Le Weather Underground, oublié des livres d’histoire et des discours militants, n’a pas eu la postérité qu’il méritait. Créée à la fin des sixties par des militants anti-impérialistes désabusés, l’organisation a pourtant su passer à l’action sans faire couler le sang, multipliant les attentats symboliques. Un livre passionnant de Dan Berger, publié par l’Echappée, revient en détail sur son histoire.
« Purs produits de l’Amérique, les Weathermen cherchèrent à rompre avec les privilèges et la domination dont ils avaient bénéficié depuis leur naissance. L’existence du groupe était en elle-même un avertissement : désormais, il ne suffisait plus d’avoir la peau blanche et de posséder la nationalité américaine pour devenir un complice de la suprématie blanche. » (Dan Berger)
Dilemme. Un livre si dense qu’il a fait un trou d’égale taille (XXL) dans ma bibliothèque et dans mon cerveau. Un ouvrage souligné de partout, corné toutes les trois pages, égratigné d’avoir suivi ton serviteur dans diverses pérégrinations pendant dix jours. Cinq cents pages qui se lisent en apnée, se relisent sans lassitude, mais… ne se restituent pas facilement. Logique. Faute de le résumer véritablement, je me contenterai de dégager quelques pistes, tout en espérant que tu te rueras en librairie pour dégotter l’objet. Fissa.
Weather Underground, histoire explosive du plus célèbre groupe radical américain retrace en détail l’épopée du groupe radical américain le plus intéressant de la seconde moitié du siècle, les weathermen, ou Weather Undeground Organisation (WUO). Une organisation active de 1969 à 1974 et responsable de nombreux attentats (ne visant que des cibles matérielles) sur le territoire américain.
L’auteur de l’ouvrage, Dan Berger, n’a jamais appartenu à l’organisation, bien trop jeune pour ça. Il s’est lancé dans ce travail en grande partie par sympathie politique. Celle-ci transparaît parfois, sans que ça ne nuise pour autant à son travail minutieux : heures sombres, erreurs stratégiques, dogmatisme, il n’épargne en rien les Weathermen. Une critique constructive, intelligente, témoignage historique autant que plongée dans les arcanes d’une époque où la révolution était pour demain, sans faute.
La WUO a souvent été caricaturée. On n’en a retenu que quelques épisodes, soit désastreux (en mars 1970, trois Weathermen explosent avec leur bombe), soit manipulés (le fait qu’Obama ait croisé dans sa jeunesse la route de William Ayers et Bernardine Dohrn, anciens membre de la WUO, a fait couler beaucoup d’encre aux USA), soit anecdotiques (l’aide apportée à Timothy Leary, pape du LSD, lors de son évasion de prison), en oubliant ce qui a fait la puissance et l’intérêt de sa démarche politique. La WUO se voulait l’étincelle d’un Feu de Prairie1, l’avant-garde d’un changement collectif d’envergure. Tout sauf des illuminés ou des gosses de bourgeois jouant à la révolution, comme on les a trop souvent présentés. Simplement, ainsi que l’écrivit un Weatherman : « Nous pensions que ne rien faire à une période de violente répression est en soi une forme de violence. »
« You don’t need a weatherman to know which way the wind blows »
« Pas besoin d’un météorologue pour savoir d’où vient le vent 2 » chante Bob Dylan en 1967 dans le mirifique « Subterranean Home sick Blues ». Il n’a pas tort. Partout, les indices s’accumulent : ciel couvert (Vietnam, répression tout azimut, impérialisme florissant), mais éclaircies en vues, une simple tempête devrait suffire à dégager les nuages. Pas besoin d’un « Weatherman », d’un spécialiste météo pour s’en rendre compte, il suffit de bousculer ce temps, de le révolutionner. La WUO3 s’y attela.
Aux États-Unis, 1969 n’est pas seulement l’année de Woodstock et de l’enlisement de l’idéal beatnik, c’est surtout le point d’inflexion d’une contre-culture radicale. Laquelle choisit d’assumer ses idées jusqu’au bout, de lutter sur un terrain moins confortable. Le Vietnam toujours plus sanglant, les minorités assassinées (notamment les militants des Black Panthers, le programme Cointelpro battant son plein), la répression croissante, l’essor des mouvements de libération nationale dans le monde, l’inefficacité du pacifisme et le conservatisme au pouvoir sont les principaux moteurs du passage à une forme d’action radicale. Les futurs militants du Weather Underground proviennent en grande partie du SDS (Students for a democratic society), syndicat étudiant né en 1960, plutôt sage au départ et se radicalisant progressivement à mesure que sa popularité grandit.
