ARTICLE11
 
 

vendredi 19 septembre 2008

Entretiens

posté à 00h13, par PT
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Philippe Jaenada : « Je vis avec dans la tête le livre que je suis en train d’écrire »
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Tu ne connais pas « Le Chameau sauvage » ? Tu n’as pas lu « Le Cosmonaute » ? Un conseil, l’ami(e) : procure-toi au plus vite ces textes qui te réchaufferont l’automne. Et reviens dès après déguster cette interview du réjouissant Philippe Jaenada. Où il est question d’écriture, de discipline nocturne, de parenthèses galopantes, d’œil crevé et de demi pression…

On a vainement tenté en quelques lignes introductives de croquer un portrait pertinent de Philippe Jaenada. Le renoncement s’est imposé tandis que l’on réfléchissait à ce que son œuvre décrivait de lui. Résultat des courses : tout et son inverse.

On invitera par conséquent le lecteur étranger à l’oiseau (faute douloureuse) à se reporter au site dédié à l’auteur1 , adresse d’autant plus recommandable que le propriétaire des lieux y consigne textes courts restés inédits et nouvelles passées outre une large diffusion. Un bon moyen de se sustenter avant la parution du prochain roman, annoncé pour janvier 2009.

D’ici là, Philippe Jaenada prend le temps de se raconter à Article11, toutes parenthèses fleuries. Et on ne s’en lasse pas.


« Si j’écris des livres, c’est parce que j’ai des problèmes à m’exprimer oralement » (c’est de toi). D’où cette interview par mails interposés ?

Fourbe Théobald. Je t’ai proposé de boire un coup pour cette interview (mais monsieur n’est pas à Paris, monsieur préfère se tortiller au soleil). Non, quand je dis que j’ai du mal à m’exprimer oralement, ça va, je ne suis pas l’enfant sauvage qui bredouille et grogne. C’est juste que les choses importantes pour moi, ce que je veux vraiment dire, je les traduis mieux en écrivant qu’en parlant. Parler, pour moi, ça sert surtout à : « C’était bien, les vacances ? », « Tu me remets un demi, s’il te plaît ? » ou « On baise ? » (quoique, ça se fait rare, ça).

Du coup, on se prive toi et moi de spontanéités dans l’échange. Si je le prenais mal, je dirais que tu me maintiens coûte que coûte dans ma position de lecteur, peu disposé à m’accorder des privilèges ; bref, tu gardes l’ascendant…

N’importe quoi. Non, ce qui est chiant, par contre (tiens, au passage, ras le bol des dictateurs du « en revanche » : écrire par exemple « Pedro est sorti indemne de l’accident de camion, mais son frère Helmut, en revanche, à perdu un œil », c’est crétin (tu parles d’une revanche)), c’est que les questions ne peuvent pas rebondir sur les réponses. Tant pis, hein, on fera sans rebondir.

Ecrire, c’est dompter l’autre - captif de tes mots ?

L’autre, tu veux dire le lecteur ? Pas du tout. Enfin, je parle pour moi, bien sûr. C’est dompter (qui est un bien grand mot, disons plutôt essayer d’apprivoiser) ce qu’il y a autour de soi – les gens, le temps, le hasard, tout ça. Tenter de traduire tout ce bazar, et proposer ça au lecteur. Ce n’est pas un combat contre le lecteur, bien au contraire.

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Outre pour les nécessités de la promotion (mais nous sommes hors période de promotion), une œuvre a-t-elle vraiment besoin d’être éclairée ? Toi, par exemple, tu n’as jamais caché que ton premier roman, « Le chameau sauvage », contenait de nombreux repères autobiographiques.

(Et les autres aussi.) Là, je suis vraiment d’accord, une œuvre, quelle qu’elle soit, ne devrait pas avoir besoin d’autre éclairage que le sien propre. Sinon, c’est comme si tu danses et que tu dis en même temps : « Voyez, là je fais gracieusement onduler mes bras, pour donner une impression de langueur, et là tout à coup ma jambe part un peu dans tous les sens, ça crée un truc de légèreté, c’est beau. » Un livre ou un tableau qu’il faut expliquer, re-traduire, est loupé. Ce n’est évidemment pas pour éclairer ce qu’on a écrit qu’on répond à des interviews ou qu’on va à la télé. C’est parce qu’on veut plus de lecteurs. Et, dans le cas d’une interview comme celle-là (je n’ai pas encore lu toutes les questions, mais apparemment), c’est pour évoquer la manière dont on travaille – qui, bien sûr, ne se trouve pas dans les livres, et peut être intéressante (j’aime bien savoir comment Bukowski ou Tartempion écrivaient, vivaient, emboîtaient leur vie et leur travail, mais je me fous qu’ils m’expliquent leurs livres).

