mardi 15 novembre 2011
Entretiens
posté à 17h48, par
4 commentaires
L’un vient de quitter le pouvoir sous les huées, l’autre - c’est à souhaiter - ne régnera plus très longtemps. Mais il ne faut pas s’y tromper : ni les Italiens, ni les Français n’en ont fini avec ces « personnages télé-réels » et avec leur idéologie de l’hédonisme consumériste. Ce que rappelle Pierre Musso, auteur de « Sarkoberlusconisme : la crise finale ? », percutant essai sur la néo-politique.
Auteur de Sarkoberlusconisme : la crise finale ? (éditions de l’Aube), spécialiste de Saint Simon, stimulant critique de l’idéologie des réseaux et professeur d’université en sciences de l’information et de la communication, Pierre Musso s’est intéressé de près à ce qu’il nomme la « néo-politique » dans ses rapports avec la « néo-télévision ». Ses analyses tranchent heureusement avec les vulgates antiberlusconienne et antisarkosiste qui permettent aux « gauches » de gouvernement de s’exonérer de leurs responsabilités dans l’instauration de ce que Musso considère comme une nouvelle manière de gouverner en phase avec la contre-révolution néo-libérale. L’actualité italienne et la prochaine actualité française incitent à faire le point avec lui.
Alors, c’est la fin de Berlusconi ? Et la fin de Berlusconi signifie-t-elle la fin du berlusconisme ?
Ce n’est pas la fin de Berlusconi. Comme il l’a annoncé lui-même, il poursuivra sa carrière politique. Il demeure député, leader du parti qu’il a créé, Popolo della Libertà, et avec son allié de la Ligue du Nord, il conserve la majorité absolue au Sénat dans un système parlementaire bicamériste. Tout gouvernement dépend donc de lui et de son allié, tant que de nouvelles élections n’ont pas lieu.
Mais il ne faut pas l’oublier, avant d’être un homme politique, Berlusconi est un grand patron d’un empire médiatique, la Fininvest, qu’il a construit durant trente années avant d’entrer en politique en 1993. Cet empire, propriété familiale, est composé de Mediaset, qui détient notamment trois grandes chaînes nationales de télévision commerciale, et de Mondadori, la grande maison d’édition.
Quant au berlusconisme, c’est un phénomène politico-culturel beaucoup plus profond qui a marqué la vie politique italienne et les esprits des Italiens. Il perdurera bien au-delà de Silvio Berlusconi, comme une nouvelle idéologie de l’hédonisme consumériste débridé.
Peux-tu expliquer pourquoi Berlusconi a pu tenir si longtemps ? N’est-ce pas surtout du fait de la faiblesse de ses adversaires ?
Il a d’abord été élu en 1994 comme homme d’entreprise, un homme nouveau, capable de sortir le pays de la crise grâce à ses qualités d’entrepreneur. Puis il a été réélu en 2001 et 2008 du fait de l’incapacité de la gauche à demeurer unie au pouvoir pour engager une politique différente et de sa difficulté à disposer d’un programme et d’un leader charismatique. La force d’un pouvoir est très souvent liée à la faiblesse de ses adversaires, ce que n’a cessé de souligner Berlusconi : « Moi ou le vide, moi ou le chaos. » Mais ce n’est pas spécifique à l’Italie berlusconienne…
Dans ton livre Sarkoberlusconisme, la crise finale ?, tu avances que le sarkozysme et le berlusconisme se sont construits comme politique antipolitique, contre une vieille manière de faire la politique. Quelle est cette vieille manière ? Tu dis que le sarkoberlusconisme gouverne de deux façons : par le rêve et la fascination d’une part, et par la peur et la prévention du risque de l’autre. En quoi est-ce si différent de la vieille manière de faire de la politique ?
Sarkozy et Berlusconi ont importé massivement dans le champ politique les techniques de pouvoir empruntées à l’entreprise, notamment le marketing et celle de la néo-télévision, en particulier la confusion psychologisante de la vie publique et privée. Cela, c’est nouveau ; ce sont des personnages « télé-réels », comme dit Georges Balandier, qui essaient d’imposer une démocratie du talk-show et du soap opera, où les citoyens sont réduits à des spectateurs suivant sur leurs écrans les aventures du leader. C’est l’un des éléments de réponse à la crise profonde de la représentation politique qui affecte toutes les grandes démocraties depuis les années 1980. La politique traditionnelle passe beaucoup plus par les partis et par des médiations multiples, alors que cette néo-politique essaie d’établir un lien direct, en miroir, entre le leader et le peuple, sur un mode émotionnel et compassionnel. Le leader est censé être « comme tout le monde » et compréhensible par tous : il serait ainsi plus proche, plus intime, comme le héros d’une telenovela ou d’un sitcom.
