vendredi 11 mai 2012
Textes et traductions
posté à 12h51, par
9 commentaires
« Science… et… sociale… double délit !… Enlevez !… D’abord pour simplifier la besogne… tous les livres où vous trouverez… science… sociale… sociaux… sociologue… liberté, égalité, fraternité… philosophie… psychologie… évolution… révolution… Enlevez !… Enlevez !… Et comme ces mots se trouvent dans tous les livres, enlevez tous les livres en bloc… Ce sera plus vite fait… »
Lecteur, petit veinard, voici deux textes d’un seul élan. Le premier est un article du journaliste/écrivain/militant anarchiste Octave Mirbeau, initialement publié dans « Le Journal » le 10 janvier 1894, et récemment réédité par les éditions Le Passager clandestin dans un joyeux recueil intitulé « Interpellations ». Le second est une chronique de Jbb publiée dans le dernier numéro de la version papier d’Article11.
Une perquisition en 1894 / Octave Mirbeau
Je dormais profondément, quand je fus réveillé, en sursaut, par de grands coups sourds frappés à la porte de mon appartement. Très intrigué par ce bruit insolite, j’allumai la bougie et m’assurai que mon revolver était bien chargé. La pendule marquait cinq heures. Pendant que je m’habillais à la hâte, et sommairement, les coups redoublèrent sur le palier. On eût dit des béliers de guerre enfonçant les portes des antiques villes assiégées. (Cette comparaison classique, qui me vint à l’esprit, en ce pénible instant, je l’attribue à ce que, la veille, j’avais été voir l’incroyable parodie d’Antigone à la Comédie Française.) Je me dirigeai d’un pas ferme vers la porte, qui allait bientôt céder, et, d’une voix non moins ferme – car ne croyez pas que je sois un trembleur –, je demandai :
— Qui est là ?
Une voix bizarre, que je reconnus aussitôt pour une voix déguisée, et qui cachait mal le caractère rogommeux dont elle s’encanaillait, répondit :
— Le pédicure de Monsieur !
— Comment !… fis-je. À cette heure ! Mais vous êtes fou… Et pourquoi tout ce vacarme ?
La même voix réplique :
— Que Monsieur veuille bien m’excuser !… Mais c’est aujourd’hui le banquet Spüller1, et je n’ai pas de trop de toute la journée pour nettoyer les pieds de ces gens-là…
J’aurais dû me méfier. Jamais je ne me suis servi de pédicure. Il eût donc été étrange que j’eusse fait appel au concours de l’un de ces artistes. Par quel inconcevable oubli de mes habitudes les plus intimes, cette explication, qui n’en était pas une, me rassura complètement ? Je n’en sais rien. Il faut croire que je n’étais pas bien réveillé. J’ouvris la porte. Alors, en trombe effroyable, en terrifiant cyclone, un monsieur, à grosses moustaches, entra suivi de six autres, également à grosses moustaches, et qui, sur leur dos, portaient des crochets de commissionnaire.
— Les cambrioleurs ! m’écriai-je, vexé de m’être laissé prendre à une ruse aussi grossière.
Le monsieur à grosses moustaches m’adressa un salut ironique, et, faisant tournoyer dans l’antichambre un énorme gourdin, qui creva une toile au mur et brisa sur une console une statuette de plâtre, il dit
— Non, pas les cambrioleurs !… Le commissaire de police, cher monsieur, et qui vient, chez vous, opérer une perquisition…
— Une perquisition !… Chez moi !… Vous êtes fou, je pense… et de quel droit, je vous prie ?
Le monsieur à grosses moustaches eut un rire retentissant, qui se répéta, crapuleux, aux bouches éraillées de ses six aides.
— De quel droit ?… Ah ! le droit !… Elle est bonne, celle-là !… Voilà une chose dont Raynal, Lépine2 et moi, nous nous moquons un peu, je vous assure…
Les poings serrés, la moustache hirsute, tout à coup, il s’avança vers moi et me souffla dans le nez, avec son haleine qui empestait l’ail et l’alcool, ces mots :
— Du droit, brigand, que nous prenons, Raynal, Lépine et moi, d’embêter les citoyens à notre heure et à notre convenance… Et pas d’explications !… Elles ne vous réussiraient pas… Menez-moi à votre bibliothèque, pour commencer.
