mardi 11 janvier 2011
Sur le terrain
posté à 22h11, par
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C’est la « magie » de l’Union européenne que de s’assurer que les mêmes criminelles politiques seront appliquées dans chacun des États membres. Ainsi de l’Espagne où se multiplient les rafles d’étrangers en situation irrégulière, en tout discrétion. Pour faire le point : aujourd’hui, un billet sur le sort (il)légal réservé aux migrants ; demain, un entretien sur le même sujet.
Hermès : politique verticale
Mauvaise blague belge. Le lundi 18 octobre 2010 débutait en Espagne la seconde phase de l’opération Hermès. Le dispositif, initié par la Police fédérale belge dans le cadre de la présidence belge du Conseil de l’Union européenne, « a pour objectif de mettre en lumière les principaux flux de l’immigration illégale, ainsi que les grandes lignes du trafic des êtres humains organisé à travers les États-membres de l’UE »2. Deux étapes au projet. Afin de cartographier « les flux migratoires existants », des données statistiques ont dans un premier temps été recueillies auprès des États membres et des organisations européennes Europol et Frontex. Considéré le manque d’harmonisation des méthodes de collecte des données, la tache s’est pourtant avérée plus « problématique » que prévue, et les résultats sans doute médiocres3. Peu importe, l’intérêt de la seconde phase n’en était que renforcé, puisqu’il s’agissait de confronter ces données au terrain en coordonnant depuis Bruxelles une semaine de contrôles « communs » dans vingt-deux pays. Menées in situ par les polices locales – assistées des plateformes européennes de coopération policières ferroviaire (Railpol), routière (Tispol) et maritime (Aquapol) – les opérations ont permis de « recueillir de l’information au sujet des 1 900 migrants interpellés en situation irrégulière à l’issue de cette semaine »4.
Recueillir de l’information. Le service de communication de la police belge manie l’emphase (et l’ironie) avec justesse. Cette semaine expérimentale, « première du genre », d’une opération baptisée « au nom du dieu grec qui effectuait constamment de longs voyages »5, n’en est pas moins une macro-rafle policière menée contre les étrangers en situation irrégulière à l’échelle européenne. Cela à l’initiative de la police fédérale belge. Du jamais vu, même si l’opération Charlemagne6 menée en juin dernier dans plusieurs pays, augurait de nouvelles coopérations policières afin d’accroître la productivité des dispositifs de contrôles et d’arrestations massifs. Et discrets. Mis à part un traitement officiel de l’information une fois l’opération Hermès accomplie, le « travail de terrain » des policiers n’a pas fait grand bruit dans les pays concernés. Les policiers raflent gros, peut-être, mais sans fracas. Effet de surprise, « stratégie de la peur » comme titrait alors le journal espagnol Diagonal7, désinformation des médias et des associations d’aide aux migrants (le ministère de l’Intérieur espagnol assurait que l’opération s’était déroulée une semaine avant la date annoncée par la police) : la rafle pour s’accomplir montre patte de velours.
Dans le cadre de l’opération Hermès, une centaine d’arrestations pour séjour irrégulier ont été réalisées par la police nationale espagnole dans la province d’Alicante. Selon les sources consultées par le journal Las Provincias, « les résultats obtenus dans cette zone de la Péninsule sont les meilleurs en comparaison avec le reste du territoire »8 et font suite à l’action des Brigades de sécurité citoyenne qui, épaulées des Brigades mobiles9, ont mené « avec intensité des contrôles d’identité sélectifs dans des zones d’affluence comme les gares routières et ferroviaires »10. Des suites de l’opération, peu d’indices : les sources policières, expliquent que les unités impliquées se sont bornées à remplir leurs obligations, « les instructions venant de la présidence belge de l’UE et se répercutant dans tous les États membres »11. En accord avec la loi sur les étrangers espagnole (Ley de extranjería), un arrêt d’expulsion aurait pourtant été remis aux personnes arrêtées ne disposant pas de titre de séjour. Direction centro de internamiento12 pour beaucoup. Politique verticale. Au risque d’être aussi grossière que la police belge, il est à rappeler qu’Hermès accompagnait également les âmes aux enfers.