Peut-on vraiment regrouper en un seul mot deux réalités aussi différentes que le sarkozisme et le berlusconisme ? Au-delà des situations si différentes, peux-tu revenir sur les traits distinctifs qui les rapprochent ?
Les situations française et italienne sont très différentes, bien sûr, mais ce sont deux pays méditerranéens, de droit romain et à dominante catholique. En Italie siège le Vatican, et la France est la « fille ainée de l’Église » et abrite les vestiges d’un Palais des Papes. Le droit et le pouvoir spirituel, cela compte en politique. Je pourrai même soutenir, en suivant Pierre Legendre, que la politique n’est qu’une « colle » entre les deux.
Qu’est-ce qui rapproche Sarkozy et Berlusconi ? Tous deux appartiennent à la même famille politique néo-libérale et leurs élus siègent ensemble à l’échelle européenne au Parti Populaire Européen. Tous deux ont hyper-personnalisé leur exercice du pouvoir, confondant vie publique et vie privée. Tous deux ont su, pour être élus, rassembler toutes les droites dans leurs pays. Et tous deux ont bénéficié jusqu’ici d’une opposition divisée, sans leader et sans programme alternatif.
Quand tu parles de crise de la représentation politique, qu’entends-tu par là ? Les gens continuent à aller voter, non ? Et quand on leur permet de voter pour la première fois dans des conditions à peu près honnêtes, comme en Tunisie, ils se précipitent pour le faire, il me semble ?
La crise de la représentation politique est profonde et évidente dans toutes les « vieilles » démocraties comme la France ou l’Italie. Cela se traduit par une défiance envers les politiques, voire par une critique ouverte des élus identifiés, comme en Italie, à une « caste » de privilégiés. Cela se traduit aussi par une hausse de l’abstention, par la recherche de nouvelles formes d’expression et d’action en dehors des partis, etc. Dans les pays arabes, le pouvoir était, ou est encore, dans les mains de dictateurs ou d’autocrates, donc la conquête du vote a été pour les peuples qui se sont libérés, comme en Tunisie, une avancée démocratique essentielle.
Le destin du berlusconisme pré-annonce-t-il celui du sarkozisme ?
Berlusconi grand patron milliardaire, a été congédié non après une élection perdue, mais par les marchés financiers et par des organismes technocratiques internationaux comme le FMI, la BCE ou la Commission européenne. Il faut faire attention à l’émergence de cette nouvelle rationalité technico-financière supranationale qui prétend imposer aux peuples européens les « bons dirigeants » compétents, mais non élus. Après la Grèce et l’Italie, la France ne risque-t-elle pas de subir la même pression de la part des spéculateurs, que ce soit sur l’actuel ou sur le futur président de la République ?
Est-ce que l’immobilisme dont « l’obsession du mouvement » serait le masque dans le sarkoberluskonisme n’est pas irrémédiablement condamnée par cette marche de l’histoire à l’œuvre aussi bien dans la crise financière que dans des mouvements sociaux, des Indignés à Occupy Wall Street en passant par les révolutions arabes ? Mais entre le moment où ces mouvements sociaux seront capables d’imposer une nouvelle manière de faire de la politique, et la crise de la manière sarkoberlusconienne, est-ce qu’il ne s’ouvre pas un vide dans lequel des solutions encore pire risquent de l’emporter ?
Je ne sais pas ce qu’est la « marche de l’histoire ». Il faut, me semble-t-il, demeurer vigilant sur les régressions possibles de l’histoire ; le passé, nous le connaissons et il peut nous livrer des enseignements, à condition de ne pas être amnésiques. Le choix des dirigeants, imposés aux peuples au nom d’une super et d’une supra-légitimité technico-économique prenant valeur de nouveau fatum, me rappelle ainsi le choix des dirigeants politiques/temporels effectué par des puissances religieuses. Cela risque de conduire aujourd’hui, à de graves régressions sociales et culturelles, fussent-elles emballées dans du « higt tech ».