samedi 18 avril 2009
Le Cri du Gonze
posté à 14h42, par
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Dans la grande lignée des bluesmen oubliés, Skip James fait bonne figure (même si Scorcese l’a récemment remis un tantinet au goût du jour). Aussi incroyable à la guitare qu’au chant, ce musicien essentiel dans l’histoire du blues a pourtant croupi dans l’anonymat la majeure partie de sa vie. Redécouvert sur le tard, il n’en aura même pas profité… Prosternation détaillée.
« Tu vois, je n’ai jamais regretté mon eau jusqu’à ce que mon puits soit à sec,
Et Miss Crow Jane ne me manquait pas jusqu’au jour où elle est morte1. »
Au commencement était Robert Johnson. Il avait vendu son âme au diable à la croisée de chemins poussiéreux du Sud profond en échange du Génie musical. En toute connaissance de cause. Il voulait chavirer le cœur des gens avec sa musique, les plonger dans un bain d’illumination auditive, ce n’était pas si cher payé, après tout : une âme tout le monde en a, le talent de Robert Johnson, personne d’autre ne l’aura jamais. Il parcourait le pays, chantant sa damnation, « Il faut que je bouge, il faut que je bouge, le blues tombe comme la grêle / Et les jours me tourmentent toujours / Il y a un chien de l’enfer sur mes talons », trainant sa malédiction avec lui. Sur son passage, les femmes succombaient, les hommes pleuraient, les villes se teintaient en blues.
Très vite, le diable s’est vengé, l’âme de Robert Johnson ne lui suffisait plus, il lui a pris sa vie. C’est une femme jalouse qui s’est chargée de la basse besogne et l’a empoisonné. Le diable s’y est mal pris, en fait : la légende de Robert Johnson a pris son envol, cette disparition précoce a ouvert la voie au mythe. Resté mystérieux2, insaisissable, il fait un très mauvais client pour cette rubrique puisqu’aucune vidéo de lui n’a jamais été tournée. Ça ne fait rien, je vous invite quand même à lire sa biographie3 et à vous immerger profondément dans son œuvre, ça muscle l’âme.
Tout ça pour arriver au fait que Robert Johnson, immense artiste, a eu de très nombreux rejetons musicaux, avec des liens de familles plus ou moins distendus. Il y a d’abord Johnny Shines, censé lui avoir appris la guitare, et puis Robert Pete Williams qui – comme Leadbelly avant lui – parvint à échapper à une peine de prison à perpétuité grâce à son talent de musicien et à l’émotivité d’un directeur de prison, Howlin’ Wolf qui donna des leçons de musique aux Rollings Stones (qui tiraient eux-mêmes leur nom d’un chanson de Muddy Waters), Mississippi John Hurt, Son House, Hound Dog Taylor... Je voudrais bien m’arrêter sur chacun d’eux, mais la tâche est draconienne (et les vidéos peu nombreuses). Alors, il a bien fallu en choisir un.
Skip James, donc. Il fait partie de ces artistes de légende que l’histoire musicale a tranquillement essoré, ne les laissant éclore au grand jour que lorsqu’ils étaient sur le point de disparaître. Né dans le Mississipi en 1903, il a bourlingué toute sa vie, joignant difficilement les deux bouts avec sa musique, bossant dans des fermes ou des plantations. Tous ceux qui l’ont approché dans ces années-là furent proprement pétrifiés par sa musique, sa manière incroyable, tellement lancinante, de jouer de la guitare et de chanter. « Je joue de la guitare comme personne. Si ce personne existe, je ne l’ai jamais entendu. », voilà ce qu’il déclarait quand on l’interrogeait sur son jeu.
Dans les années 60, un petit bout de l’Amérique a commencé à se pencher sur son patrimoine culturel, quelques noms ont été redécouverts, Skip James en a fait partie. On l’a retrouvé en 1964, crachant ses poumons dans un hôpital miteux, et on l’a directement programmé au festival de Newport, comme symbole musical d’une Amérique qui acceptait enfin (un peu) ses racines. Il y a joué, entre autres, la merveilleuse « Devil Got my Woman », avec ses paroles décapantes : « Je préfèrerais être le diable / que l’homme de cette femme / Parce que personne d’autre que le diable / n’a influencé l’âme de ma nana4. ») Evidemment, Skip James a laissé tout le monde sur le cul (sur la vidéo ci-dessous, on le voit jouer la même chanson deux ans plus tard, à Newport itou, pour un comité réduit). Et puis, il est retourné à son anonymat, s’éteignant cinq ans plus tard dans une relative indifférence.
De « Crow Jane », la plus belle chanson du monde5, en tout cas telle qu’il la chante sur la vidéo placée au début du billet, il expliquait que c’était une chanson parlant de « La femme la plus entêtée qu’[il] ait jamais connu. Elle pensait qu’elle était si vertueuse qu’elle n’allait pas mourir6. » Dans ces conditions, évidemment, il ne reste plus qu’à dézinguer Crow Janes, celle qui garde toujours la tête haute : « J’ai tiré sur Crow Janes, juste pour voir sa chute7. » Et puis à la pleurer, encore et toujours : « Tu vois, je n’ai jamais regretté mon eau jusqu’à ce que mon puits soit à sec,
Et Miss Crow Jane ne me manquait pas jusqu’au jour où elle est morte. »
1 You know I never missin’ my water, til my well ran dry Didn’t miss Crow jane until the day she died.
2 Pendant longtemps, on a cru qu’aucune photo de lui n’avait jamais été prise, impossible de mettre une image sur sa musique. Désormais, on en a retrouvé une poignée, dont celle utilisée dans le billet.
3 La dernière en date, de très bonne facture, a été publiée au Castor Astral, collection Castor Music.
4 « I’d rather be the devil / than be that woman’s man /Cause nothing but the devil / changed my baby’s mi-i-nd »
5 Et je ne vais pas essayer d’expliquer pourquoi, peut me chaut d’enchaîner les superlatifs pour tenter de cacher ce que je ne peux pointer précisément, magie volatile oblige.
6 « the contrariest woman I ever did know. She thought she was so good she didn’t have to die ».
7 « Shoot Crow Jane just to see her fall. »