mercredi 22 décembre 2010
Entretiens
posté à 19h55, par
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Le débat n’émerge (en surface) que quand elles blessent ou tuent - comme il y a un peu plus de deux semaines à Colombes. C’est pourtant - paradoxalement - l’usage quotidien et banal des armes dites non-létales qui pose le plus problème ; lui annonce un futur (sombre) de neutralisation permanente. Illustration avec le Taser, décrypté par le philosophe Olivier Razac.
C’était il y a deux semaines - peu ou prou. Intervention policière dans les Hauts-de-Seine, après l’appel d’un homme se disant inquiet pour son colocataire - censément énervé. Résistance ; les flics font usage des gazeuses, puis du Taser. Une fois. Deux fois. Peut-être même trois1. L’homme - un « Malien en situation irrégulière » souligneront, détestable épitaphe, tous les articles de presse ; voir à ce sujet le billet de Pierre Tevanian sur Les mots sont importants- - ne respire plus. Gazé, tasé, asphyxié. Mort.
Trois jours de ramdam médiatique - songez donc, notre premier mort par Taser sur le territoire français ! cela vaut bien quelques dépêches... - et puis l’oubli. Fini, plus rien, terminé : on ferme. C’est qu’il ne faudrait pas prendre le risque d’ouvrir un réel débat sur la question des armes dites sublétales...
Et pourtant : « Il importe [...] de rappeler que le coupable ne se nomme ni « Pas de chance » ni « Taser », mais Police nationale, Hortefeux, Sarkozy, et surtout « Maîtrise des flux migratoires », remarque Pierre Tevanian. Que sont en cause non seulement « 50000 volts » mais aussi « 25000 reconduites à la frontière ». Que ce n’est donc pas un « fait divers » mais une affaire d’État. » Exactement. Là est l’enjeu, que personne - parmi les politiques ou dans les médias dominants - ne se soucie d’aborder : la question des armes sublétales ne se limite pas à elle-même, usages et prétendues « dérives », mais incarne et porte un profond projet de société - contrôle et toute-puissance policière. C’est cela qu’il faudrait questionner, pointer et combattre.
Dans la galaxie des armes à létalité prétendument réduite, le Taser occupe une place à part. Moins facile à appréhender, par exemple, que le flash-ball, dont les effets sont plus évidement directs - la balle laisse des cicatrices, quand elle ne tue pas carrément. Plus « tendance », aussi, tant le Taser se donne des allures d’arme du XXIe siècle - futuriste et coloré2. Plus pernicieux, enfin : tout est fait pour que les forces de l’ordre le considèrent comme une arme autant qu’un jouet.
Ludique, le Taser ? Bien évidemment : non. Sauf que... une confusion est volontairement entretenue par le pouvoir et le fabricant, qui partagent un même désir de voir l’arme largement utilisée. Le fabricant pour d’évidentes questions d’argent3, et au prétexte que le Taser est un « pistolet électronique qui sauve des vies » (sic...). Et Nicolas Sarkozy parce qu’il est convaincu de l’efficacité de l’arme : « Avec ça, on n’a pas besoin d’être dix pour arrêter quelqu’un,s’enthousiasmait-il en juin dernier après une démonstration du Taser, c’est mieux que les effectifs. On n’a pas assez d’armes non létales. »
Tous - hommes de pouvoir et vendeurs de l’arme - se rejoignent sur le prétendu caractère anecdotique de son emploi. Un argument commercial autant qu’une étape-clé d’un processus d’acceptation visant à emporter l’adhésion de la population. Parfaite illustration, l’incessant lobbying conduit en faveur du Taser par Christian Estrosi : le député-maire de Nice est allé jusqu’à se faire cobaye pour mieux convaincre de l’intérêt d’une arme qu’ilprésente comme « sans conséquence sur l’intégrité physique »...
« C’est formidable », ose t-il - mi-figure mi-raison après une décharge dont l’intensité a, pour l’occasion, été réduite au minimum4. Et, une fois la douleur un brin estompée et la stupeur passée, l’homme enchaîne, avec un sourire crispé : « Je pense que ça va en faire réfléchir quelques-uns. Ce n’est pas inintéressant... »
Formidable ? Il n’y a évidemment rien de tel dans l’usage du Taser5. Mais cette scène - Estrosi se prêtant faussement au jeu - est précisément ce que pointe le philosophe Olivier Razac6 : tout est fait pour que ceux en ayant l’usage soient persuadés de son caractère anodin. Le même rappelle - en un entretien réalisé par mails - que trop se focaliser sur les cas les plus dramatiques peut faire oublier l’aspect le plus inquiétant des armes dites non létales : leur emploi devenu banal et quotidien.
