samedi 5 juin 2010
Le Cri du Gonze
posté à 22h10, par
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Pourquoi sont-ils à ce point malades et ridicules ?, s’interrogeait Charles Mingus à la fin des fifties. Eternelle question. Pourquoi le racisme et la ségrégation ? Pourquoi un Orval Faubus, raciste gouverneur de l’Arkansas, est-il resté si longtemps aux commandes ? La question obsédait tellement Mingus qu’il en a fait une chanson, « Fables of Faubus », joyeuse et virulente. Jazz power.
Deux, quatre, six, huit. Ils vous lavent le cerveau et vous apprennent la haine. » (Charles Mingus)
Le dialogue le plus réjouissant de l’histoire du jazz, faussement naïf, vraiment cinglant, entre Pierre et le loup et « Porcherie » des bérus. Au beau milieu d’une chanson (« Fables of Faubus »1) consacrée au très raciste gouverneur de l’Arkansas, Orval Faubus, le grand Charles Mingus s’adresse à son batteur, Dannie Richmond, surjouant l’ingénu :
« Cite moi quelqu’un de ridicule, Dannie.
- Le gouverneur Faubus !
- Pourquoi est-il si ridicule et dérangé ?
- Il refuse la mixité dans les écoles.
- Dans ce cas, c’est un imbécile ! [Long passage musical, puis :] A bas les nazis et les fascistes ! Suprématiste ! A bas le Klu Klux Klan (avec ton plan à la Jim Crowe »2) !
Dans tes dents, governor Faubus, vieille baderne sudiste3 et symbole de ce qui se fait alors de pire en Amérikkke4, d’un esprit du temps désespérant. D’ailleurs, plus loin dans la chanson, Mingus récidive, incluant d’autres baudruches fifities dans sa diatribe : « Eh, Dannie Richmond, tu peux me citer une poignée de gens ridicules5 ? » Et son batteur de brailler, comme une évidence : « Faubus, Rockfeller, Eisenhower. » Trio gagnant.
Le contexte ? Mingus compose la chanson en 1959, alors que la question des droits civiques des noirs et autres minorités reste embryonnaire, ségrégation über alles. Jim Crowe tient la corde, Amérikkke au taquet (celle que déplore J.B. Lenoir, frère d’âme de Mingus) et les beaux jours ne sont pas à l’ordre du jour. Mingus, pas tout à fait noir, pas tout à fait mexicain, pas tout à fait sino-suédois (ascendances très diverses6), est d’une grande et belle virulence sur le sujet. Depuis 1956 et la sortie de Pithecanthropus Erectus (ci-dessous, la chanson éponyme), il boulverse le be-bop et amorce le free-jazz, bousculant les conventions musicales et sociales. Un bulldozer incorrect, réputé pour ses coups de sang. C’est lui qui au beau milieu du « Greatest jazz concert ever » (15 mai 1953, Massey Hall de Toronto) s’en prend violemment à ses camarades (Dizzie Gillespie, Charlie Parker, Bud Powell et Max Roach, excusez du peu) coupables de s’être intéressés à un match de boxe (Joe Walcott/Rocky Marciano) à la pause, les débinant devant le public : « Je n’ai rien à voir avec ces incapables. » Atmosphère atmosphère. Typique de Monsieur Mingus. Pour le personnage et sa classe, prière de se reporter à son autobiographie, Moins qu’un chien7 : le titre seul dit déjà beaucoup sur la capacité de gueulante de son auteur.
Bref, retour au Mingus. Quand il écrit « Fables of Faubus », ce dernier est connu aux États-Unis comme celui qui a tout fait pour que la ségrégation scolaire reste la norme. En 1957, Orval Faubus a refusé d’entériner une décision de la Cour suprême et a envoyé des soldats empêcher neufs élèves noirs d’assister aux cours du lycée central de Little Rock, capitale de l’Arkansas. Proche de l’extrême droite et du KKK spirit, il s’entête et va jusqu’à faire fermer les écoles plutôt que d’appliquer les lois fédérales. Bref, le type même de monstre raciste que Mingus ne peut pas blairer. D’où la fessée musicale, inspirée et méchamment cinglante, modèle du genre.
L’histoire de la chanson ne s’arrête pas là. En fait, il en existe deux versions. Celle présentée jusqu’ici est la plus tardive (officiellement, elle s’appelle d’ailleurs « Original Fables of Faubus »). La première à avoir été gravée est uniquement instrumentale. Elle apparaît sur un des plus beaux albums du maestro Mingus – contrebassiste de génie, pianiste dément, compositeur virevoltant – , Mingus Ah Um, sorti par Columbia en 1959. Mais voilà, Mingus est très remonté : Columbia a refusé la version chantée qu’il souhaitait cracher à la face de l’Amérique, a castré sa virulence. Réaction de l’intéressé : en 1960, il enregistre l’album suivant (Charles Mingus Presents Charles Mingus) sur un petit label indépendant, Candide, et y fait figurer en bonne place l’original de la chanson, avec les paroles, sous le nom « Original Fables of Faubus ». Œil pour œil.
Mingus fessant Faubus, le tout sur fond de jazz sautillant, c’est la panacée en matière de vitupération mélodique, une balistique jazz réconciliant oreilles et poing levé, son et contestation. À un tel point que, sur la longueur, les naïves paroles de la version originale deviennent inutiles : les notes en elles-mêmes se font armes de dénonciation. Faites le test. Après avoir écouté la version chantée – ses imprécations sautillantes, les vieux croûtons racistes, Faubus en tête, traînés dans la poussière –, passez à la version instrumentale (ci-dessous), plus « conventionnelle ». Ouvrez grand les oreilles. Miracle : ici aussi, Faubus clapote dans la boue, est rabaissé plus bas que terre. Chaque croche, chaque bémol, chaque respiration du piano et de la contrebasse l’enfonce plus profondément dans son cloaque. Et même, joie : il coule, corps et âme. Bloub bloub.
1 Cha au cube : bla bla bla, merci pour le tuyau doré.
2 « Name me someone who’s ridiculous, Dannie. Governor Faubus ! Why is he so sick and ridiculous ? He won’t permit integrated schools. Then he’s a fool ! Boo ! Nazi Fascist supremists ! Boo ! Ku Klux Klan (with your Jim Crow plan). »
3 Monsieur le gouverneur :
4 Petit rappel. Dans les sixties et seventies, il était courant dans les milieux radicaux d’écrire Amérike ou Amérikkke pour désigner les states, référence au Klu Klux Klan.
5 « Name me a handful that’s ridiculous, Dannie Richmond. »
6 Il aura d’ailleurs ce joli mot pour désigner sa couleur de peau : « Je suis couleur chiasse. »
7 Sur laquelle je reviendrais à l’occasion.