« Range ta caméra, on ne fait que rafler »
En Espagne, « d’une manière ou d’une autre, les contrôles persistent » tranche Beatriz Ortíz Martínez du journal Diagonal. Pour pratiquer les redadas racistas [rafles racistes], nul besoin d’un encouragement européen, le modus operandi, sauce ibérique, est bien huilé. « Il semblerait que les rafles soient apparues avec le thème de la crise car l’occurrence médiatique s’est intensifiée. Pourtant, à Madrid, avant 2008, on constatait déjà l’existence de rafles afin d’expulser les étrangers en situation irrégulière », explique un des membres des Brigadas Vecinales [Brigades de voisinage], un collectif madrilène de lutte contre les arrestations massives des étrangers. Les contrôles d’identité réalisés par la Police sur la voie publique ou dans des lieux accessibles au public, autrement appelés « rafles », n’ont de cesse d’être dénoncés par divers collectifs et associations travaillant sur le sujet. Comme le rappelle le groupe Inmigrapenal13, l’unique objectif de ces pratiques policières est la localisation des citoyens étrangers se trouvant en situation irrégulière en Espagne. Ainsi, ces contrôles, réalisés au faciès, se déroulent habituellement dans les lieux où se rendent les étrangers afin de régulariser leur situation administrative (consulats, ambassades), dans ceux permettant une participation sociale (associations, lieux de réunion) ou dans les espaces où se réalisent les activités inhérentes à la quotidienneté (call-shops, centres de santé, transports publics, lieux de loisir...).14
Pratiques illégales de la police
L’article 20.1 de la loi organique sur la Protection de la sécurité citoyenne (LOSC)[ Ley organica sobre Protección de la Seguridad Cuidadana.] autorise la police, aux fins de recherche et de poursuite d’infractions ou par mesure préventive, à effectuer des contrôles d’identité sur la voie publique. L’article 19.2 de la LOSC, pour sa part, établit les conditions légales pour que l’identification se réalise de façon non discriminatoire dans les lieux publics. Il dispose que la réalisation d’un contrôle d’identité massif est légalement autorisée dès lors que l’existence d’un délit portant gravement atteinte à l’ordre public a été prouvée, qu’il appartient à la police d’en découvrir les auteurs et d’obtenir des preuves sur ledit délit.
Comme le souligne le collectif Inmigrapenal, il semble clair que les articles évoqués concernent la police dans ses fonctions judiciaires, et en aucun cas administratives. « Mention faite au principe de proportionnalité avec laquelle les forces de sécurité se devraient de travailler, il est ainsi facilement démontrable que les contrôles d’identité menés contre les étrangers de façon routinière dans les lieux publics n’ont aucune couverture légale »15. À noter, de plus, que l’absence de documents justifiant d’un séjour régulier en Espagne constitue une infraction administrative au même statut légal qu’une atteinte au code de la route ou que n’importe quelle infraction liée aux normes civiques d’une ville (tapage nocturne, par exemple), comme le souligne le collectif Ferrocarril Clandestino. Cette « faute administrative » ne justifie alors d’aucune manière la disproportion des dispositifs policiers (fourgonnettes, véhicules de police et nombre d’agents) utilisés pour effectuer les contrôles16.
Autre détail juridique. La pratique policière, pour appliquer la politique migratoire en vigueur, réalise les contrôles d’identité sur le fondement du faciès, soit en fonction de l’apparence ethnique ou de « signes extérieurs d’extranéité » qui témoigneraient d’une appartenance autre : une atteinte, outre au bon sens, à l’interdiction de la discrimination, promulguée de part et d’autre dans les traités et les accords internationaux ratifiés par l’État espagnol. Comme l’explique le collectif Inmigrapenal, il est fréquent, pour contredire cette conclusion, de prendre pour référence un arrêt rendu en 2001 par le Conseil Constitutionnel espagnol – il était question de savoir si l’identification d’une femme africaine dans le train de Valladolid était discriminatoire17. Le conseil trancha alors de la sorte : puisque les étrangers ont obligation de posséder un titre de séjour et considéré l’exercice du pouvoir policier en matière d’identification, il est forcé de reconnaître que « quand les contrôles policiers servent à accomplir une telle finalité, les caractéristiques physiques ou ethniques peuvent être prises en compte car elles constituent des indices raisonnables attestant de l’origine non nationale de la personne ». Faisant suite à cette décision : une série de recommandations rappelant que cet arrêt ne statue pas sur la légalité du contrôle, mais sur le caractère discriminatoire de ce dernier, et que cette « autorisation » doit prendre effet de manière « raisonnable, respectueuse, courtoise… » afin que la contrôle ne vire justement pas à la sauvagerie. Minauderies après boulet de canon. Il fallait savoir. En 2009, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies répare la bévue judiciaire en proclamant le contraire. En Espagne non plus, les caractéristiques physiques et ethniques ne peuvent pas être considérées comme des indices induisant l’illégalité potentielle de la personne contrôlée.
