ARTICLE11
 
 

samedi 6 septembre 2008

Entretiens

posté à 12h20, par JBB
6 commentaires

P. Delouvin, d’Amnesty International : « Les pays européens fuient leurs responsabilités. »
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Avec le rapport « La Loi des Jungles », la Coordination française pour le droit d’asile jette un pavé dans la mare de l’après-Sangatte. En dressant le sombre tableau de « la situation des exilés sur le littoral de la Manche », elle dénonce l’attitude des pays européens, qui se refusent à prendre leurs responsabilités en matière d’asile. Le point avec Patrick Delouvin, l’un des rédacteurs du rapport.

C’est un brûlot méthodique. Clinique et non partisan. Descriptif et scientifique. De quoi faire de « La Loi des Jungles », 186 pages en forme de constat implacable dressé par une vingtaine d’associations réunies au sein de la Coordination française pour le droit d’asile, le plus cinglant des camouflets envers la politique du gouvernement en matière d’accueil et d’asile des migrants. Et envers celui qui, alors ministre de l’Intérieur, a fait fermer à grand renfort de publicité le camp de Sangatte en décembre 2002.

« La question des exilés est un point très sensible, avance le rapport. Reconnaître un problème, c’est reconnaître l’échec de la fermeture du camp de Sangatte par M. Sarkozy. »

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Basé sur de nombreux témoignages et rencontres avec les acteurs de terrain, qu’ils soient associatifs ou institutionnels, « La Loi des Jungles » fait presque songer à une démonstration mathématique. Elle s’appuie sur un postulat de départ : envers et contre toutes les politiques menées, la région de Calais reste un point de passage privilégié pour les migrants, l’endroit d’où ils attendent patiemment de saisir l’occasion de traverser la Manche. La fermeture de Sangatte n’y a rien changé, sauf à rendre leur présence moins visible, leur survie plus difficile.

Qu’ils viennent d’Irak, de Somalie, du Soudan ou d’Afghanistan, tous ont en ligne de mire l’Angleterre, ultime but d’un voyage dont la France est la dernière étape. Bien peu se risquent à demander l’asile sur le sol français. Face à la pression policière, aux exactions des forces de l’ordre, aux brimades, sanctions pénales et mesures d’éloignement, au refus d’accueil des structures d’hébergement d’urgence et surtout au manque d’information sur les conditions d’obtention de l’asile, la plupart n’envisagent pas de demeurer dans le pays qui se prétend celui des droits de l’homme.

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Dans cette longue marche vers l’Angleterre, rien ne semble pouvoir les arrêter. Ni les années d’errance (jusqu’à dix pour les moins chanceux). Ni les conditions de vie effroyables, dans les rues des villes, dans les squatts insalubres ou dans ces logements de bric et de broc - les jungles - que les forces de l’ordre détruisent quand l’envie leur en prend. Ni les violences policières. Pas même la réglementation européenne en matière de droit d’asile, conçue pour briser les plus opiniâtre.

Cette dernière s’appuie sur le réglement dit de Dublin, dont le « principe est de lier (…) la responsabilité de l’examen d’une demande d’asile au premier pays qui a permis ou signalé sa présence sur son territoire ». En d’autres termes : l’exilé doit demander l’asile dans le premier pays européen où il a été arrêté et où ses empreintes ont été enregistrées. Généralement en Slovénie, à Chypre, en Grèce, en Italie, en Hongrie, en Pologne, en République Tchèque ou en Slovaquie. Des pays où l’intégration est malaisée, pour des raisons sociologiques ou politiques : en Grèce, le taux d’accord au statut de réfugié était ainsi de 0,04 % en 2007.

"L’efficacité de Schengen et Dublin a été considérablement renforcée par la mise en place du fichier Eurodac, permettant d’enregistrer les empreintes digitales et de « repérer » les passages ou les demandes d’asile déjà introduites dans un autre Etat, constate le rapport. Il a permis la multiplication des renvois vers ces pays où, pour toutes sortes de raisons (xénophobie, accès aléatoire à l’asile, difficultés d’insertion), la plupart des exilés ne veulent pas demeurer. C’est ainsi que l’élargissement de l’Europe multiplie le nombre d’exilés et de réfugiés errants, dont une large proportion atteint le littoral nord-ouest de la France où ils n’ont le droit de solliciter ni autorisation de séjour, ni quelque titre que ce soit sans risquer un renvoi à la case départ."

