mercredi 27 mai 2009
Littérature
posté à 17h44, par
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Six volumes ! Il fallait bien ça pour rendre compte de ce qui est resté comme l’affrontement le plus emblématique du 20e siècle. Avec « Le Labyrinthe Magique », six romans ancrés dans la Guerre d’Espagne, Max Aub avait voulu tout dire du conflit, les beaux mythes comme les sales illusions. Une œuvre essentielle que les Fondeurs de Briques ont eu la bonne idée de traduire et publier.
« C’est en Espagne que les hommes ont appris qu’il est possible d’avoir raison et cependant de souffrir la défaite. Que la force peut vaincre l’esprit et qu’il y a des moments où le courage n’a pas de récompense. C’est sans doute pourquoi autant d’hommes dans le monde considèrent le drame espagnol comme un drame personnel. » (Albert Camus)
Un travail de titan : six volumes pour cerner la guerre d’Espagne. Six livres denses pour mettre à jour les réalités d’un conflit qui a tant marqué les imaginations, qui a fait l’histoire. Six romans de Max Aub, républicain convaincu, au cœur de la bataille, exilé en 1939, enfermé en 40 dans une France complice de Franco, envolé plus tard pour le Mexique où il écrira l’essentiel de son œuvre. Six morceaux de bravoures écrits entre 1939 et 1968, bientôt tous édités par Les Fondeurs de Briques (décidément courageux), qui se sont attelés à la publication de la grande œuvre de Max Aub, cette fresque ambitieuse qu’est « Le Labyrinthe Magique. »
Du premier volume parcouru d’une traite, Campo Cerrado, on pense le plus grand bien. Des autres, on attend avec impatience la publication. Convaincus, déjà (un peu subjectivement ?), qu’ils sauront rivaliser avec l’étrange beauté de ce premier volume1.
Un « labyrinthe », la guerre d’Espagne ? Au début, on tique. Ne serait-ce que pour certains lieux communs enracinés en nous, la bravoure des républicains, la saloperie des franquistes, la limpidité de la Bonne Cause. Manichéisme caricatural, bien sûr. Il est stupide de penser que la Guerre d’Espagne fut un simple combat entre forces du bien, prolétaires généreux rangés autour de Durutti et Malraux, et forces du mal, horribles franquistes rangés autour de généraux réacs et des alliés nazis. Rien n’est jamais si simple. En contant l’itinéraire haché de Rafael Lopez Serrador, jeune Espagnol qui cherche son destin dans le Barcelone des années 1930, Max Aub illumine les racines enchevêtrées de la lutte à venir. La guerre mettra fin aux hésitations, il faudra choisir son camp. En attendant, entre monarchistes, fascistes, carlistes, libéraux, communistes, anarchistes, phalangistes, la situation ne brille pas par sa limpidité.
Rafael oscille dans une ville au bord du chaos. Il ne sait pas exactement de quel côté pencher. Il sait ce qu’il exècre, l’immobilisme, les donneurs d’ordre, les lâchetés, le doute, la vie bourgeoise. Mais il ne sait pas exactement ce qu’il défend ou voudrait défendre. Il n’est pas lâche, il ne sait pas, c’est tout. La plupart du temps, il laisse parler les autres. Ça tombe bien, ces « autres » sont très bavards. Au cœur des tavernes, des bars, des cabarets, ils s’épanchent, chœur confus que Max Aub se plait à retranscrire, comme un opéra politique. Au détour d’une page, un cireur de chaussures s’enflamme :
« On est révolutionnaires ou réactionnaires, le reste c’est des bêtises, des combines ou du temps perdu. Le libéralisme ? Allons ! Ou alors, ce qui est important pour toi c’est le régime démocratique. Une pourriture ! […] Mais si tu te places réellement face à ta raison et à ta mémoire, tu ne peux qu’être révolutionnaire, et surtout pas un homme de gauche. Un homme de gauche sent toujours mauvais, ça sent le caca. L’important c’est l’homme, et l’univers peut aller se faire voir. Ou tu acceptes l’ordre actuel des choses, ou tu te ranges du côté de l’homme nu. Le reste, demander que les choses s’arrangent peu à peu : c’est une honte et une lâcheté. »
Un phalangiste lui répond « discipline ! » Un autre, aristocrate suisse confus mais plein d’allant, appuie ses propos. Des anarchistes vitupèrent, des carlistes braillent. De toutes les pages, les voix arrivent, surgissent à l’impromptu, s’entrecroisent, tissant peu à peu l’arrière-fond idéologique d’un pays à la croisée des chemins. Le conflit à venir s’échafaude dans ces débats, prend son essor dans la parole. Au milieu de tout ça, Rafael se cherche. D’abord anarchiste, par camaraderie avec ces ouvriers qu’il côtoie chaque jour, il finit par douter :
« Suis-je un anarchiste, se demandait-il et, pas très sûr de lui, il était tenté de répondre par la négative. Il lui semblait présomptueux d’exprimer ses dissensions, surtout qu’il n’avait que des doutes à mettre en avant. « Les Doutes engendrent des calamités. Je ne peux m’empêcher de douter. Je suis une calamité » ».