Dans le même temps tu prêtes le flanc à une partie de la critique qui reproche aux auteurs français de n’être occupés que par eux-mêmes. C’est un fléau ou une nécessité ?

Quoi, de prêter le flanc ou de n’être occupé que par soi-même ? Bon, prêter le flanc, c’est inhérent à ce qu’on fait. N’être occupé que par soi-même, ça ne veut rien dire. Bukowski ne parlait que de ce qu’il vivait, mais évoquait le monde et la nature humaine mieux que n’importe quel couillon qui invente des histoires d’amour mièvre ou raconte la vie palpitante du cousin de Louis XIV. (mais ça, il y en a qui le font bien, hein) Il y a de bon écrivains et de mauvais écrivains, c’est tout.

Avec internet et le nombre croissant de webzines dédiés à la littérature, les auteurs ne font plus mystère des arrière-cuisines de l’écriture. Bientôt, comme pour les DVD, les romans seront accompagnés d’un livret making-of ?

Les mauvais, sans doute, oui. En même temps, on s’extasie sur les manuscrits raturés de Joyce ou Céline, ça revient un peu au même. Tout ça, encore une fois, n’a rien à voir avec l’oeuvre elle-même, le résultat, donc n’a pas d’intérêt – à mon avis, bien sûr. Mais si des gens ont envie d’en parler, je ne vois pas où est le problème, non plus. Tout ça est secondaire.

« Vie et mort de la jeune fille blonde » est sorti en 2004. Un écrivain qui ne publie pas, c’est un écrivain qui fait quoi ?

(J’ai quand même publié, avec Dupuy & Berberian, Les Brutes, en 2006. Mais bref, la réponse est assez simple : ) Un écrivain qui ne publie pas, en général, c’est un écrivain qui essaie d’écrire. Depuis 2004, j’ai commencé deux romans (l’un arrêté au bout de 200 pages, l’autre de 150), je me suis posé plein de questions, je me suis roulé par terre, j’ai tapé ma tête contre pas mal de choses, et depuis un an, enfin, travaillé au roman que je suis en train de terminer.

Je vais citer Djian de mémoire - ça me donnera l’air du journaliste renseigné. Djian prétend qu’en période de période d’écriture, la proximité du roman cannibalise tout le reste. C’est une compagne vorace et jalouse, les personnages, l’histoire ne laissent pas d’air …

Ce n’est peut-être pas pareil pour tout le monde, mais pour moi, oui, c’est vrai. Cela dit, je ne vois pas ça de manière dramatique. Quand il ne monte pas, un jockey pense tout le temps aux courses, aux chevaux, au lendemain, à la veille, et ne considère pas ça comme un problème, je pense. Je vis avec tout le temps dans la tête le livre que je suis en train d’écrire, mais ça ne me dérange pas, au contraire. C’est peut-être un peu chiant pour les gens autour, mais bon, pas plus que pour les gens autour d’un jockey, d’un banquier ou d’un boulanger.

"Le livre qui flotte dans la tête, ce n’est pas gênant, on peut faire plein d’autres choses"

Je cite Foenkinos sur le même thème – comme quoi je suis documenté. « Même quand je n’écris pas je suis en train d’écrire », explique-t-il. C’est carrément flippant ça...

Tu trouves ? Il y a quand même des trucs plus angoissants, non ? (La certitude qu’on va mourir dans quelques années (cinq ou trente), la banque qui te tient à la gorge, ton fils qui commence à se passionner pour des séries débiles, tes cheveux qui tombent, tout ça.) Bon, sérieusement, il a raison, Dave Foenk, mais faut pas exagérer non plus. Parfois dans la journée, oui, vraiment, on écrit dans sa tête (il m’arrive d’entrer dans la salle de bain pour prendre une douche, et tout à coup de me retrouver en train de m’habiller, en me rendant compte qu’un quart d’heure à complètement disparu de ma vie, je n’ai pas le moindre souvenir de m’être lavé, je cherchais des phrases), mais le plus souvent c’est juste le livre qui flotte dans la tête, ce n’est pas gênant, on peut faire plein d’autres choses : quand je bois un coup avec des potes, quand je joue au basket avec mon fils, quand je regarde un film, quand je baise ma femme (à Noël et à mon anniversaire), quand je vois déboîter dans la ligne droite le cheval que j’ai joué, je ne suis pas en train de préparer ce que je vais écrire la nuit prochaine. Ce n’est qu’une petite vapeur à l’intérieur.