On reparle du Taser dans des circonstances dramatiques : un homme est mort après en avoir été victime...
Ces faits sont importants pour pointer le mensonge des fabricants et des pouvoirs publics quant à la dangerosité de ces armes, mais ils risquent aussi de focaliser l’attention sur ce qui n’est pas essentiel. C’est-à-dire : que les armes de neutralisation tuent.
L’essentiel, c’est au contraire qu’elles ne tuent pas, c’est leur capacité de neutralisation sans tuer. Et donc, les cas qui devraient attirer l’attention de la critique (mais ils sont évidemment moins visibles), ce sont les multiples utilisations qui n’ont pas blessé ET qui ont pourtant été abusives parce que des moyens moins violents étaient tout aussi indiqués, voire que l’on pouvait éviter toute violence.
Vous le remarquerez, la bataille d’opinion sur le sujet consiste à dire d’un côté « ça tue », en mettant en avant certains cas rares, et de l’autre côté « ça sauve des vies », en mettant en avant certains cas rares également où ces armes ont effectivement rendu service. Les deux sont vraies. Mais personne ou presque ne se pose la question de savoir ce que signifie le vrai problème : « ça neutralise ».
De façon plus générale : en quoi les armes non létales représentent-elles une évolution de la doctrine du maintien de l’ordre ?
La dotation progressive en matériel d’usage de la force intermédiaire (matériel de protection et d’intervention, gaz incapacitants, lanceurs cinétiques, armes électriques etc.) se retrouve dans les différentes forces de sécurité dans le monde, et en France dans les différentes polices et dans l’administration pénitentiaire (à l’exception du Taser pour celle-ci et pour l’instant).
Ceci induit de considérer l’exercice de la force selon un continuum de moyens progressifs. En lieu et place du dualisme qui prévalait auparavant entre l’usage de la force physique et l’usage des armes - alors nécessairement létales et dont le cadre d’utilisation était restreint à la proportionnalité et à la légitime défense. Aujourd’hui, le problème du policier consiste plutôt à se demander ce qu’il va pouvoir utiliser du multiple matériel qu’il porte à la ceinture. Est-il capable de faire ce choix ? Rien n’est moins sûr.
Avec les armes prétendument non létales, l’usage et ses dérives semblent mettre à bas le respect des règles d’utilisation - c’est par exemple le cas du flashball, avec des policiers visant la tête et l’utilisant dans l’ordinaire du maintien de l’ordre...
Je ne parlerais pas de « dérive ». Non que ces usages soient « normaux », les textes qui encadrent l’utilisation de ce matériel les prohibent. Mais parce qu’ils sont intrinsèques à ce nouveau type d’arme. Ce ne sont pas des « dérives », mais des conséquences inévitables liées à l’introduction de ce matériel.
La banalisation de l’usage de ces armes vient précisément du fait que, normalement, elles ne tuent pas, mais provoquent des blessures qui sont - théoriquement - sans conséquences durables. Dès lors, les freins à l’utilisation des armes s’abaissent et l’on peut bien penser que cela n’est pas si grave de s’en tirer avec quelques bleus. Tout ceci était impensable avec l’arme à feu.
L’exemple le plus flagrant est le Taser, dans la mesure où, ne provoquant pas d’impact, la plupart des agents le testent sur eux-mêmes (mais fermement soutenus par des collègues pour empêcher les dégâts de la chute, qui sont les véritables dangers du Taser) ; ceci aussi était impensable avec l’arme à feu. D’où une ambiance presque « ludique » autour de ces matériels, qui sont - pour ceux censés en faire usage - des armes sans en être vraiment.
Comment ça, ludique ?
C’est tout le paradoxe. D’un côté, il faut bien que cela reste des armes - qu’elles continuent d’être dissuasives, de faire peur. Mais de l’autre, il s’agit de les banaliser. D’où justement l’association d’un rapport ludique avec des usages abusifs. Je pense ici à une émission de télévision de divertissement, lors de laquelle un animateur testait un Taser sur un comparse. Celui-là reçoit donc la décharge, s’effondre. Stupeur. Mais il se relève rapidement en riant, puis tout le monde fait de même - d’un rire de soulagement succédant à la peur, et en même temps un rire gêné où la peur reste présente.