Je ne crus pas devoir résister… Pour tout dire, une perquisition chez moi me semblait d’une excessive et parfaite drôlerie. N’ayant rien qui pût me compromettre, je me trouvai subitement en des dispositions plutôt facétieuses. Et je m’apprêtai à jouir de la déconvenue de mes sordides et matinaux visiteurs.
— Soit ! concédai-je… Allons dans la bibliothèque.
Sitôt qu’il y eut pénétré, le commissaire se frotta les mains, en homme satisfait, et parcourant du regard mes livres, mes chers livres amoureusement rangés sur leurs calmes rayons, il grogna :
— Ah ! Ah !… Nous voici encore dans un de ces antres de la Révolution !… dans un de ces capharnaüms de l’anarchie !… Ah ! Ah ! Nous allons nous amuser !… Mazette ! Il y en a ici, des pièces à conviction !… Il y en a de la littératu…re !… Nous ne pourrons pas tout emporter d’un coup !
S’adressant à ses argousins, il ordonna :
— Ouvrez-moi toutes les vitrines !…
Comme, de leurs gros doigts gourds, ils ne parvenaient pas à faire jouer les délicates serrures, le commissaire, impatienté, donna de grands coups de gourdin à travers les glaces des vitrines qui volèrent en éclats et couvrirent le plancher d’une épaisse couche de verre brisé… Ô Sully Prud’homme !
— Dépêchons ! Dépêchons !… Vous ne savez pas opérer… Vous êtes mous comme des chiffes… Allons, maintenant, appelez-moi tous les titres de ces sales bouquins.
Pendant que cinq argousins disposaient leurs crochets, et dépliaient de grandes toiles d’emballage, le sixième appelait d’une voix tonnante de héraut.
— Le dictionnaire de Larousse !
— Un dictionnaire de la rousse ?… Ça commence bien !… Outrage à la police. Enlevez !
— Le dictionnaire de Littré !
— Enlevez ! Enlevez !… D’abord, enlevez tous les dictionnaires !… Il y a là-dedans un tas de mots dangereux et qui menacent l’ordre social… Des mots subversifs et délictueux, que ne peuvent plus tolérer les Chambres, le gouvernement, Cassagnac, Emmanuel Arène, Rouvier, etc. Enlevez ! Enlevez !
L’argousin continuait d’appeler :
— La Géographie universelle d’Élisée Reclus3.
Le commissaire bondit, l’oreille dressée, le corps frissonnant, comme un chien qui vient de flairer une odeur suspecte :
— Bigre !… Je crois bien !… Allez-y doucement, de peur qu’elle n’éclate !… Et mettez-la à part !… avec précautions, fichtre !… Nous la porterons au laboratoire municipal… Y a-t-il une mèche ?… Non !… C’est heureux… Nous sommes arrivés à temps.
Se tournant vers moi, d’un air de triomphe :
— Ça, vous ne pouvez pas le nier !… Elle y est !… Votre affaire est claire !…
Je ne trouvais plus cela drôle. Je me tâtais les bras, les jambes, le front pour bien me prouver à moi-même que je ne dormais pas. Et j’étais tellement ahuri que je ne songeais pas à protester.
L’argousin appelait toujours :
— L’imitation de Jésus-Christ.
— Enlevez !… Jésus-Christ était un anarchiste… un sale anarchiste… Il faisait notoirement partie d’une association de malfaiteurs… L’imiter est un crime prévu par les lois… Allons, ça va bien !… Enlevez !… Enlevez !…
— L’Introduction à la science sociale4.
— Science… et… sociale… double délit !… Enlevez !… D’abord pour simplifier la besogne… tous les livres où vous trouverez… science… sociale… sociaux… sociologue… liberté, égalité, fraternité… philosophie… psychologie… évolution… révolution… Enlevez !… Enlevez !… Et comme ces mots se trouvent dans tous les livres, enlevez tous les livres en bloc… Ce sera plus vite fait…
L’homme appela encore :
— Les Principes de biologie5.
— Biologie, aussi ! hurla le commissaire… Minéralogie… tétralogie, anthropologie !… Êtes-vous donc sourd ?… Je vous dis, tous les livres, tous !…Tous !… À l’exception des oeuvres complètes de M. Spüller et de M. Joseph Reinach6.