Procès d’invisibilisation
« La police respecte scrupuleusement la Loi et la Constitution. Il n’y a pas de rafles discriminatoires [contre les immigrés], elles n’existent pas »18, jure solennellement Alfredo Pérez Rubalcaba, ministre de l’intérieur espagnol. Tactique de l’enfant de chœur : le ministre de l’Intérieur, le secrétaire d’État à la Sécurité ainsi que le Directeur général de la Police et de la Guardia civil rabâchent à la négative lors de comparutions parlementaires. Maintiennent leur position alors que le Syndicat Unifié de la Police (SUP)19, dans un communiqué de presse rendu public le 9 février 2010, rappelle que « le 27 janvier 2009, quatre organisations syndicales se sont adressées au Conseil de la police afin de manifester leur préoccupation au sujet de la légalité des policiers et des garanties juridiques de la pratique policière des identifications massives et discriminatoires sur la voie publique ». Et s’obstinent alors que quelques jours plus tard, le même syndicat divulgue une note interne20 envoyée aux commissariats madrilènes par la UCOT21 fin 2008 où il est demandé aux agents de la police nationale de gonfler les chiffres des interpellations en augmentant le nombre d’arrestations hebdomadaires d’étrangers en situation irrégulière. « Chaque commissariat se doit d’arrêter hebdomadairement un nombre déterminé d’irréguliers en fonction de la population du district, et s’il n’y est pas parvenu, de franchir les limites de son terrain d’action pour interpeller dans d’autres districts » explicite le journal El Pais22. La note précise enfin aux policiers comment agir suite à l’arrestation de l’étranger : « Il faut être sélectif au moment d’envoyer au centre de rétention » et « donner priorité aux Marocains ». Comprendre : les centres sont saturés et le coût de l’expulsion des Marocains, effectuée par voie terrestre jusqu’à Rabat au Maroc, est supportable23.
Alors que la Direction générale de la Police et de la Guardia civil justifie maladroitement l’existence de ces instructions chiffrées en expliquant que « les objectifs mensuels de la police concernent tous les domaines de l’action policière y compris le législation sur les étrangers » et que « tous les districts n’ont pas tous les mêmes objectifs car ces derniers s’établissent en fonction de la délinquance de chacun », Rubalcaba, butté, hurle au malentendu devant le parlement : « Il n’existe aucune instruction, aucune circulaire, aucun ordre, ni verbal ni écrit (…) établissant des quotas d’expulsion »24. Puis, nuance ses propos : « L’existence de cette instruction est une erreur opérative, nous ne l’avons jamais ordonnée ». Et d’utiliser les chiffres de la Brigade d’expulsion des délinquants étrangers (BEDEX), unité créée à l’automne 2008 par ce dernier, pour justifier de l’augmentation des expulsions en 2009 tout en préservant le « caractère de légende urbaine des rafles »25. Pourtant, alors que le ministre s’acharne à nier l’évidence, de nouvelles dénonciations policières révèlent que la Préfecture de police de Madrid oblige des unités spécialisées à participer à la chasse à l’homme, comme la Section de réaction et d’appui (SERA), aussi appelée « les Centaures », en plus des « Zodiaques » et des « Alezans ». Les Centaures, qui interviennent si nécessaire en appui aux interventions policières, le plus souvent de nuit, doivent désormais arrêter deux migrants en situation irrégulière par voiture de patrouille avant de les amener au commissariat. Les Alezans du Groupe d’attention au citoyen (GAC), quant à eux, ont pour objectif d’arrêter quatre à cinq immigrés à chaque tour de service (8 heures).26
Dernier volet. En février dernier filtre dans la presse la circulaire 1/201027, datée du 25 janvier 2010, émise par le Commissaire général aux étrangers et aux frontières et distribuée dans tous les commissariats du pays. Le caractère confidentiel du document surprend jusque dans les milieux policiers : l’administration, en particulier le Secrétariat d’État à l’immigration, se doit normalement de rendre publiques toutes les instructions internes susceptibles d’affecter le droit à la défense des étrangers. Cette circulaire propose une lecture bien plus répressive que les développements prévus par la Loi sur les étrangers dans sa version consolidée (Ley organica de Extranjería, entrée en vigueur le 11 décembre 2009). Elle introduit, en plus de justifier la légalité des rafles par un tour de passe-passe (le document s’appuie sur une interprétation combinée et très restrictive de la Loi sur les étrangers et de la Loi sur la sécurité citoyenne), une nouvelle figure juridique : la « détention préventive à des fins d’identification » du moment où la personne contrôlée ne peut prouver sa régularité dans la rue (même si celle-ci séjourne régulièrement en Espagne). C’est-à-dire qu’elle ordonne la privation de liberté sans savoir si la sanction débouchera sur un ordre d’expulsion alors qu’il ne pourrait s’agir que d’une amende, les étrangers ayant obligation d’attester de la légalité de leur séjour à tout moment28. La Loi sur les étrangers n’habilite pourtant pas la Police à pratiquer « la détention préventive » dans ce type de situation : aucun fondement légal n’accompagne cette interprétation. Le 3 mars 2010, dans une plainte29 présentée au Ministre de l’intérieur espagnol, 141 associations font état de la caducité de cette acception de la « détention préventive » et rappellent l’illégalité des contrôles d’identité sélectifs dans le but de vérifier la situation administrative d’un étranger. Leur sera opposée cette réponse : « Les forces et les corps de sécurité de l’État remplissent leurs fonctions dans le plus grand respect de la loi et des droits de l’homme (…). En aucun cas ne sont promus ni conduits les contrôles d’identité sélectifs. »30.
