samedi 6 août 2011
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posté à 16h32, par
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Il est des genres musicaux que l’on dédaigne trop vite, convaincus à tort de leur caractère « limité ». Le metal (et ses déclinaisons) en fait partie. Pour le profane, c’est une musique binaire. Pour l’initié, c’est un univers riche, inventif et politique, qui ne se conjugue pas qu’à l’occidental. La preuve avec cette plongée dans l’oriental metal, signée par l’ami Joe Rashkounine.
Jello Biafra, l’ancien chanteur du groupe punk Dead Kennedys, expliquait dans une interview parue dans le livre Incredibly strange music (volume II)1 que le thrash et le death metal (et tous leurs sous-genres : grind, doom, stoner, black metal, metal core, death core, etc.) avaient explosé très rapidement dans les pays qualifiés « d’exotiques », malgré le mépris affiché des rock critics occidentaux – qui avaient déjà du mal à accrocher au style –, un mépris dont fit par exemple les frais le groupe brésilien Sepultura à ses débuts.
Jello Biafra, qui reconnaît être un pur produit de la middle-class américaine plutôt conventionnelle, insistait dans cette interview sur le fait que pour beaucoup de gamins issus des quartiers pauvres ou des petites classes moyennes de ces pays non-occidentaux, le metal dit « extrême » représentait la musique la plus radicale – moins bourgeoise que la pop ou le rock commercial. Biafra rappelait aussi que bien avant l’explosion d’Internet dans les années 1990, il existait déjà dans le milieu des années 1980 un réseau informel du metal underground international. Principalement axé sur les fanzines – ces petits journaux indépendants faits par des fans –, il permettait à des gamins de nouer des contacts avec d’autres groupes, d’échanger par courrier postal des cassettes, des démos, des disques, des fanzines et des distributions indépendantes (appelées « distros »). Résultat : un jeune fan de metal qui montait son groupe de death ou de thrash dans les barrios mexicains, les favelas brésiliennes ou les slums d’Indonésie, mais aussi dans les banlieues HLM des pays encore « communistes » de l’Est, pouvait en permanence se tenir au courant de ce qui ce faisait, même si cela se passait à l’autre bout de la planète. Comme quoi, Internet n’a rien inventé... De fait, une vague metal a déferlé au milieu des années 1980 sur les quatre continents, y compris dans des lieux a priori inattendus : l’Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte) et le Proche et Moyen-Orient (péninsule arabique, émirats du Golfe, Israël, Palestine, Jordanie, Syrie, Liban, Iran, Irak, Turquie, Pakistan, Inde).
C’est suite à cette explosion qu’est né, entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000, un nouveau courant musical original et novateur que les fans ont rapidement baptisé « oriental metal ». Parmi les principaux groupes du genre, citons les « vétérans » d’Orphaned Land (fondé en 1992 en Israël) et de Litham (1994 - Algérie2), Melechesh (1993 - Israël), Salem (1994 - Israël), Distorted (1996 - Israël. Toujours en activité), Odious (1998 - Égypte), Kimaera (2000 - Liban), Arallu (2001 - Israël), Myrath (2001 - Tunisie), Nu-Clear-Dawn (2002 - Syrie), Amaseffer (2004 - Israël). Sans oublier les fabuleux « petits nouveaux » d’Arkan, un groupe algéro-français fondé en 2005.
