jeudi 9 avril 2009
Médias
posté à 15h21, par
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Parée à en découdre, la feuille à Dassault, bien décidée à mener la chasse à ces infâmes rouges qui font rien tant que séquestrer les patrons et mettre le pays à genoux. En clair, Le Figaro met toutes ses forces dans la guerre sociale, ses journalistes se faisant fiers et courageux soldats au service du sarkozysme. Dans l’édition d’aujourd’hui, c’était un vrai festival.
La radio libre FPP m’a gentiment proposé de faire une petite chronique hebdomadaire, le jeudi à 12 h 30. Comme je ne recule devant rien, je vous la copie-colle ici. Hop !
Il y a des petits plaisir sains dans la vie, des moments de bonheur, qui marquent l’instant présent de rose et de vermillon, qui vous procurent de petits picotements de jouissance, ça gargouille et ça fourmille sous la peau, qui vous filent « la banane », pour plagier la formulation de notre roi de la jungle présidentiel, et qui vous redonnent l’espoir - au moins pour un temps - que cette journée de merde ne va pas l’être tout à fait, tout n’est pas perdu, hop, on lève le menton et on regarde l’avenir en chantant.
En clair : c’est l’instant Ricorée.
Et c’est essentiel.
J’imagine que vous avez vos propres moments privilégiés, l’haleine fruitée de votre compagne ou compagnon au réveil, l’ouverture des factures de la semaine - en famille le samedi après-midi - , une partie de jambe-en-l’air avec un huissier passé inopinément avec un petit papier bleu - du sexe contre un peu de mansuétude, histoire de sauver votre poste de télévision de la saisie - , la consultation de votre compte en banque alors que vous savez pertinemment bien qu’il reste tout juste de quoi acheter un paquet de coquillettes et la moitié d’un flacon de ketchup, je vous laisse continuer la liste, vous pouvez mettre ce que vous voulez dedans, au fond je m’en fiche un peu parce que je suis venu vous parler de mon instant Ricorée à moi.
Et mon instant Ricorée à moi, c’est la lecture du Figaro.
Ne croyez pas que je plaisante : quand je me sens un brin démotivé, que j’ai l’impression d’avoir oublié pourquoi je milite, que je ne sais plus en quoi il est si essentiel de changer l’ordre du monde et de faire tomber certaines têtes, dans ces moments-là, la lecture du Figaro a un effet incroyable.
Ça me rebooste.
Ça me redonne la niaque.
Ça me rend méchant, à nouveau.
Et je crois vraiment que Le Figaro est la meilleur des potions révolutionnaires pour tout activiste qui se respecte, aussi efficace qu’une pilule de Viagra pour un octogénaire qui organise une partouze dans la chambre de sa maison de retraite et craint de ne pas pouvoir tenir toute la nuit.
Bref : c’est magique !
Exemple, prenons Le Figaro d’aujourd’hui.
Et courons à l’édito, un chouette texte signé Yves Thréard, l’un de ces imprécateurs réactionnaires que ce journal compte en si grand nombre qu’il doit forcément les remiser quelque part en attendant qu’ils servent, une sorte de réserve pour réac où ces vieux salopards aigris peuvent s’ébrouer en toute liberté en répétant - la bave aux lèvres - leurs formules favorites, des trucs du style « nous ne laisserons pas les chars soviétiques prendre la place de la Concorde ! », « la chienlit rouge ne passera pas ! » ou « le seul bon syndicaliste est un syndicaliste mort ! » ; de temps en temps, papa Dassault, propriétaire du journal, choisit un de ces vieillards séniles, le sort de la réserve et l’installe devant une machine à écrire, histoire qu’il ponde l’une de ces diatribes qui feraient passer Alain Madelin et Nicolas Sarkozy pour d’infâmes progressistes vendus au marxisme international.
Aujourd’hui, donc, c’est Yves Thréard qui s’y colle, titrant son édito Les profiteurs de la crise.
Je vous vois venir : avec un tel titre, vous vous dites, il s’en prend aux banquiers qui ont touché tous ces milliers de milliards, à ces riches qui payent toujours moins d’ISF, à ces financiers qui ont fait basculer le monde dans le chaos mais pavoisent quand même, à ces économistes ultra-libéraux qui nous ont donné des leçons pendant des années et continuent aujourd’hui, alors qu’ils se sont plantés dans les plus grandes largeurs, à nous assommer de leur crétinerie congénitale.
Mais : non.
Vous n’y êtes pas.
Mais alors : pas du tout.
