samedi 12 février 2011
Le Cri du Gonze
posté à 14h53, par
22 commentaires
C’était plus fort que lui, passage obligé. Quand le saxophoniste Julian Cannonball Adderley écoutait les solos de ses partenaires, il ne pouvait s’empêcher de claquer des doigts en se déhanchant, totalement embarqué dans le beat, envoûté. Snap snap snap. Une forme d’aveu de sincérité de la part d’un « cannibale » du jazz immergé dans le yahou. Swingoscopie.
Si j’avais le claquement de doigt de Julian Cannonball Adderley, ça ferait un bail que je ne me faderais plus ces poussifs billets sur Article11, ce taudis malfamé, et que j’aurais croqué dans d’autres horizons. Un autre Lémi eut été possible. Je serais Monsieur Loyal chez Zapata, homme-orchestre à Valparaiso ou bien membre du néo rat-pack à Las Vegas, quelque chose de classieux et épicé. La belle vie, prestance décontractée en auréole. Même devant un public frondeur, je saurais directement imposer ma présence : un subtil déhanché de la brioche, un sourire sincère et, bing - snap, snap, snap, snap - les parterres hocheraient la tête, conquis et ravis de tant d’humanité swingueuse. Car le claquement de doigt de Cannonball Adderley était comme le Duckwalk de Chuck Berry, la gratte fracassée de Kurt Cobain ou le râle scato de Screamin’ Jay Hawkins : une potion magique, un distillateur virtuose de yahou. Quelque chose d’a priori banal qui, dans un cadre précis, se faisait foudre enthousiaste, nectar existentiel.
Surtout, comme pour Chuck, Kurt ou Screamin’, l’arme en question tirait sa balistique du fait qu’elle était en totale adéquation avec le personnage. Dans un simple claquement de doigt, Cannonball (appelé « Cannibale » Adderley à ses débuts pour son féroce appétit) condensait tout ce qui faisait la force de sa musique : le naturel débonnaire, l’élan irrépressible, la joie de vivre érigée en art d’interpréter. Grand et gras homme - grande musique. Comme l’a expliqué le producteur Orrin Keepnews cité dans Miles in blue de Richard Williams1 : « Julian était l’un des êtres humains les plus foncièrement vivants que j’ai jamais rencontrés. C’était un grand homme, et un homme joyeux. Il était tout autant instrumentiste que leader et compositeur. Quand quelqu’un d’autre se lançait dans un solo, il claquait des doigts et affichait le plaisir qu’il y prenait. Et il échangeait avec le public au début et à la fin de chaque prestation. » Pas de plaisir solipsiste chez Cannonball, de masturbation solitaire, simplement le plaisir du swing partagé et l’amour du jazz. Quand on sait que, généralement, comme dans la vidéo ci-dessus (« Work Song »), c’est son frère Nat Adderley qui était à la trompette, ça arracherait presque une larme. O Cannonball, O Cannonball, Du kannst mir sehr gefallen !
Une éthique généreuse du collectif jazzeux qui détonne un tantinet avec nombre de grands noms du jazz. Comme l’écrit Richard Williams, le comparant au trompettiste Miles Davis : « Le contraste avec la manière dont Davis dirigeait son groupe n’aurait pas pu être plus marqué. » Pas faux. Miles allait s’accouder au bar quand ses partenaires se lançaient en solo ; Cannonball - lui - dansait. Il suffit d’écouter Mercy Mercy Mercy, Live at The Club (1966) pour comprendre l’importance du collectif chez Cannonball, la place laissée à des musiciens (Nat Adderley, Joe Zawinul au piano, Yusef Lateef à la flute ou au saxo...) qui, ailleurs, auraient été des seconds couteaux, des Sidemen. Surtout, à une époque où le jazz se glaçait, se faisait cool, précieux et retenu, Mister Cannonball traçait sa route au sourire et au déhanché. Fossé.
En pointant ce qui différenciait Mister Cannibal de la majorité jazz de l’époque, il y a le risque de galoper dans le stéréotype, d’en rajouter une touche sur la froideur du jazz, musique élitiste et guindée blablabla, musique pour bourgeois, faite par des péteux inaccessibles gnagnagna, toutes ces conneries. Un fond de vérité ? Disons que le monde du jazz a connu peu de personnalités aussi réjouissantes et modestement accessibles que Julian Boulet de canon Adderley. Alors que Miles Davis, comme l’État selon Nietzche, était le plus froid des monstres froids (dans sa personnalité, en tout cas), que le grand Coltrane s’égarait dans des improvisations mystiques de moins en moins partageuses, que Dave Brubeck tirait vers la musique d’ascenseur, que Keith Jarrett se prenait pour l’envoyé de Dieu sur terre, que Chet Baker traversait le narco-désert et que Charlie Bird Parker mourait trop vite (1955), Mister Cannonball a gardé le swing jusqu’à sa mort (1975, prématurée, certes, mais moins), la férocité joyeuse du souffle généreux. Le genre de type capable de joyeusement pérorer sur la composition qu’il va enclencher avec virtuosité dans la minute, sans en faire des tonnes, sourire aux lèvres. Modeste mais mastoc. Pas de chichis, l’antithèse du jazzeux tel que décrit par Kerouac dans Sur la route : « Le chef était un ténor fluet, languissant, bouclé, aux lèvres pincées, étroit d’épaules, drapé dans une chemise sport flottante, le sang froid dans la nuit chaude, le regard d’un sybarite, qui ramassa son saxo et l’emboucha d’un air renfrogné et souffla dans un style sûr et complexe, frappant du pied avec coquetterie pour se faire venir des idées et baissant la tête pour en esquiver d’autres. » Trop de posture - languissant, coquetterie, renfrogné... - pour être honnête.
Pour contrebalancer ce qui vient d’être persiflé (Oui, Miles est ma bête noire - j’ai mes raisons), rappelons que Cannonball s’est largement épanoui musicalement via ses participations à deux des plus grands disques de Miles Davis, Kind of Blue (1959) et Milestones (1958), et qu’il en tira grand profit. Mama Wikipedia me glisse ainsi cette citation du Cannibale : « En matière de jazz,il n’ y a pas de place pour l’immobilisme. Il y a une chose dont je suis bien certain : quand on travaille avec Miles Davis, on ne peut pas se répéter soir après soir. Miles et Coltrane sont sans cesse en train de créer, cela représente un formidable défi... »
Soyons franc. Cannonball n’a pas révolutionné le jazz comme John Coltrane, Albert Ayler ou Miles Davis. Il n’a pas repoussé les limites de la composition ou défriché de nouveaux univers sonores. Quelle importance ? Qui écoute en claquant des doigts le génial free jazz d’Ornette Coleman ou les envolées mystiques du late Coltrane ? Personne, évidemment. Alors que je mets au défi le lecteur égaré en ces pages de ne pas extérioriser le joyeux swing ressenti en écoutant « Mercy Mercy Mercy » (pépite composée par son pianiste, Joe Zawinul, ci-dessus) ou « Sack O’ Woe » (ci-dessous), deux morceaux si sympathiques qu’on souhaiterait les épouser dans l’instant. Pour le meilleur et pour le meilleur, avec symphonie de claquements de doigts pour célébrer l’union. Pas moins.