En raison des régimes autoritaires ou dictatoriaux locaux et des pressions morales et religieuses, la répression contre ce genre musical a souvent été féroce, avec parfois des peines de prison à la clef. Au Maroc, les musiciens de Reborn, l’un des premiers groupes de metal local et l’un des plus populaires de l’époque, ont ainsi été arrêtés, encourant des peines de prison pour « satanisme »3. De même en Égypte, où des groupes populaires chez les jeunes avant la révolution comme Bliss, Wyvern, Hate Suffocation, Scarab, Brutus ou Massive Scar Era, ont été l’objet de pressions et de menaces constantes de la part des Moukhabarat, la police secrète de Moubarak. Au Liban, des musiciens de metal ou de punk ont été emprisonnés à plusieurs reprises, notamment en 2003 avec l’arrestation d’un groupe de fans de metal pour leur prétendue appartenance à un « culte sataniste » et pour « relations sexuelles avec un cadavre ». En Iran, également, les persécutions par des milices Bassidj’is et par la Vevak (police politique) contre des musiciens de la scène metal, punk, rock ou rap perdurent. En 2010, une dizaine de jeunes rappeurs ont ainsi été arrêtés pour avoir tenté de monter un label et un studio d’enregistrement indépendants4. Idem en Syrie où les groupes organisent des « concerts privés » pour échapper a la censure et aux arrestations de la police politique. Enfin, au Pakistan, les groupes metal se voient souvent interdire de concert, malgré une scène hyperactive et enviée par les fans de l’Inde voisine pour sa diversité musicale.
Tout ces groupes voient régulièrement leurs concerts interdits et traversent d’épiques galères pour trouver du matériel, des amplis, des batteries ou des instruments qui valent souvent plusieurs mois de salaire dans les pays arabes. Logiquement, c’est souvent les règles de la démerde et du « système D » qui prévalent. Les groupes d’arabian ou d’oriental metal répètent comme ils peuvent et donnent des concerts plus ou moins clandestinement – parfois dans des conditions cocasses5 que peu de musiciens occidentaux accepteraient.
Certains arrivent tant bien que mal à organiser des festivals, notamment grâce à la détermination d’associations de fans, comme au Maroc avec le « Festival Boulevard » de Casablanca ; en Algérie, avec la série des festivals « Maghreb Metal Festival » ainsi que les « Lelahel Festival » lancés par des membres et des amis de Litham ; ou encore à Dubaï avec le « Desert Rock Festival ». Dans les mêmes conditions précaires, certains créent leurs propres labels et sortent des disques localement, avec les moyens du bord : ce sont généralement des CDs et des CD-Rs pressés et distribués en tirages limités, sous le manteau, pas seulement à cause de la censure mais aussi en raison de la nullité des disquaires. Ces derniers ne vendent généralement que de la musique appréciée ou agréée par les régimes en place et leur flicaille, soit de la pop commerciale, considérée comme « musique officielle » de ces régimes6. Tirant leur épingle du jeu, certains groupes parviennent tout de même à nouer des contacts, signer des contrats et sortir des disques sur des labels occidentaux pointus, comme Tien An Men 89 ou Darbouka Records en France. Dans le monde entier, il existe ainsi une multitude de petits labels indépendants de metal qui continuent a perpétuer la grande époque des mid-80’s et de l’avant-Internet.
D’autant que l’oriental metal est l’un des styles les plus inventifs de tous les courants qui agitent le metal « extrême », ces groupes ayant très vite dépassé le cadre strict des riffs thrash, death ou doom, pour y adapter des mélodies orientales traditionnelles. Une démarche adoptée dès la naissance de cette scène par les Israéliens d’Orphaned Land ou les Algériens de Litham. Certains esprits chagrins souligneront que ces groupes ne font que reprendre, avec ce mélange de rock et de sons orientalisants issus d’instruments traditionnels arabes ou nord-africains, une vieille recette éprouvée par de grand artistes rock proche-orientaux des sixties, comme Erkin Koray, Mogollar et Baris Manco en Turquie ; comme Kourosh Yaghmae – l’un des principaux pionniers du rock en Iran – ; ou encore comme le légendaire compositeur et guitariste égyptien Omar Korshid. À cette remarque justifiée, on peut rétorquer que les groupes de la scène oriental metal apportent avec ce mélange extrême un son aussi moderne et novateur que celui de leurs illustres prédécesseurs des années 1960 et 1970.