Ainsi de Bernardine Dohrn, secrétaire nationale du SDS et future membre du WUO, déclarant en 1969, juste avant l’implosion du parti : « Il n’est pas question de s’engager dans la non-violence au beau milieu de la société la plus violente dont l’histoire ait jamais accouché. Je ne suis d’aucune manière engagée dans la non-violence4. » Une orientation partagée par des milliers de jeunes américains, désormais convaincus que l’ordre du monde doit changer et que cela ne se fera pas aussi simplement que le croient les hippies mous. David Gilbert, autre membre du WUO5 : « Notre mouvement était né avec l’espoir de réussir à secouer la bonne conscience de l’Amérique. Mais l’expérience nous a douloureusement appris qu’il existait une structure du pouvoir solidement implantée, qui tirait profit de l’oppression et y recourait systématiquement. Pour s’attaquer à l’écrasante violence de ce statu quo, il fallait donc affronter la structure même du pouvoir. »
En 1969, le SDS implose, miné par les dissensions. Deux factions principales s’agitaient en son sein, l’une incorporant à son idéal révolutionnaire les mouvements de libération tels que Blacks Panthers ou l’AMI (Américan Indian Movement), l’autre considérant qu’il fallait se focaliser sur la figure de l’ouvrier blanc dans une perspective révolutionnaire. Grand écart. Dan Berger : « Tout comme la déclaration de Port-Huron avait permis de rompre avec la gauche libérale anti-communiste, le SDS de 1969 éprouva le besoin de rompre totalement avec la vieille gauche communiste et sa variante maoïste, dans une logique antiraciste. » Bref, le SDS se disloque progressivement. La première faction finit par l’emporter, ses meneurs formeront la matrice du WUO. Pour affronter cette « structure du pouvoir » dont parle David Berger, ils entrent en clandestinité. Exit le SDS, le WUO est né.
« Bring the war home »
Il serait fastidieux d’énumérer l’ensemble des actions menées par les Weathermen. D’abord désordonnées, presque désespérées, elles se font de plus en logiques et adaptées, focalisées sur des cibles symboliques. En suivant leur évolution, on suit l’évolution du groupe.
Le premier objectif du WUO est d’importer la guerre aux USA (« Bring the war home », slogan très populaire de l’époque), de ne plus apporter un simple soutien oral aux différentes luttes de libération nationale, mais de passer à l’action pour ouvrir un nouveau front de contestation. L’impérialisme, qu’il soit interne (populations noires, chicanos, indiennes…) ou externe (Vietnam, Amérique Latine…), devra désormais se coltiner un nouveau champ de bataille. C’est l’esprit qui anime, par exemple, les Days of Rage d’octobre 1969 à Chicago, manifestation très violente qui dévaste le centre-ville, avant-goût de la WUO. Seulement cent-cinquante personnes participent à la manifestation principale, armés de casques, de manches de pioche, et d’une détermination impressionnante… Une déclaration de guerre.
A cette époque, la rhétorique des Weathermen est brouillonne, un peu vantarde et m’as-tu-vu. Il s’agit de montrer qu’ils ont les bollocks de rompre avec la contestation habituelle, de lancer des actions pour défier l’État, de déclarer la guerre sans penser aux formes que devrait adopter la paix. La préparation à la clandestinité (qui concerne quelques dizaines de personnes) passe ainsi par divers éléments assez étonnants. Dan Berger : « Les Weathermen commencèrent donc par se battre : contre des gangs de rue, des ouvriers durs à cuir – et dans le seul et unique but de mobiliser la population locale. L’importance qu’ils accordaient aux vertus éducatives de la bagarre les amena également à mener des actions aussi puériles que dévaler les couloirs d’un avion en volant de la nourriture aux passagers ahuris. » Des stratégies couronnées d’un succès mitigé, qui leur aliènent rapidement de nombreuses sympathies.
En mars 1970, le WUO connaît un énorme coup dur, cette part de l’histoire que tout le monde a retenu. Alors qu’ils préparent une bombe destinée au bal des officiers de Fort Dix (la seule fois où le WUO envisagea de tuer), des militants de New York font une fausse manipulation. Trois morts. Paradoxalement, le désastre recadre l’organisation. Plus question de faire couler le sang, de jouer la provocation frontale et primaire, il s’agit de réfléchir à des cibles symboliques. C’est à partir de ce moment que leurs actions prennent tout leur sens et qu’ils commencent à construire un véritable réseau (militants, très nombreux sympathisants, liens avec des mouvements tels que la Black Army Liberation) qui leur sera essentiel pour perpétuer la clandestinité.