Parfois il se laisse emporter par ce qui lui semble une colère nécessaire face à la lâcheté des hommes. Il noie Mathilde la moucharde, responsable de la mort d’un camarade, l’ensevelit dans le port (« Je ne me baignerais jamais plus dans la mer »). Mais ses convictions n’en restent pas moins passablement incertaines. Quand juillet 1936 s’approche, que le Front Populaire est au pouvoir depuis quelques mois, il finit par rejoindre le camp d’en face, La Phalange. Car les beaux discours sont aussi de ce côté-là, notamment celui de l’écrivain beau parleur Salomar, ami de Rafael. Alors, quand les phalangistes participent à l’assaut contre la République, pour Franco et les généraux, il est de leur bord, par défaut. Le 8 juillet 1936, jour du coup d’Etat, Rafael erre dans Barcelone, pas vraiment convaincu de la justesse de sa cause.
Et puis, l’étincelle. En regardant les anars de la CNT et de la FAI combattre, reprendre le contrôle de la ville, en observant les premiers exploits des hommes de Durutti, il comprend que la vie est de leur côté : « Ils tirent pour le plaisir de tirer, comme si la balle qu’ils expédiaient portait, radieuse, le droit de vivre rageur de l’humanité esclave de Barcelone. »
Il bascule de leur côté, rédemption in extremis. Autour de lui, la pitié n’a plus cours, on met à mort, il peut comprendre. Sans pitié, Rafael l’avait été avec la moucharde Mathilde, les hommes autour de lui le sont aussi : certaines circonstances l’exigent. Un phalangiste capturé est froidement exécuté, « dignement » :
« ‘La dignité humaine, tu saisis ? La dignité ! Nous nous battons contre les coups, contre la police, contre les papiers, contre les soldats, contre les pots-de-vin. Et toi tu veux extorquer, faire parler un prisonnier ? Il a perdu, eh bien qu’il meure ! Mais de façon honorable, sans moucharder.’
Il tire un gros revolver, un colt terrible et le pointant sur la mouche morte, il lui fait sauter la cervelle.
’Voilà, pour qu’il apprenne qui nous sommes, nous les libertaires !’ »
Au final, Rafael traverse le début de cette guerre d’Espagne en spectateur autant qu’en acteur. Max Aub l’a voulu ainsi, pour que le tableau soit complet, que d’autres voix se fassent entendre. La guerre se fait brouhaha avant même de s’enraciner et il fallait un grand conteur pour jouer cette partition. Admirateur du Malraux de l’Espoir et de La Condition humaine, celui qui mettait la fiction au service de l’histoire en marche, Aub se plonge dans la guerre d’Espagne comme un mort de faim. A la fin de ce premier tome, Rafael a pris parti, cette guerre est devenue vraiment sienne. Et celle de Max Aub, l’éternel exilé qui jamais ne cessa de pleurer cette Espagne vaincue.
1 A noter que le tome II du « Labyrinthe magique », « Campo Abierto » est également disponible en librairie.