jeudi 8 octobre 2009
Le Cri du Gonze
posté à 18h02, par
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Il y a deux Lacenaire. Le premier sévissait en début de 19e siècle, détroussait et tuait tout en se targuant d’être poète. Il se construisit une fin à la hauteur de ses ambitions. Le deuxième est plus connu, il a attendu 1945 pour exister, copie magique du premier, dans le film de Marcel Carné, « Les Enfants du paradis ». Les deux gagnent à être connus, surtout qu’ils ne font qu’un.
« Sire, de grâce, écoutez-moi :
Sire, je reviens des galères…
Je suis voleur, vous êtes roi,
Agissons ensemble en bons frères.
Les gens de bien me font horreur,
J’ai le cœur dur et l’âme vile,
Je suis sans pitié, sans honneur :
Ah ! faites-moi sergent de ville. »
Des Enfants du paradis, merveilleux film (en deux parties) de Marcel Carné sorti en 1945, on retient généralement autre chose : le sourire d’Arletty, son bagout enjôleur, les évocations nostalgiques d’un Paris enfui, grouillant de vie, les répliques ciselées à la perfection par un Prévert au sommet de son art (« Paris est si petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour », minaude ainsi Arletty/Garance à celui qui craint de la voir disparaitre à jamais…), l’histoire d’amour impossible entre Garance qui veut vivre au jour le jour et Baptiste (Jean-Louis Barrault), le mime génial perdu dans ses rêves d’absolu etc. Toutes choses envoutantes au possible, j’en conviens, mais qui ont tendance à faire oublier la puissance de ce personnage (faussement) secondaire du film : Pierre-François Lacenaire. Toujours tiré à quatre épingles, prétentieux, froid comme la mort, cet assassin féru de littérature dérive au gré de l’histoire, accompagné de son second couteau Avril. Sans lui et ses tirades de bandit amoral, la niaiserie emporterait peut-être le morceau, condamnant le film à n’être qu’une histoire d’amour de plus, une overdose fleur bleue. Sous son impulsion, le récit prend une autre dimension, moins convenue. Que Pierre-François Lacenaire ait réellement existé, que son destin tragique ait enflammé le petit peuple parisien du 19e siècle, ne fait que rajouter du piment à la grandeur malsaine du personnage.
Le film de Carné présente Lacenaire comme l’incarnation parfaite du dandy sans morale, du criminel lettré et poète, en descendance directe de Lautréamont. Quand il intervient, c’est toujours pour vilipender la société qui l’entoure, ses mœurs ridicules. Drapé dans sa fierté et sa morgue, il jette sur le monde qui l’entoure (hormis Garance dont le sourire triste dompterait le plus féroce des tyrannosaures) un regard carnassier. À des aristos lui cherchant querelle et moquant ses manières, il répond : « Il faut de tout pour faire un monde. Ou ... pour le défaire. » Sommé de se battre en duel, il répond qu’il n’en fera rien, qu’il préfère frapper quand on ne l’attend pas, « à coup sûr ». Imbu de lui même jusqu’à la démesure, il compense par ses crimes une gloire littéraire qui tarde à venir :
- Lacenaire : Oui, j’ai réussi quelques méfaits assez retentissants, et le nom de Lacenaire a défrayé plus d’une fois la chronique judiciaire.
- Garance (ironique) : Mais c’est la gloire, Pierre-François !
- Lacenaire : Oui, ça commence. Mais à la réflexion j’aurais tout de même préféré une éclatante réussite littéraire.
Au vu du personnage, on ne s’étonnera pas que Guy Debord (qui considérait Les Enfants du paradis comme une des plus grandes œuvres de l’histoire du cinéma) ait toujours été fasciné par ce qu’il représentait. Il inséra ainsi le dialogue ci-dessus dans son film In girum imus nocte et consumimur igni (1978), y faisant écho par une révélation personnelle : « Pour ma part, si j’ai été si déplorable au cinéma, c’est parce que j’ai été plus grandement criminel ailleurs. » « Défaire le monde », comme le formulait Lacenaire, n’est-ce pas une très bonne définition des ambitions situationnistes ?
On pourrait objecter que le personnage de Lacenaire, réifié par la virtuosité de Marcel Carné et par l’interprétation magistrale de Marcel Herrand tout de morgue vétu, ne correspondrait que vaguement à la réalité historique de celui qu’il dépeint. On se tromperait en grande partie. Car Pierre-François Lacenaire, s’il ne connut pas la gloire posthume de quelques grands bandits mythiques (Bonnot, Villon, Mesrine…) fit suffisamment trembler son époque pour qu’il mérite qu’on s’y attarde.
Lacenaire (1803-1836) : Minable criminel, poète moyen, magnifique condamné à mort
Objectivement, la carrière de criminel de Lacenaire est triste à pleurer. Pas grand chose à se mettre sous la dent, ni casse flamboyant, ni course-poursuite fantastique. Après des études somme toute banales, le jeune Lacenaire devient notaire, s’ennuie, s’engage dans l’armée, s’ennuie encore, déserte, revient à Paris, s’ennuie derechef et se lance timidement dans le crime. Quelques vols et menus larcins le mènent directement en prison, lieu qu’il désignera ensuite comme la parfaite « université du crime »1. Revenu instruit en la matière, il ne tarde pas à passer à l’assassinat (notamment du neveu de Benjamin Constant). Après un double crime minable, il est capturé sur dénonciation d’un complice et traduit en justice.