En 2009, selon les chiffres du Syndicat unifié de la Police, 445 000 étrangers ont fait l’objet de contrôles d’identité à Madrid, et 22 000 ont été arrêtés à la suite de ces contrôles. La même année, le ministère de l’Intérieur affirme avoir expulsé 13 278 étrangers, soit 25 % de plus qu’en 2008 (ces chiffres n’incluent pas les refoulements aux frontières espagnoles - arrivées en bateau, souvent en pateras, ou en avion). Les rafles n’ont de cesse d’être dénoncées et documentées, à l’exemple d’un effrayant recueil de témoignages à l’initiative du collectif Ferrocarril Clandestino31 ou du suivi, notamment photographique, effectué par le journal indépendant Diagonal32. Là encore, sous de quelconques motifs (délit de désobéissance, interdiction de photographier les intérieurs du métro), les photographes de Diagonal, Edu León et Olmo Calvo, sont régulièrement arrêtés et sommés d’effacer les clichés montrant les policiers en action. Politique horizontale : les rafles, en Espagne, n’existent pas.
Cet article sera complété dès demain (mercredi 12 janvier) par un entretien avec un membre des Brigadas Vecinales.
1 Les photos illustrant cet article proviennent toutes dusite du journal Diagonal, dont Edu León et Olmo Calvo sont les photographes.
2 In communiqué de presse de la police férérale belge
3 « Hermes operations week all through the European Union, 11 – 17 October », à lire ici.
4 In communiqué de presse de la police férérale belge.
5 Idem.
6 L’opération Charlemagne, menée à l’initiative du Comité permanent de coopération opérationnelle en matière de sécurité intérieure (institué au sein du conseil de l’UE), a pour « principale tâche de promouvoir et renforcer la coordination des actions d’ordre opérationnel entre les États membres de l’UE dans le domaine de la sécurité intérieure ». Une macro-opération policière de quatre jours a été menée en juin dernier, simultanément dans plusieurs pays afin de « mesurer la capacité de coopération face aux principales menaces délictueuses comme la lutte contre la traite et le trafic d’êtres humains, contre le trafic de stupéfiants etc...) ». Plus d’informations ici, en espagnol.
8 Dans un article daté du 22/10/2010.
9 Deux entités constitutives de la police nationale espagnole.
10 Journal Las Provincias, article du 22/10/2010
11 Idem.
12 Centro de Internamiento para Extranjeros (CIE) : Centre de Rétention Administrative.
13 Rapport de l’association Inmigrapenal disponible ici (en espagnol).
14 Le rapport du collectif Ferrocarril Clandestino est disponible ici (en espagnol).
15 Rapport de l’association disponible ici (en espagnol).
16 Voir Rapport d’enquête sur les contrôles, les identifications et les détentions du collectif Ferrocarril Clandestino.
17 STC 13/2001, le 29 janvier.
18 Réponse à l’interpellation sur le rafles au Sénat, 6 octobre 2009.
19 Syndicat majoritaire de la police espagnole.
20 Lire ici les recommandations chiffrées envoyées aux commissariats madrilènes.
21 UCOT : Unidad de Coordinación Operativa Territorial. Il s’agit de l’unité responsable de la coordination des actions opérationnelles de la Préfecture de police de Madrid.
22 Article d’El País, 15/02/2010, à lire ici.
23 Idem.
24 Intervention face au parlement le 17 février 2009 pendant la « polémique des quotas ».
25 Journal Diagonal, article du 02/05/2010, à lire ici.
26 Publico, article du 24/09/2009, à lire ici.
28 Journal El correo, article du 08/02/2010, à lire ici.
30 Réponse du directeur du cabinet du ministre de l’Intérieur.