J’avais eu le temps de revenir à moi. Et je m’étonnais d’être sans colère, en présence de ce vandalisme insensé. Je m’adressai doucement au commissaire :
— Monsieur, dis-je, voulez-vous me permettre de vous indiquer un endroit où vous trouverez des livres bien plus dangereux que les miens, et en bien plus grand nombre ?
— Quel endroit ?
— La Bibliothèque nationale !
— J’irai ! vociféra cet homme… Oui, j’irai… Et à la Mazarine… Et à la Sainte-Geneviève aussi… J’irai partout ! Nous en avons assez des livres, et de ceux qui les font…
Il s’animait, marchait dans la pièce à grandes et terribles enjambées. Tout à coup, il s’arrête devant un buste de plâtre…
— Et ça ! Qu’est-ce ? demanda-t-il.
— C’est un buste…
— Est-ce creux ?
— Oui, c’est creux…
— C’est creux ! Enlevez ce buste aussi. Enlevez tous les bustes… Enlevez tout ce qui est creux…
Il réfléchit un instant, et frappant, d’un pied colère, le plancher :
— Et tout ce qui est plein, aussi…
La perquisition dura deux heures… Au bout de ce temps, j’eus l’étonnement de constater que mon appartement était vide… Il fallut se réfugier à l’hôtel.
Le soir, je lus, dans les bons journaux, les admirables, les dévoués journaux, l’entrefilet suivant :
« Ce matin, une perquisition a été opérée, au domicile de X…, l’anarchiste bien connu. On y a saisi des engins extrêmement dangereux et encore inconnus qui, pour dépister les investigations de la police, affectaient des formes de bustes. Les documents trouvés sont de la plus grande importance. Ils permettent d’affirmer qu’on est enfin sur la voie d’un complot formidable. X… a été laissé en liberté. Qu’attend-on pour s’assurer de sa dangereuse personne ? Mystère ! »
*
« Nous en avons assez des livres, et de ceux qui les font... » / Par Jbb
Au Chili, juste après le coup d’État du 11 septembre 1973. Francisco n’est encore qu’un enfant guettant le retour de son papa. L’heure tourne, l’enfant s’inquiète - il pense le père arrêté. S’attendant à voir débarquer les séides de Pinochet, il entreprend alors de cacher ce qui, aux yeux des militaires, vaudrait condamnation immédiate : les livres. Le père est militant communiste, sa bibliothèque est bien remplie. « J’ai creusé un énorme trou dans le jardin, et j’y ai caché les ouvrages dans des sacs poubelle. Quand mon père est finalement rentré à la maison, la première chose qu’il a faite a été d’exhumer les livres – […] il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Et nous les avons transportés dans un endroit sûr, avec une camionnette, en passant de nombreux barrages militaires. »7 Certains ont les livres en horreur, d’autres sont prêts à prendre tous les risques pour les sauver. Souvent, les premiers tentent d’écraser les seconds.
*
En un joli ouvrage publié il y a peu, Tarnac, Magasin général8, ovni littéraire autant que copieuse enquête journalistique, David Dufresne revient longuement sur l’affaire du même nom. Il le fait à sa façon, empruntant parfois d’étranges chemins, fouillant et interrogeant autant qu’il se met en scène. Il le fait bien. Son livre – surtout - remet en lumière ce qui avait finalement été oublié au fil du temps, enfoui sous la couverture médiatique et les petites querelles du « milieu » : l’affaire de Tarnac est d’abord une histoire d’absurde arbitraire.
Pour mieux le rappeler, l’ouvrage débute avec la copie du plus idiot des procès-verbaux. Nommé « D208 », celui-ci relate la perquisition menée le 11 novembre 2008 dans un appartement de Tarnac. Une fouille en règle, des chiottes - « Aucun élément susceptible d’intéresser l’enquête n’est découvert dans ce lieu précis » (sic) - au « placard sous l’escalier » et au « hall d’entrée ». Rédigé dans une langue froide et ennuyeuse, ce compte-rendu de basse-police n’aurait aucun intérêt s’il ne mettait en exergue ce qui intéresse réellement les enquêteurs : la bibliothèque et ses écrits.
