mercredi 21 octobre 2009
Inactualités
posté à 12h30, par
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En un bouquin tout juste publié, La Colère des tendres, Jean-Pierre Bastid revient, de façon à peine déguisée, sur le très minoritaire phénomène que fut la lutte armée à la française, sauce Action directe. L’auteur a beau être un ami, je ne partage guère sa vision des choses. A glorifier les méthodes d’AD en renvoyant ses critiques à une démission frileuse, on passe à côté d’une critique de la Terreur, qui est toujours l’arme de nos ennemis.
Jean-Pierre Bastid est un ami à moi, comme l’a été Jean-Patrick Manchette jusqu’à sa mort. Jean-Pierre Bastid a été un ami de Jean-Patrick Manchette, puis il ne l’a plus été. Ces détails ne sont pas sans importance pour situer le prodigieux effort d’objectivité que représente la présente chronique (laquelle, pour le style, a décidé de jouer sur la répétitivité - du moins présentement pour le présent paragraphe).
Dans son dernier bouquin, La Colère des tendres, aux éditions Le Temps des Cerises, Bastid raconte la permission de sortie d’une femme qui fut membre d’un groupe qui avait choisi la lutte armée en France, qui était très minoritaire et bref qui ressemble passablement à Action Directe. Elle va retrouver au fin fond d’une campagne une sœur qui s’empoisonne les poumons dans une usine de bondieuseries. Dans un « Après-lire » Bastid règle quelques comptes avec Manchette (lequel parlait mal de lui dans son journal intime récemment édité) en le plaçant méchamment sur le même plan que Didier Daeninckx, ce qui est vraiment rabaisser Manchette de manière extravagante. Daeninckx, remarquable aussi bien pour la pauvreté de son style que pour son goût des grotesques procès staliniens, ne mérite, de la part de l’amateur de polar (bon, je sais Meurtre pour mémoire… mais cette génuflexion faite, je vous en prie : les bons sentiments antifascistes n’ont jamais garanti la bonne prose), de la part, donc de l’amateur de polar, qu’un bâillement, et de celle des amants de la liberté, un crachat. Inspirée par sa connaissance des meilleurs courants de la critique radicale (marxistes antiléninistes, libertaires, situationnistes…), du hard-boiled et du cinéma, l’œuvre que Jean-Patrick Manchette a construit est d’une cohérence et d’une force restée jusqu’à nos jours sans égale dans le roman noir français (Voir ce billet).
Passons sur le roman de Bastid : entre grotesques scènes paysannes, séances de sororité entre la « terroriste » et la « prolote » et tirades anticapitalistes, c’est beaucoup mieux que du Daeninckx, moins bien que du Manchette. La fourchette est large, à vous de vous y placer (je sais, c’est épineux). Ce qui nous importe davantage, ici, c’est le fond de la querelle que J.P.B. cherche à Manchette par-delà la tombe. Le reproche d’utiliser un flic comme personnage principal est d’assez mauvaise foi. Le Cadin de Daeninckx est en effet le prototype du flic à mauvaise conscience, qu’on retrouverait sûrement de nos jours à Sud Intérieur. Ces mecs-là, qui nous assomment de leurs scrupules avant de nous passer les bracelets, on s’en passe autant que des bœufs qui cognent sans broncher. Mais le Tarpon de Manchette est dans une telle déliquescence, (comme l’est aussi, s’il n’est pas trop immodeste de relever une ressemblance superficielle, mon Emile K. de la trilogie noire) qu’on peut difficilement, voir en lui autre chose que le détournement d’un stéréoptype polareux, qui sert de prétexte pour s’en prendre à l’ordre et à ses gardiens.
Le plus sérieux du reproche de JPB porte sur ce qu’il appelle le « pessimisme réactionnaire » de Nada. Face aux actions de lutte armée menées par des groupes minoritaires en Occident, la position de Manchette est résumée par la fameuse formule, tirée du testament politique du dernier combattant de la bande de Nada décimée par la police : « Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à cons. » En dépit de la notation sur le caractère incomparable des mobiles, la métaphore pêche par l’insistance sur la ressemblance des deux forces. On ne peut pas mettre sur le même plan des révoltés, quelle que soit la forme discutable que prend leur révolte, et l’État qui, non seulement réprime, mais aussi – et surtout – manipule soit directement soit médiatiquement la révolte.