Voilà, je pense, le secret de ces armes de neutralisation : elles font peur et elles « font rire » - cela dépend qui, bien sûr. En cela, elles sont aussi désarmantes pour la critique.
Et elles contribuent à faire pencher encore davantage le rapport de force à notre désavantage ?
La multiplication de ces armes et leur banalisation dans les forces de l’ordre vont nécessairement multiplier les usages. Mais elles vont surtout transformer l’ensemble du rapport de force : les gens s’adapteront. Il existe de multiples parades contre ces armes, et il est ainsi assez facile de contrecarrer un Taser - par exemple, avec un bouclier, avec des vêtements épais et non-conducteurs, ou simplement parce qu’il a une visée difficile et ne permet de tirer qu’un seul coup.
Au final, les promesses des fabricants ne seront pas tenues. Et la diffusion de ces armes, ainsi que des contremesures, va créer une nouvelle forme de course à l’armement qui profitera surtout à l’industrie de la sécurité.
Qu’il s’agisse du flash-ball ou du Taser, n’assiste t-on pas à un retour à une répression de contact ?
Ces armes permettent une neutralisation ciblée d’une manière inédite, mais cela représente aussi une limite de leur action.
Je ne parlerais donc pas de « retour » à une répression de contact. Les armes de neutralisation permettent précisément de neutraliser sans contact physique direct entre les protagonistes. De ce point de vue, elles sont vendues comme des armes « propres ». Elles évitent de se salir les mains, mais elles sont aussi censées éviter les brutalités par manque de contrôle dans l’intervention. C’est une illusion qui repose sur l’idée que ces armes remplacent les armes à feu et/ou sur une euphémisation de leurs effets (par exemple de la chute dans le cas du Taser). Mais, c’est une illusion qui fonctionne et qui dit quelque chose de plus profond.
Le problème politique que pose les armes de neutralisation n’est pas leur brutalité physique, c’est au contraire cette nouvelle possibilité qu’elles indiquent, et qui va se réaliser bientôt, consistant à neutraliser totalement un individu ou une foule, mais temporairement et sans conséquences néfastes durables. Nous n’avons pas les mots ou les catégories pour penser ces nouvelles formes de violence politique basées sur la neutralisation ; la preuve, nous continuons à nous focaliser sur leur brutalité alors qu’elles sont d’abord menaçantes par leur finesse, leur « douceur ». Il a toujours été plus difficile de penser la capacité d’un pouvoir à empêcher qu’une action ait lieu, plutôt que sa capacité à réprimer après coup la commission de cette action. C’est pourtant, de loin, le problème le plus important dans les régimes biopolitiques avancés comme le nôtre.
A lire sur le même sujet, un entretien avec l’association RAIDH : « Une victoire de Taser aurait été une catastrophe. »
1 Le discours officiel, par exemple dans cet article du Figaro, mentionne deux tirs de Taser. Mais un témoin, interrogé par Le Parisien, en évoque trois : « Selon Abdelmalek, un voisin, après le deuxième tir, l’homme « donnait des coups de pied par terre et au troisième tir, alors qu’il était à terre, on n’entendait plus aucun bruit ». »
2 Le modèle X26, qui équipe les forces de police française, marie ainsi le jaune et le noir. Quant au C2, à destination des particuliers, il se décline même en rose, censément pour séduire les femmes :
Oui : on n’arrête pas le progrès...
3 En 2008, Antoine di Zazzo, PDG de SMP Technologies, distributeur du Taser, disait en interview parier sur un chiffre d’affaires de 450 millions d’euros d’ici cinq ans.
4 Oui : c’est dommage. Très.
5 Pour ceux qui l’auraient oublié, cette vidéo vaudra très efficace piqûre de rappel. Enregistrée dans un commissariat australien, elle montre l’acharnement de policiers locaux contre un homme n’ayant pour seul tort que d’être drogué ou bourré. La victime est morte, après avoir enduré treize décharges successives :
D’autres vidéos de la même eau (macabre) sont visibles sur le net - par exemple, ICI. Une semblable scène s’y répète, peu ou prou : un homme reçoit une ou plusieurs décharges, hurle de façon effroyable, puis meurt. C’est formidable, dit Christian Estrosi...
6 Par ailleurs auteur d’Une histoire politique du barbelé, d’abord parue à La Fabrique avant d’être très récemment republiée (en version enrichie) chez Flammarion, dans la collection « Champs Essais » :