Se situant pleinement dans cette tradition de métissage, Orphaned Land a aussi été l’un des premiers groupes d’oriental metal à briser les barrières culturelles et religieuses, en jouant avec des musiciens traditionnels arabes, yéménites et palestiniens, ceci dès leur deuxième Album, El Norra Alila, dans lequel ils véhiculaient ouvertement un message de paix entre Juifs et Musulmans. L’album a eu un fort retentissement auprès des jeunes fans de metal d’autres pays arabes. C’est sans doute pour cette raison que les Algériens de Litham, qui les citaient toujours comme une de leurs principales influences musicales, sont depuis devenus officiellement leurs meilleurs amis.
Il ne semble pas exagéré d’affirmer que des groupes comme Litham et Orphaned Land, au-delà du message de paix dont ils sont porteurs, ont aidé, à leur mesure, à éclairer d’un jour nouveau le conflit israëlo-palestinien. Le fait que des jeunes musiciens juifs et musulmans puissent jouer et organiser des tournées ensemble de manière fraternelle7 prouve que la musique peut parfois faire plus pour le rapprochement entres les peuples que la plupart des « politiques » qui débattent de ce sujet dans les salons.
Un message de paix également véhiculé par un autre jeune groupe d’oriental metal composé de musiciens algériens et français : Arkan. Eux ont intitulé leur second Album Salam – c’est a dire « paix » – et ont invité Khebi Farhi, le chanteur d’Orphaned Land, à chanter dessus. Les deux groupes ont également partagé une tournée européenne commune. À ce propos, Foued Moudki, le batteur d’Arkan, expliquait qu’ils ne craignaient pas de passer pour des pacifistes béats en titrant ainsi leur deuxième disque : « On a vraiment besoin de communiquer un message de tolérance, un message moins belliqueux que ceux habituellement véhiculés par les groupes de ce style. C’est quelque chose qui est né de notre tournée européenne de l’année dernière avec Orphaned Land. On a alors vécu une aventure humaine extraordinaire, avec des gens dont les origines géographique et spirituelles – ils sont Israéliens et de confession juive – sont a priori complètement opposées au nôtres. C’est l’un des groupes qui m’a donné envie de faire de la musique. [...] Et lorsque j’ai découvert qu’ils souhaitaient collaborer avec nous, cela a été le coup de grâce. On s’est dit que notre prochain album ne pouvait pas s’appeler autrement. »8
N’en déplaise aux bellicistes aigris, les musique, messages et chansons de groupes comme Arkan et Orphaned Land font beaucoup pour faire évoluer les mentalités et repousser les interdits. Voilà pourquoi les régimes en place dans ces pays n’ont jamais aimé ces jeunes incontrôlables qui leur donnent de l’urticaire à coups de guitares et de décibels. Les soulèvements populaires et les révolutions qui ont agité le monde arabe depuis le début de l’année s’inscrivent au final dans le même refus de sociétés mortifères9. Ce que disait Foued Moudkin, dans la conclusion de son interview pour Hard Rock Magasine. À la question de savoir ce qu’il pensait des événements récents du Printemps arabe, il répondait : « On voit qu’un peuple aussi opprimé que le peuple Arabe [...] est capable d’aller chercher là ou il le faut sa liberté. J’espère juste que cela donnera des idées a d’autres et que l’on ne volera pas cette liberté si chèrement payée sous couvert de fausses promesses, comme on a pu le voir en Iran, par exemple10. »
Pistes
Les premiers musiciens de rock proche-orientaux des années 60’s et 70’s :
Erkin Koray, le guitariste légendaire du rock urc.
Mogollar, le premier groupe de rock turc à avoir mélangé guitares électriques modernes et instruments traditionnels turcs comme le Saz, sorte de Luth à cordes métalliques.
Omar Korshid, légendaire guitariste de rock égyptien.