Mais la position de Jean-Pierre Bastid, est encore plus discutable : « Certes, les révoltés des années de plomb ont déclenché des guerres privées qui, mal comprises, n’ont pas été suivies. Était-ce une raison pour ne point les mener ? Ces luttes contre l’impérialisme étaient légitimes, leurs objectifs clairement définis, leurs cibles appropriées ; seul l’échec (imputable, en partie, à une stratégie et à des manœuvres trop malignes) les a rendues illégitimes. » Les « guerres privées » qui n’auraient pas été « suivies » parce que « mal comprises » : voilà une bien étrange formulation, qui trahit sans le vouloir toute la faiblesse des pratiques de ces groupes des années 70-80 qui, quelles que soient leurs origines (libertaires, autonomes, ou staliniennes) pratiquaient tous une forme de léninisme armé. En considérant que, livrée à ses propres forces, la classe ouvrière ne saurait s’élever au dessus d’une conscience purement syndicaliste, et qu’il revenait donc au Parti d’introduire, bon gré mal gré, la conscience dans le prolétariat, Lénine plaçait définitivement son organisation au-dessus de la classe, posant les prémisses d’une dictature sur le prolétariat déguisée en dictature du prolétariat. De même, s’il s’agit d’obtenir d’être « suivi », le groupe se pose dès le départ dans une position d’avant-garde autoproclamée qui, en cas de succès, le mettrait rapidement en contradiction avec ses objectifs émancipateurs affichés. Et puis, pourquoi donc le public (le peuple, le prolétariat) devrait-il suivre une guerre « privée » ?
Quant à la deuxième phrase, dans laquelle j’avoue ne pas avoir compris la précision entre parenthèses, elle est largement aussi discutable : ces luttes, nous dit JPB, étaient légitimes, elles ne sont devenues illégitimes que parce qu’elles ont échoué. Bah non, les soulèvements de la Commune de Paris ou des Indiens du Chiapas, la guérilla de Makhno, les communes d’Aragon, les luttes ouvrières autonomes italiennes : malgré la défaite, la légitimité de ce qui s’est fait et fut vécu dans ces moments-là se vérifie chaque fois qu’il arrive aux hommes de se révolter. En revanche, la marche sur Rome ou les exactions des SA, deux mouvements incontestablement populaires et nullement groupusculaires, ont largement réussi (du moins dans un premier temps) et n’en sont pas devenues légitimes pour autant. Les gens de l’Affiche rouge sont tous morts entre les mains ennemies, la légitimité de leur lutte reste dans nos cœurs. Si la légitimité des actions d’AD paraît discutable, ce n’est pas parce qu’AD a échoué à être suivie mais bien parce que tuer un marchand d’arme et un patron ne sert qu’à accélérer brièvement la rotation du personnel de direction capitaliste. Les clones qui nous gouvernent n’ont guère d’importance, c’est ce qui leur donne du pouvoir qu’il convient de détruire.
Attaquer la « terrorisation démocratique », pour reprendre la formule de Claude Guillon (voir son bouquin aux édition Libertalia – critique de ce livre dans ma prochaine chronique), c’est d’abord attaquer l’usage terrorisant du mot « terrorisme ». Comme le rappelait Julien Coupat dans une interview fameuse, bien des chefs d’État respectables ont commencé leur carrière comme terroristes. « Est souverain, en ce monde, qui désigne le terroriste », conclut-il à raison. Alors demeure la question : comment s’attaquer au souverain ? Le fait de ne pas avoir de réponse toute prête à cette question n’interdit pas de critiquer ceux qui y ont répondu de manière erronée.
Le courage dans l’action et dans la durée, la sincérité et le refus des concessions, l’envie d’en découdre avec le Vieux Monde, de telles qualités rendent éminemment sympathiques les gens d’Action directe et invalident les métaphores qui semblent les mettre sur le même plan que leurs cibles. Mais ces qualités humaines ne rendent pas leur pratique plus acceptable, ni leur prose plus digeste. Surtout dans la dernière période, où celle-ci reprenait l’argumentaire en béton armé des staliniens de la RAF avec qui ils avaient annoncé leur fusion. Dénoncer la vengeance d’État qui les poursuit encore aujourd’hui (libérez Rouillan et Cipriani !) ne saurait rendre indulgent vis à vis de leur projet politique passé. Si l’on suit les soutiens comme JPB ou comme Pierre Carles (voir son film Ni vieux ni maîtres), au fond, si « on » (les militants ? le peuple ?) n’a pas suivi les héros d’AD, c’est parce qu’ « on » n’avait pas leur courage. Bah non, les gars, c’est parce que leur « guerre privée » était délirante, c’est tout.
AD et les autres ont confondu la subversion et la guerre. Les États seront toujours mieux armés que nous pour faire la guerre, qui est leur principale fonction. La Terreur sera toujours l’arme de nos ennemis. La nôtre, c’est la transformation sociale. A nous de donner du contenu à ces mots.