Sous la plume d’Yves Thréard, les « profiteurs de la crise » sont, je vous les cite en vrac, les « collectifs d’individus qui parviennent à imposer leurs diktats au plus grand nombre » - en langage figaresque, ça veut dire : les syndicats - , « les responsables politiques importants, Villepin, Royal, Aubry et Bayrou », coupables de n’avoir pas appelé à faire donner la troupe contre les ouvriers séquestrateurs, et « les enragés et les sans-culottes d’aujourd’hui » qui voudraient - attention, la citation vaut son pesant de petits Livres rouges, je pense la replacer dans un billet invitant à l’émeute et à la lutte armée - « rejouer les journées de Thermidor au printemps 2009 ».
En résumé, dans le monde d’Yves Thréard, les profiteurs de la crise sont d’abord ceux qui appellent à un peu d’humanité envers les faibles, qui se battent pour changer les choses ou qui sont tellement en colère qu’ils ont décidé d’user de moyens de pression légitimes pour se faire entendre.
Oui : on croit rêver…
Bien sûr, dans le journal de cet infâme barbouze qu’est Serge Dassault, celui-là même qui a maintes fois expliqué que « nous sommes en train de crever à cause des idées de gauche » et qui a aussi déclaré qu’il est « anormal » d’aider les chômeurs, « des gens qui ne veulent pas travailler », dans le journal de ce monsieur, donc, l’éditorial n’est pas le seul endroit où s’exprime la haine des rouges et la défense des puissants.
Et on retrouve d’autres articles du même style dans le corps du Figaro d’aujourd’hui.
Dont un vrai grand moment d’audace et de talent journalistique, papier intitulé Le malaise des cadres de Scapa séquestrés dans l’Ain2, destiné à montrer « combien les séquestrations se passent mal » et qui revient sur le véritable calvaire - il n’y a pas d’autre mot, à côté Jésus était un petit joueur - vécu par les quatre dirigeants de Caterpillar retenus par leurs ouvriers la semaine passée.
Pour illustration, en voici un premier passage, ça vaut vraiment la peine : les ouvriers « multiplient les vexations. Ils proposent (aux cadres) des repas. Mais ce ne sont que des plats vitrines du restaurant d’entreprise. Les quatre séquestrés font commander des pizzas par les agents de la sécurité. »
Je vous laisse imaginer la souffrance de ces gens obligés de manger des pizzas…
C’est l’enfer, il n’y a pas d’autre mot, et c’est aussi une jolie preuve que la révolution n’est vraiment pas un dîner de gala.
Et un deuxième, tout aussi terrifiant : « La nuit est difficile. Coups de pied dans les portes. Musique révolutionnaire. Rap. Les membres du commando, qui sont appuyés par des militants n’appartenant pas à Caterpillar, les privent de téléphone fixe et de portable. »
Là, on touche à la torture pure et simple.
Et je suis comme l’auteur du papier, un brin étonné que la Convention de Genève n’ait pas encore inscrit l’écoute de rap ou de chants révolutionnaires, ainsi que la privation de portable, au rang de ces crimes de guerre qui sont indéfendables et injustifiables.
Je pourrais continuer longtemps ainsi, d’autant qu’un troisième article, intitulé Le dangereux dérapage des conflits sociaux, pousse la propagande encore un peu plus loin.
Mais les meilleures choses ont une fin et on va s’arrêter là.
Retenez juste que la guerre sociale se joue aussi dans les médias et qu’en la matière Le Figaro ne fait vraiment pas dans la finesse3.
Et aussi que, s’ils s’inquiètent ainsi et racontent n’importe quoi, c’est sans doute la meilleure preuve que nous sommes sur la bonne voie.
Et, puisqu’on parle séquestration, je vais finir par une magnifique citation de Jacques Prévert4 : « Mais ceux qu’on a trop longtemps traités en caniche, ceux-là gardent encore une mâchoire de loup. Pour mordre. Pour se défendre. Pour attaquer. Pour faire la grève. La grève. La grève. Vive la grève ! »
1 Image piquée sur ce blog. Que son auteur, à qui je n’ai rien demandé, en soit remercié.
2 Et peu importe que, sous ce titre laissant penser que l’article porte seulement sur la séquestration des cadres de Scapa, l’auteur évoque très largement celle des cadres de Caterpillar, imbriquant volontairement les deux pour faire davantage sensationnel.
3 Oui : quelle surprise…
4 Dénichée par l’irremplaçable Flo Py, en ce billet. Que son nom soit béni sur cent générations.