoir plus sur ce projet peuvent commander le livre QS ICI. Il est imprimé par les aminches du Napoli Monitor qui tirent pas mal le diable par la queue...