Quelques exemples. Le 8 février 1971, Nixon et les USA envahissent le Laos. Le 28 février, les Weathermen font sauter une partie du Capitole (vidéo ici), à deux pas de la maison blanche (Nixon qualifiera l’action d’« acte le plus ignoble de l’histoire des États-Unis », au plus grand plaisir des weathermen, rouges de fierté). Mai 72, les USA bombardent massivement le Nord et le Sud-Vietnam. Réplique immédiate : la WUO pose une bombe au Pentagone. Œil pour œil. De nombreuses actions de ce genre suivent, dirigées contre l’État américain et contre des multinationales (ainsi de plusieurs entreprises impliquées dans le coup d’état de 1973 contre Allende au Chili - dont ITT - qui voient leurs sièges dévastés par des bombes). Elles sont accompagnées de communiqués percutants6, tel que celui revendiquant l’action menée contre une cible carcérale, après la monstrueuse répression de la révolte de la prison d’Attica (39 morts7) :
« La principale question que doivent affronter les blancs d’aujourd’hui n’est pas l’état de notre économie, qui se résume pour beaucoup à savoir s’il leur faudra vendre leur deuxième voiture, mais de savoir s’ils vont oui ou non continuer à cautionner le génocide des populations opprimées commis en leur nom dans ce pays et ailleurs. »
Un élément fondamental différencie la WUO d’organisations comme la RAF ou Action Directe : hormis la catastrophe de mars 70, les actions de l’organisation ne font jamais couler le sang. Cela implique une organisation sans faille (travail de repérage, plusieurs appels téléphoniques pour bien s’assurer que les bâtiments sont évacués…), et permet à la WUO de connaître une popularité croissante. C’est grâce à ce large soutien que les membres de la WUO, pourtant activement recherchés par le FBI8, ont pu narguer si longtemps les autorités (beaucoup ne sont arrêtés que dans les années 1980, quand ils renoncent à la clandestinité), couverts par les militants et amis, jamais trahis (hormis quelques cas isolés). Loin du terrorisme aveugle, de la violence pour la violence, la WUO chercha à repenser la lutte armée. Comme l’écrit rétrospectivement William Ayers, un des « meneurs » des Weathermen :
« Les terroristes terrorisent. Ils tuent des civils innocents. La WUO mobilisait et protestait. Les terroristes détruisent au hasard quand nos actions avaient la précision d’un mécanisme d’horlogerie, du moins l’espérions nous. Les terroristes intimident alors que nous cherchions seulement à éduquer. »
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Le principal intérêt du livre de Dan Berger est qu’il te fait cogiter. Les conneries des Weathermen et leurs réussites, les conséquences de la clandestinité, la non-violence comme impasse, la violence comme impasse, les errances dogmatiques, le sexisme à l’œuvre dans leur organisation… Les pistes se multiplient et se croisent, pour le plus grand plaisir de ton cerveau.
Si les critiques ne manquent pas, on est très loin de la caricature habituelle. Les rapports avec le Black Panther Party et les militants de la cause noire, par exemple, au cœur des revendications du WUO9, sont remarquablement décrits. Les stratégies adoptées (proches de lathéorie des « focos » de Régis Debray et calquées sur l’action du Che : multiplier les fronts contre l’impérialisme, créer « deux, trois, une multitude de Vietnam… ») sont discutées, contextualisées, remises en cause. Surtout, Berger fournit un éclairage déterminant sur une période où la remise en cause du modèle occidental était systématique et imaginative chez une grande partie de la jeunesse, où la rébellion se faisait norme (le nombre d’organisation proches de la WUO à la fin des sixties et au début des seventies, menant des actions du même type, est proprement ahurissant). Époque lointaine, peut-être, mais aux problématiques étonnamment proches. Si bien qu’en paraphrasant les Who, on peut facilement en arriver à se poser la question qui fâche : Who’s next ?
1 Titre de l’ouvrage que l’organisation clandestine fit paraître en 1974, pour clarifier son action :
2 You don’t need a weatherman to know which way the wind blows.
3 Dont le nom, selon la légende, fut trouvé lors d’une réunion où passait en fond sonore ce morceau de Dylan.
4 « There is no way to be committed in non-violence in the middle of the most violent society that history has ever created. I’m not comitted to non-violence in any way. » Sur cette vidéo, vers 2.23, tu peux la voir prononcer ces paroles, avec une détermination réjouissante.
5 Encore emprisonné de nos jours pour une sombre affaire d’auto-réduction qui a très mal tourné. Le sort de ce militant est au cœur du livre de Dan Berger, qui lui a rendu visite en prison.
6 La WUO est rapidement passée maître dans l’art de communiquer.
9 Dan Berger : « Dans ses meilleurs moments, le groupe sut incarner une tendance importante de la gauche, une tendance insistant sur le fait qu’il était indispensable de s’opposer fermement à la suprématie blanche si l’on voulait l’égalité sociale. »