Du Kafka dans le texte…

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Directeur du pôle action pour la France d’Amnesty International, représentant de cette ONG à la Coordination française pour le droit d’asile, Patrick Delouvin est l’un des rédacteurs de « La Loi des Jungles ». Il a gentiment accepté de répondre à quelques questions pour Article11 :

La date de la sortie de ce rapport n’est pas anodine ?

Non. D’abord parce qu’il y a une vraie nécessité de porter ce dossier au niveau européen : la réglementation européenne en matière d’asile, avec Dublin et Eurodac, joue un rôle primordial. L’idée était donc de profiter de la présidence française pour se faire entendre. Il s’agit aussi, quelques jours avant l’ouverture de la Conférence ministérielle sur le droit d’asile, d’attirer l’attention. En espérant que des choses changent.

Cela semble difficile d’imaginer que Nicolas Sarkozy, qui a fait fermer le camp de Sangatte en décembre 2002, puisse reconnaître son erreur.

Notre propos n’est pas de revenir en arrière et de réouvrir un grand Sangatte. Avec ce rapport un peu désespéré, on souhaite tirer la sonnette d’alarme. Et puisque l’Etat n’a pas effectué ce travail d’analyse, on le fait à sa place, de la même façon que les associations sur le terrain pallient son manque d’intervention.

Vous pensez que cela peut avoir une réelle influence ?

C’est toujours utile de montrer l’étendue des dégâts. Et il s’agit aussi de soutenir les militants qui ne cessent de crier au loup, de leur montrer qu’ils ne sont pas abandonnés.
Dans tous les cas, le bruit médiatique fait autour de ce rapport sert nos arguments. D’ailleurs… on l’avait envoyé il y a quelques jours au ministre de l’Immigration, sans obtenir encore de réponse. Finalement, devant les nombreuses reprises par les médias, le ministère a rappelé il y a quelques heures, pour demander de lui envoyer la version électronique.

Dans « Les Lois des Jungles », il est notamment fait mention du cas d’Assad, sur la route depuis 1997 sans avoir été accepté nul part. On se demande comment il peut encore avoir la force de continuer…

Beaucoup sont comme lui, des gens courageux qui ne veulent pas se laisser aller au désespoir et cesser d’y croire. Souvent, ils ne peuvent se permettre d’abandonner : ils fuient des pays où se produisent des exactions massives aux droits de l’homme, en Somalie, en Afghanistan, en Irak, en Erythrée, au Soudan, etc… Et puis, leurs familles les ont souvent aidé à financer leur voyage et comptent sur eux. Ils n’ont pas vraiment le choix.
Face à cela, les états européens se refusent à prendre leurs responsabilités et à respecter la convention de Genève, qui pose le principe de non-refoulement. Au contraire, en s’appuyant sur le règlement de Dublin, ils se « refilent la patate chaude » et contraignent les exilés à une errance presque perpétuelle.

Ce qui est aussi mis en exergue, c’est que quelques soient les moyens déployés pour les arrêter, les exilés continueront leur route et tenteront de passer en Angleterre.

Tant que des exactions massives des droits de l’homme se poursuivront dans leur pays d’origine, ils continueront à tenter leur chance. C’est évident. Comme c’est évident que la Grande Bretagne n’arrivera jamais à endiguer totalement leur passage par camion, parce que cela demanderait trop de temps de fouiller tous les véhicules.

Et en France ?

Le nombre de demandeurs d’asile a chuté, divisé par deux en quatre ans. Un constat qui devrait faire taire tous ceux qui prétendre qu’on est envahi. On est très loin d’accueillir toute la misère du monde… Et on pourrait se permettre d’en accueillir beaucoup plus.