Sites de référence sur l’arabian et l’oriental metal :
Lelahel (fait par des membres du groupe algérien Litham)
Pour les fans de punk rock et de metal international les labels et distributions indépendantes de Luk Haas et Fred Rahim :
principaux groupe d’oriental metal :
Un forum algérien consacré, entre autres, à l’oriental metal :
Quelques films sur le metal et le rock dans le monde Arabe et Proche Oriental. Filmographie sélective :
Global metal : film documentaires sur le métal, aux quatre coins du globe comme son nom l’indique. Par Scot McFadyen et l’anthropologue Sam Dunn.
Heavy metal Islam : film documentaire de Mark Le Vine.
Les Chats persans : film de Bhaman Ghobadi. Après un séjour en prison, deux jeunes musiciens iraniens, se demandent s’il faut quitter le pays pour avoir le droit de jouer librement leur musique.
Heavy metal in Baghdad : film documentaire d’Eddy Moretti et Suroosh Alvi. Les aventures et mésaventures d’Acrassicauda (le scorpion noir en français) le premier groupe de Métal Irakien, fondé a l’époque ou Saddam Hussein était encore au pouvoir.
Crossing The Bridge, The sound of Istambul : film documentaire de Fatih Akın. Musiciens traditionnels, rockers turcs légendaires des sixties et contemporains, nous racontent leur vision, de la musique et du rock turc.
1 Ce livre, qui traite des disques les plus étranges jamais sortis, est paru aux éditions Re/search en 1994, une très bonne maison d’édition américaine consacrée aux cultures Underground.
2 C’est un des premiers groupes de métal d’Afrique du Nord à avoir sorti en autoproduction son premier album.
3 Le 16 février 2003, quatorze jeunes musiciens (entre 16 et 30 ans), amateurs de hard rock et de métal et appartenant aux groupes de death metal marocain Nekros , Reborn et Killer Zone , furent, suite à une plainte d’un parti islamiste local, interpellés et embarqués par la police marocaine, puis déférés devant le Parquet de Rabat pour « satanisme » et « tentatives d’ébranlement de la foi des Musulmans » ainsi que « détention d’objets contraires aux bonnes mœurs ». La police avait perquisitionné dans les piaules des accusés, saisi des instruments de musique, des CDs et des posters Hard Rock qui allaient servir de « pièces à conviction » (avec – Oh scandale ! – des t-shirts ornés de têtes de morts) dans un procès aussi bidon et grotesque que ridicule. Le verdict n’en a pas moins été sévère, puisque les peines d’emprisonnement atteignirent entre un mois et un an, avec des amendes de 500 à 3000 DH. Heureusement, nombre d’intellectuels et de membres d’organisations de défense des Droits de l’Homme tant marocaines qu’internationales mobilisèrent l’attention des médias internationaux sur l’affaire. Au final, ces jeunes musiciens ne finirent pas en tôle.
4 Un très bon site free muse répertorie toutes les pressions que subissent, les jeunes musiciens, dans les pays du Maghreb et du Proche Orient.
Concernant la répression que subissent les musiciens en Iran, on consultera cette page.
5 Cf. cette scène dans le film Les Chats persans de Bhaman Ghobadi, où un jeune groupe de metal iranien répète au milieu du bétail dans une grange, tandis que l’agriculteur qui la leur prête se plaint que les décibels fassent tourner le lait de ses vaches.
6 Un peu dans le genre du « turbo folk » de la Yougoslavie de l’époque Milosevic, qui mêlait des mélodies balkaniques à un background sonore « dance music » totalement insipide sur fond de paroles ultra-nationalistes. En Iran, c’est par exemple Arian qui est l’un des groupes « pop officiel » du régime et chante à la gloire de celui-ci, sur fond de « dance music » commerciale.
7 Il faudrait consacrer un autre article entier à la scène rock, rap et alternative palestinienne, qui partage elle-aussi depuis des années des scènes et des concert avec des musiciens israéliens. Citons parmi ces artistes Khalas ; Lenzez, le guitariste Fantash ; Dam ; CultureShoc. Deux liens, ici et ici.
8 Interview d’Arkan dans le journal Hard Rock Magazine de mai-juin 2011.
10 Interview d’Arkan, Op. cit.