Ton travail obéit à des rituels immuables – à ce qui paraît. Ecriture de nuit, sprint terminal reclus dans une maison normande. Peu de fantaisies au final, ce qu’on imagine mal chez un type à l’écriture si ludique.

Je suis obligé. (Bon, maintenant, c’est-à-dire depuis trois livres, depuis qu’on a un enfant, je ne pars plus m’enfermer en Normandie, je fais tout à Paris. Mais avec des contraintes très scolaires, oui.) Si je ne m’impose pas une discipline un peu débile (écrire toutes les nuits, à heures fixes – de une à six heures du matin, pile), je ne fais rien. J’ai essayé, au début, d’écrire quand « ça venait », quand je me sentais pimpant et débordant, mais le problème, c’est que lorsque tu te sens pimpant et débordant, t’as plutôt envie d’aller boire un coup (cinq, douze) et de courir après les jolies filles qui passent. Avec cette technique, j’ai écrit 80 pages en trois ans, ce qui n’est pas à proprement parler un triomphe. L’inspiration, ou je ne sais pas comment on peut appeler ça, c’est un truc assez spécial, volatile, insaisissable. Et le meilleur moyen de la « provoquer », pour moi en tout cas, c’est d’enlever tout ce qui peut la parasiter, c’est-à-dire de se mettre sur des rails, sans pouvoir en sortir, de fabriquer quelque chose d’immuable autour. Il faut se transformer en robot pour favoriser l’apparition du contraire à l’intérieur, par effet de vases communicants. Donc quand je me mets à une heure pile devant mon écran, comme si j’y étais forcé par je ne sais quelle autorité crétine, je n’ai pas d’autre possibilité que de m’exprimer sur le clavier.

Ecrire la nuit… Tu sais ce qu’en dit Bashung : « La nuit je mens »…

Moi je ne mens pas, au contraire – c’est plutôt la journée. Si j’écris la nuit, ce n’est pas par goût, ou par pose pseudo-artistique, c’est juste parce que la nuit rien d’autre n’existe autour (même pas le temps – sans montre, on ne peut pas faire la différence entre 2h10 et 4h50, alors que le jour des tas de choses te renseignent), on n’a plus besoin d’interagir avec ce qui nous entoure, l’extérieur n’existe plus – dans le principe, ça rejoint un peu la question précédente.

De mon point de vue, tu es le romancier français qui maîtrise le mieux l’exercice grisant de la digression. Les parenthèses appellent les parenthèses ; ce qui se raconte à la marge vaut autant que le nerf du récit. C’est un rebond permanent. Et encore : on suppose que tu te freines…

Je me freine un peu, oui. J’essaie de trouver un équilibre. Si je m’écoutais, j’emboîterais des dizaines de parenthèses les unes dans les autres, mais il ne faut bien sûr pas penser qu’à soi. Je ne sais pas écrire sans parenthèses et digressions (c’est un truc que j’ai pris pendant les six ou sept ans, je sais plus, où j’ai vécu sans téléphone : j’écrivais trente ou quarante pages de courrier par jour, à des amis, pour leur raconter ce que je faisais et tout ça, et bien sûr je ne cherchais pas à construire, j’écrivais exactement ce qui me passait par la tête au moment où ça passait, donc ça créait ces sortes de boîtes, de spirales), mais je sais aussi que trop de parenthèses et de digressions finissent par bloquer, du moins freiner, la lecture, et je n’aime pas, en tant que lecteur, quand on me freine, me bloque, donc je ne veux pas infliger ça aux autres. Du coup, j’essaie de me servir des parenthèses quand vraiment je ne peux pas faire autrement, quand je sens qu’une narration trop linéaire ne reflèterait pas ce que j’ai envie de raconter. C’est-à-dire assez souvent, quand même.

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Question adjacente à la précédente : du héros ou de l’auteur, qui entraîne l’autre dans les aventures ? Qui a la main sur l’autre ?

Le truc, c’est que le héros, disons le narrateur, et l’auteur, dans mes livres, sont toujours pas mal entremêlés. Mais en tout cas, c’est toujours l’auteur (moi) qui entraîne l’autre (presque moi). Je rigole quand j’entends des écrivains se la jouer à la télé en expliquant que leur héros les a entraînés dans des directions auxquelles ils ne s’attendaient pas. C’est une manière (risible) de sous-entendre : « Je suis un demi-dieu, j’invente des personnages qui deviennent vivants, c’est incroyable, c’est de la magie – moi-même, je me fais un peu peur. »

« Une écriture sans trucs ni tics », a complimenté un jour « L’Humanité ». Mécanique fluide, sans heurts. Dit comme ça, le boulot paraît fastoche. Naturellement doué, Jaenada. L’effort, connaît pas…

Je t’en foutrais, tiens. (Au passage, j’aime beaucoup ce qu’écrit cet homme dans l’Huma, Jean-Claude Lebrun.) Non, je travaille, j’écris lentement, péniblement, laborieusement (ça me gonfle pas mal, d’ailleurs, d’écrire). Un texte fluide, c’est dur à écrire. Je passe des heures sur un paragraphe pour qu’il soit fluide. Un peu comme la pâte à crèpes, quoi.