Sauf qu’on vit dans une société de plus en plus égoïste, de moins en moins solidaire…

Est-ce l’égoïsme qui se développe ? Ou est-ce qu’on l’encourage à se développer ? C’est difficile à dire… Je suis convaincu que bien informée, une opinion publique réagit différemment : quand on lui parle d’un voisin, quand on lui montre les visages de la détresse, elle est plus encline à aider que quand on lui susurre qu’ils sont 1 000, qu’ils sont 5 000, qu’ils sont 10 000 à attendre à nos frontières… L’opinion réagit quand on lui affirme que la France est envahie. Mais elle le ferait aussi, et positivement, si on lui démontrait que ce n’est pas le cas.

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Pour télécharger ce rapport, cliquez sur le PDF ci-dessous :

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PS : merci à dan qui, en commentaires, a signalé l’existence de ce rapport.


COMMENTAIRES

 


  • Justement, j’y suis à Calais. La mairie, quand elle était encore tenue par les communistes, avait essayé d’ouvrir une sorte de centre d’accueil quelque part, mais les habitants s’y sont fermement opposés. Ils sont tous simplement trop racistes pour accepter que des personnes de couleur puissent se retrouver près de chez eux. « Nos enfants ont peur » ont-ils dit. Kah, foutaises on sait qui a réellement peur.

    En fait j’ai déjà eu à donner des coups de main pour des entretiens à l’ANPE et en repartant le réfugié en question m’a proposé d’entrer dans un bar-restaurant, au hasard, pour boire un coup. Direct, le proprio m’a fait « Ah nan, on fait pas bar ici, c’est resto uniquement. » Et ce, malgré le comptoir et les tabourets bien visibles. Choses que j’ai pointé du doigt en demandant « Et ça c’est quoi ? » « C’est rien ! on est pas un resto ! » Errr.

    Ce qui est terrible avec le racisme c’est qu’après ça bousille l’atmosphère, et les gens ont peur de se bouger, peur de ce que les autres diront, de comment ils vont réagir.

    Il y a un peu plus d’une semaine, une jeune étudiante canadienne a voulu faire une interview et s’est apparemment fait violée par un migrant (les flics pensent que c’est un passeur). La nouvelle maire de droite en a vite profité pour mettre en garde les associations et les migrants qu’aucun viol « ne sera toléré. » Et les associations n’ont pas réagi et l’opposition communiste n’a rien fait non plus (à ma connaissance). Tout ça, de peur de se mettre la population à dos.

    • A Calais et ailleurs c’est au mieux l’indifférence ,au pire le mépris ,la xénophobie ,le racisme,j’en passe et des « meilleurs » ... Voilà le résultat de la lepénisation des esprits commencée dans les années 80. La politique de peur ,de terreur et de haine est menée tambours battants dans une quasi indifférence . Ce n’est pas par hasard si Liberté ,Égalité ,Fraternité n’apparaisse plus nulle part même si ce n’étaient que des mots . En France la police arréte des enfants de 4 ans à l’école maternelle ! En France l’état emprisonne des bébés !
      Le réfugié ,le pauvre en résumé le faible n’ont pas leur place dans cette jungle !
      Le fascisme à l’européenne est en place sous une nouvelle forme

      • dimanche 7 septembre 2008 à 14h25, par JBB

        @ Littlehorn : merci pour le témoignage, j’imagine que nul n’est mieux placé que vous, habitant de Calais, pour en parler.

        « La nouvelle maire de droite en a vite profité pour mettre en garde les associations et les migrants qu’aucun viol « ne sera toléré. » »
        Incroyable, il fallait oser. Ils n’ont pas précisé non plus que le meurtre était à proscrire et l’enlèvement d’enfant fortement déconseillé ?

        @ Antifa : pas mieux.

         :-)



  • dimanche 7 septembre 2008 à 17h43, par Zgur

    Ce que j’aimerais bien savoir, au delà des raisons qui les poussent à fuir leur pays, c’est aussi pourquoi la Grande Bretagne est leur but à tous ?

    C’est une question qui me semble primordiale pour comprendre l’afflux vers Calais. S’il n’y avait pas un intérêt que je qualifierais de « comparatif » (tout en cagant bien droit dans l’escarcelle de Ricardo), les migrants ne se retrouveraient pas si nombreux près de l’entonnoir du tunnel sous la Manche.