Jusque là, rien de véritablement intéressant à se mettre sous la dent. Il compose certes en prison un poème impertinent qui lui vaut un certain succès, « Pétition d’un voleur à un roi voisin », mais cela reste maigre pour quelqu’un qui a pour ambition d’exploser au nez de la société. Même sa cruauté et son absence totale de scrupule (« Il assassinait ses victimes au tire-point (outil de cordonnier) et frappait toujours dans le dos, ayant remarqué qu’une personne est bien moins combative quand elle est blessée au dos que sur le devant du corps », nous apprend Dame Wikipédia) ne le démarquent pas tant que ça du menu fretin criminel.
C’est à partir de son procès que Lacenaire prend soudain une autre stature et devient le héros du petit peuple. Alors que la guillotine lui pend au nez, il s’ingénie à faire de son procès un théâtre à sa mesure, déployant une rhétorique amorale, moquant ses juges et les bourgeois garnissant les travées et réclamant pour lui-même la peine de mort. Au fur et à mesure que son procès avance et que l’issue se fait plus inéluctable, Lacenaire déploie son fiel, mine le procès, au grand dam d’autorités embarrassées. Comme l’écrit Jean-Claude Farcy (ici) :
Il revendique fièrement ses crimes, avouant le plus petit détail et réclamant hautement l’application de la peine de mort pour ses forfaits. Par son attitude, il subvertit en permanence le processus judiciaire : il dirige parfois les débats de son procès, fait de la prison de la Conciergerie un lieu de mondanité et, par la fermeté et la distance manifestées au pied de l’échafaud, refuse jusqu’au bout d’entrer dans le jeu de l’édification morale attendue à ce dernier stade. Pour les contemporains, il fait figure d’être exceptionnel, insolite, de monstre moral.
Condamné à mort avec son complice Avril, Lacenaire ne se laisse pas abattre, bien au contraire. Il profite de ces jours fastes pour écrire ses Mémoires, ouvrage que Debord prisait énormément (voir ici la lettre qu’il adresse à l’éditeur d’une nouvelle version de l’ouvrage) et semble-t-il son écrit le plus abouti. Dans le même temps, il continue à tenir salon dans la prison, nouvelle coqueluche du Tout-Paris, frimeur (Elle peut venir, la mort, je l’attends de pied ferme !), s’amusant énormément de la situation. Ce qui fit écrire à André Breton, visiblement admiratif : « Au point de vue moral, il semble bien n’y avoir jamais eu de conscience plus tranquille que celle de ce bandit. À la veille de sa mort, il plaisante les prêtres qui l’importunent, les phrénologues, les anatomistes qui le guettent. »
Comme les choses sont bien faites, on dispose du récit de son exécution par Henry Clément Sanson, bourreau de son état, également sous le charme, qui commence par évoquer son cas ainsi2 :
Au début de l’année 1836, l’échafaud eut de splendides étrennes dans la double exécution de Lacenaire & d’Avril. C’est au premier de ces deux criminels surtout, qu’il faudrait appliquer cette épithète de lion du crime (…). Jamais, en effet, assassin n’avait si fortement captivé l’opinion publique, jamais meurtrier, dans cette voie qui conduit de la prison à la salle d’assises & à l’échafaud, n’avait été suivi de regards plus curieux & plus enthousiastes, j’allais presque dire fêté de pareilles ovations.
Je ne redirai pas les crimes de Lacenaire & de son complice, on les connait. Le vol pour but, l’assassinat pour moyen, tel avait été le système que s’était tracé un des hommes qui se soit le plus audacieusement mis en guerre avec la société.
Concernant la suite des réjouissances, diverses versions circulent. Toutes insistent sur le sang-froid, voire les poses clownesques de Lacenaire, décidé à braver la mort avec dédain, même quand, au moment fatal, la guillotine s’enraye. Classieux jusqu’au bout. Sanson encore :
La guillotine était fatiguée, elle venait de renoncer sur l’ouvrage. Il y avait longtemps qu’elle n’avait fonctionné deux fois de suite, & tout essoufflée de la première proie qu’on lui avait donné à dévorer, elle s’arrêtait devant la seconde.
Il y eut donc un temps d’arrêt de dix-sept secondes, dix-sept siècles pour moi. Mes yeux se portèrent de suite sur le patient : je le vis cherchant, sans bouger de place, à tourner obliquement la tête dans la lunette pour élever, jusqu’au sommet de la rainure, un regard dans lequel se lisait plus de surprise que d’effroi.
D’avoir si bien su orchestrer le spectacle de sa mort, Lacenaire récolta la plus belle des épitaphes, celle décernée par le pouvoir royal en personne, alarmé de sa popularité et réduit à faire écrire dans la Gazette des Tribunaux : « Lacenaire n’a pas su affronter l’échafaud sans trembler. » Mensonge peu habile tant l’attitude du lion du crime avait été commentée par les présents. Et preuve parfaite, qu’en un sens, Lacenaire avait atteint son but : devenir une telle source de crainte pour l’ordre des choses qu’il convenait de mentir sur son compte de peur que son exemple soit suivi3.
1 A noter, Lacenaire fut un des premiers à formuler par écrit cette idée selon laquelle enfermer équivaut à condamner durablement à l’illégalité, par capillarité. Il consignera ces idées dans un article intitulé « Les Prisons et le régimes pénitentiaires » qui fit pas mal de bruit à l’époque.
2 Dans un livre qui semble terriblement croustillant : Sept générations d’exécuteurs. Mémoires des Sanson.
3 En passant, je te signale qu’une intense campagne de presse clairement diffamatrice fit suite à l’assassinat de l’éditeur Gérard Lebovici, ami de Debord, en 1984. Le message était simple : Debord a tué, plus ou moins directement, Lebovici. Mensonge d’envergure itou. De là à continuer le parallèle, il n’y a qu’un pas que je ne franchis pas car ce billet touche à sa fin...