Avec toi, les choses vont (ou ne vont pas) de pair. Dérision et pessimisme. Drôlerie et désespoir. Aventures loufoques et quotidien aride. Un équilibre fragile ?

C’est pas trop à moi de le dire, mais oui, j’essaie. Cette histoire d’équilibre est importante pour moi, en tout cas. Dans la phrase, dans le paragraphe, dans le roman. (Dans la vie aussi, bien sûr. J’ai une vie faite de choses très différentes et disproportionnées, qui, mises ensemble, s’équilibrent.)

"Je craignais d’avoir besoin d’un divorce ou d’une maladie mortelle"

Chacun de tes romans fait écho à une tranche d’existence : le célibat enfiévré dans « Le chameau sauvage », les premiers pas à deux (voire les premiers faux-pas à deux) dans « Nefertiti dans un champ de canne à sucre », les affres de la vie de couple et l’apprentissage de la paternité dans « Le Cosmonaute », les mélancolies du quadra dans « Vie et mort de la jeune fille blonde ». Que réserve la prochaine livraison ?

C’était un de mes problèmes pendant ces quatre dernières années où je n’écrivais rien de bon. Ce n’est pas un hasard si mes romans débitent chacun une tranche de vie, puisqu’ils suivent plus ou moins ma vie et qu’elle est, comme toutes, faites de tranches qui s’assemblent. Mais depuis la naissance de notre fils, c’est une grosse tranche. Plus rien ne bouge beaucoup. Je ne vais évidemment pas réécrire le Cosmonaute, donc je craignais d’avoir besoin d’un divorce ou d’une maladie mortelle pour pouvoir entrer dans une nouvelle tranche et donc un nouveau livre. Mais l’an dernier, il nous est arrivé un truc assez fort et bouleversant : on a été pris, pendant des heures, dans un immense incendie en Italie. Ce n’est pas une simple péripétie, c’est un coup de couteau dans la tranche. Et donc, c’est ce que raconte le roman que je termine en ce moment, et qui devrait sortir en janvier. Pour le prochain, il va falloir que j’attende...

La sortie d’un roman, c’est une petite mort ?

Pas du tout, c’est le retour à la vie. C’est l’écriture, qui est une sorte de mort, du moins d’hibernation, de mise à distance, de parenthèse dans la vie. A la sortie d’un roman, je respire.

Que sont devenus tes précédents héros, Halvard, Titus...? Survivent-ils à ceux qui leur succèdent ?

J’aime bien cette question. Mais il faut des milliers de pages pour y répondre, et encore, ça ne suffit pas. C’est la question de toute vie humaine (même si Halvard, Titus etc. ne sont pas vraiment des fantômes de ma vie, plutôt des « alias », des fantômes de ma vie parallèle (celle de mes livres)), est-ce que, par exemple, l’adolescent qu’on a été est mort, ou bien est-ce qu’il est quelque part à l’intérieur, comme un ancêtre qui dirige ses descendants ? Est-ce que le type qui a été foudroyé par ma femme (que j’aime) a été remplacé, ou est-ce qu’il a simplement été recouvert ? Je pencherais plutôt pour la deuxième hypothèse. Pour revenir aux romans, Halvard (le Chameau sauvage) et Titus (Néfertiti) survivent, ils sont dans Hector (le Cosmonaute) comme les petites poupées russes dans une plus grande. Et ils ressortent de temps en temps.

Ta pire idée de roman ?

Un enfant qui est né enfermé (par des parents dingues) dans une maison aux volets clos, qui grandit dans une chambre complètement isolée du monde (il ne sait pas qu’il y a des arbres, des voitures, des gens, du soleil), et qui s’échappe à 20 ans, libéré d’un coup dans l’extérieur. Ce n’est pas une mauvaise idée dans l’absolu, mais pour moi, si. Je suis nul en fiction. Ça a donné un résultat consternant.

Et le roman que tu n’as jamais osé écrire ?

Aucun. Il y a des choses que je ne pourrais pas écrire, juste parce que je ne sais pas, mais rien que je n’oserais pas écrire. C’est la seule zone complètement ouverte de ma vie.



1 Disponible ici.

2 Photo Radio France


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