« Débutons nos recherches par les livres rangés sur les étagères de la bibliothèque », écrivent les flics de la sous-direction antiterroriste de la Police judiciaire. Avant de décrire et de placer sous scellés ceux des 5 000 ouvrages qu’ils estiment « susceptibles d’intéresser l’enquête ». Soit des bouquins signés Antonio Negri, Timothy Leary, Émile Pouget, Attac ou même Nick Cohn9. À chaque fois qu’ils pensent dénicher un ouvrage à charge, les enquêteurs se tournent vers l’un des deux occupants de l’appartement. Et s’attirent toujours la même réponse : il « nous déclare, écrivent les flics, qu’il s’agit d’un livre de la bibliothèque sans plus de précision ». Que répondre d’autre ?
*
Est souverain, en ce monde, qui définit les livres interdits. Octave Mirbeau, écrivain et journaliste anarchiste, ne disait pas autre chose dans un article publié à la fin du XIXe siècle, « Une perquisition en 1894 »10. Alors qu’une très vive répression s’abat à l’époque sur le milieu anarchiste, il imagine en son papier un commissaire de police venu, avec six aides, fouiller son appartement. Tous se précipitent sur sa bibliothèque, gourmands et empressés. « Ah ! Ah !... Nous voici encore dans un de ces antres de la Révolution !... dans un des capharnaüms de l’anarchie !... Ah ! Ah ! Nous allons nous amuser !... Mazette ! Il y en a ici, des pièces à conviction !... » Les argousins font main basse sur les bouquins, tandis que le commissaire enrage : « Nous en avons assez des livres, et de ceux qui les font... » Le lendemain, un entrefilet mensonger est publié dans la presse – il prétend notamment : « Les documents trouvés sont de la plus grande importance. Ils permettent d’affirmer qu’on est enfin sur la voie d’un complot formidable. » Mécanique classique.
D’un siècle à l’autre, les flics ne changent pas. Ce qu’ils ne comprennent pas devient pièce à conviction. Là est le bel ouvrage de toutes les polices : transformer la lecture en motif d’accusation. Et peut-être n’ont-elles pas tort : de « livre » à « libre », seule une lettre change.
1 Eugène Spüller (1835-1896) est alors ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes dans le gouvernement de Casimir-Périer.
2 David Raynal (1840-1903) est ministre de l’Intérieur. Louis Lépine (1846-1933) est préfet de police de la Seine depuis 1893.
3 Élisée Reclus (1830-1905), géographe réputé et anarchiste notoire, auteur notamment de L’évolution, la révolution et l’idéal anarchiste en 1891, dont l’ossature provient d’un discours de 1880 (publié par Le passager clandestin en 2008, sous le titre Évolution et révolution).
4 De Herbert Spencer, publié pour la première fois en France en 1874.
5 De Herbert Spencer, publié pour la première fois en France en 1877-1878.
6 Eugène Spüller a publié de nombreux ouvrages d’histoire politique (du Second Empire, de la République, etc.). Joseph Reinach (1856-1921), journaliste, homme politique, ancien proche de Gambetta (tout comme Spüller), est l’auteur de nombreux essais politiques. Homme d’influence, il est une cible privilégiée de Mirbeau pour sa proximité avec le pouvoir.
Reinach sera l’un des premiers et plus solides dreyfusards. Lorsque l’affaire Dreyfus battra son plein, Mirbeau se rapprochera de lui, se reprochant publiquement de l’avoir malmené dans ses articles.
7 Cité dans « À une roquette près... », article publié dans le n°6 (octobre-novembre 2011) d’Article 11.
8 Aux éditions Calmann-Levy.
9 Le livre se nomme Anarchie au Royaume-Uni et se penche sur les oubliés de la croissance anglaise. Hors le titre, clin d’œil aux Sex Pistols, il n’a radicalement rien à voir avec l’anarchie.
10 L’article en question vient d’être republié par les éditions du Passager Clandestin, en un recueil nommé Interpellations. Le livre est précédé d’une préface de l’ami Serge Quadruppani, et reprend en postface un billet précédemment publié par votre serviteur. Celui-ci ayant été fournis à titre gracieux, la mention de l’ouvrage ne devrait, a priori, pas relever d’une malsaine auto-promotion.