    Alors quoi ?
    Les grand britons seraient plus accueillants que les continentaux ?
    Mwarf ! Cherchons ailleurs !

    J’ai bien quelques idées sur les raisons (genre droit du travail), mais je souhaiterais que quelqu’un de plus compétent que moi et dont les connaissances sont indiscutables nous l’explique un jour.

    Zgur

    Voir en ligne : http://zgur.20minutes-blogs.fr

    • dimanche 7 septembre 2008 à 18h11, par JBB

      c’est une bonne question. :-)

      A laquelle le rapport répond en partie. Je t’en livre de larges extraits (page 30) :

      « Une grande partie des exilés veulent rejoindre l’Angleterre parce qu’ils maîtrisent l’anglais ou en possèdent quelques notions. Ces motivations sont encore plus fortes lorsqu’ils veulent poursuivre leurs études. Plus globalement, la connaissance de la langue permet de réduire un tant soit peu l’incertitude engendrée par l’idée de l’installation dans un lieu inconnu. »

      « Lorsque les exilés ont de la famille en Angleterre, à plus forte raison des parents, des enfants, ou des frères et soeurs, les motivations sont particulièrement fortes (…). Les exilés ont peu de chance de pouvoir bénéficier d’une procédure de rapprochement familial. Lorsque celle-ci est possible (en général entre des parents et leurs enfants mineurs), elle est généralement très longue. Leur seul recours est donc de franchir clandestinement la Manche. »

      « Le choix de l’Angleterre peut être également lié à la présence de la communauté nationale. C’est particulièrement le cas pour les Indiens, les Pakistanais et les Soudanais, plus nombreux en Grande-Bretagne qu’en France. »

      « Les exilés résignés à vivre sans documents d’identité ou de séjour (comme les déboutés du droit d’asile par exemple) évoquent souvent l’alternative de l’Angleterre, réputée plus favorable au travail illégal. La réputation de l’Angleterre comme pays où il n’est pas obligatoire d’avoir des documents d’identité lors de ses déplacements constitue un facteur supplémentaire. »

      « Les conditions d’accueil aux demandeurs d’asile réputées plus favorables en Angleterre jusqu’en 2002 (droit de travail, accompagnement immédiat des requérants dès leur arrivée via Migrant Helpline, allocation hebdomadaire, aide pour le logement, attribution de bons alimentaires et vestimentaires, suivi de cours d’anglais) expliquent, elles aussi, son attraction actuelle, malgré les différentes réformes opérées depuis lors. »

      « Face aux mauvaises conditions d’accueil rencontrées dans les différents pays européens traversés, les exilés tendent à chercher toujours un peu plus loin, un endroit qui leur soit favorable. En 2002, Smaïn Laacher souligne à ce propos : « Il y a une expression qui très souvent revient dans la bouche de quasiment toutes les personnes que nous avons rencontrées : aller jusqu’au bout. (…) Le chemin généralement parcouru est le suivant : Afghanistan - Irak (pour les nationalités les plus importantes), Turquie, Grèce, Italie, France, Angleterre. Au-dessus de la Turquie, il y a la Grèce, au-dessus de la Grèce il y a l’Italie, au-dessus de l’Italie, il y a la France, au-dessus de la France, il y a l’Angleterre, et au-dessus de l’Angleterre, il n’y a rien. Plus exactement, il n’y a plus rien. Comme par hasard, dans chaque pays traversé et jusqu’à la France, terre de transit, l’accueil est à peu près le même : le refus violent ou »poli« de leur présence. (…) Aller jusqu’au bout, c’est tout simplement ne pas rester au bord (du chemin, de la route, de la société qui nous soupçonne de mauvaises intentions, de l’Etat qui refuse sa reconnaissance…). » »

      • dimanche 7 septembre 2008 à 18h17, par Zgur

        Merci.
        Je me disais bien que l’ouverture tardive des magasins dans le centre de Londres devait avoir à faire avec ça, l’accent des vendeuses et vendeurs n’y étant pas spécialement de Soho (encore moins d’Oxford), pas plus sans doute que le contrat de travail (quel contrat ?) avec le droit du même travail.

        Arf !

        Zgur

        Voir en ligne : http://zgur.20minutes-blogs.fr

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