samedi 14 novembre 2009
Le Cri du Gonze
posté à 13h03, par
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Mille fois par jour, tu pourrais écouter Elisabeth Cotten chantant « Freight Train », jamais tu ne t’en lasserais. Certes, la chanson a plus de 100 ans, mais elle n’a pas pris une ride et s’accroche à tes oreilles comme une présence amicale. Si bien que le jour où tu as appris l’histoire touchante de ce morceau, tu t’es promis d’y revenir par le détail. Et merde à ceux qui te taxeraient de mièvrerie…
Carrboro, Caroline du Nord, début du XXe siècle. Une gamine maigrelette regarde passer les trains de marchandise, les yeux écarquillés, en gratouillant une guitare. Elle a 12 ans tout au plus, un visage mangé par de grands yeux tristes et la peau noire. Elle rêvasse, comme envoûtée par les rails qui courent près de la maison, et son visage grave s’illumine quand un train s’annonce à l’horizon : typique de ce que Bob Dylan, dans son idiome si particulier, appelait le « Freight Train Bluuuuuues »2.
Elisabeth Cotten n’a que 12 ans, et pourtant elle manipule déjà sa guitare comme une pro. À sa manière. Elle a appris la musique sur le banjo de son grand frère et le jour où il est parti en emportant l’instrument, Elisabeth a fait du porte à porte pour dénicher du travail, trimant sans compter jusqu’à ce qu’elle ait les moyens de s’acheter une guitare. Une Stella. Depuis elle ne la lâche plus, jamais : là où va Elisabeth, la guitare va aussi. C’est comme ça. Elle écrit des chansons, des comptines enfantines. Comme elle est gauchère, Elisabeth a fait comme Hendrix, soixante ans avant lui : elle a inversé les cordes de sa guitare, la plus petite en haut, la plus grosse en bas, ça lui donne ce son si particulier que 100 ans après tu le reconnaitrais entre mille. En autodidacte, elle s’est perfectionnée patiemment, ses doigts agiles font désormais des miracles. Plus tard, beaucoup plus tard, sa technique particulière, cordes inversées/arpèges virtuoses, sera rebaptisée le Cotten Picking et imitée par pas mal de monde, postérité inattendue. Mais pour l’instant, pas grand monde ne s’intéresse à ce que fait Elisabeth.
Tous les jours, toutes les heures, des trains passent devant la maison. Quand on habite Carrboro, Caroline du Nord, ça suffit largement à rêver d’un ailleurs moins triste. La nuit, parfois, tout ça prend une allure presque fantastique : les visages illuminés derrière les vitres, les lumières du train, le bruit de la locomotive etc. Typique de ce que James Brown chantait d’une manière si particulière dans « Night train ». Envoûtée qu’elle est, Elisabeth. Surtout qu’un jour, un mécanicien sympa la laisse monter à l’intérieur de la locomotive pour quelques kilomètres. Ensuite, elle rentre à pied, heureuse comme un pape. De retour chez elle, elle s’installe à la table de la maison et écrit une chanson. « Freight Train ». Elle parle des trains de marchandises qui vont si vite (« Freight train, Freight train, run so fast »), de sa volonté d’en prendre un un jour sans que personne ne sache vers où elle s’envole (« Please don’t tell what train I’m on / They won’t know what route I’ve gone »), et puis elle parle de sa mort (« When I’m Dead and in my grave ») – c’est une fillette étrange, il faut bien le dire – , elle dit qu’elle voudrait être enterrée à un endroit où on ne la dérange pas, peu importe où, tant qu’elle peut entendre le train passer et le fracas envoûtant de la locomotive (« Then I can hear old Number 9 / As she comes rolling by. »). C’est une belle chanson, ses parents l’aiment bien. Souvent Elisabeth la fredonne sans même y penser, comme un porte-bonheur, une présence rassurante.
Et puis le temps passe. A 13 ans, Elisabeth travaille comme serveuse, pas trop le choix. Elle joue de moins en moins, parfois à l’église, c’est tout. De toute manière, ce n’est pas le genre à avoir la folie des grandeurs, elle est plutôt rangée comme fille, et très croyante. Et puis, comment pourrait-elle deviner que sa comptine deviendra un classique, sera chantée par le Grateful Dead, Peter Paul & Marie ou Mike Seeger ? Qu’elle-même sera acclamée par des foules enthousiastes ?
A 15 ans, Elisabeth se marie. Très religieuse, elle passe pas mal de temps à l’église, dans la chorale. Un jour, le diacre de sa paroisse – sagouin putride – lui annonce d’un ton sévère qu’elle doit cesser de chanter des chansons qui ne soient pas religieuses. Plus d’incursions profanes si elle ne veut pas griller en enfer. Du coup, comme Elisabeth s’ennuie en chantant des chansons religieuses (tu m’étonnes…), elle abandonne la musique. Finies les conneries. Pendant 40 ans, elle met sa guitare de côté, traversée du désert.
Plus tard, beaucoup plus tard, Elisabeth vit à New York. Elle gagne sa vie comme domestique & en vendant des poupées dans un magasins. C’est là qu’un jour, elle découvre une petite fille perdue qui pleure dans les rayons. Elisabeth aide Peegy l’égarée à retrouver sa mère, Ruth. Une fois la chose accomplie, les deux femmes deviennent amies et Ruth finit par embaucher Elisabeth pour travailler dans sa propre maison. Enfin, le destin se découvre, laisse émerger sa petite face hirsute et rigolarde.
Car Ruth est la fille de Charles Seeger, ethnomusicologue de renom. Et surtout, c’est la sœur de Mike Seeger, virtuose du banjo, et la demi-sœur de Pete Seeger (celui qui l’accompagne sur la vidéo ci-dessus), le grand manitou du revival folk ricain de l’après seconde-guerre, le type qui ira dénicher un peu partout des compositeurs oubliés pour leur redonner un second souffle et une reconnaissance. L’endroit est une sorte de paradis pour amateurs de musique folk. Il y a des instruments partout, des bœufs tous les jours, des barbus tarés qui parlent folk à tous les coins de couloir…
Pendant cinq ans, pourtant, Elisabeth reste discrète (on a un peu envie de lui mettre des claques, je te l’accorde. Est ce que l’ours tombé dans une mer de miel fait son difficile ?). Jamais elle ne mentionne qu’elle aussi a composé de la musique, longtemps auparavant. Pas son genre. Elle devient l’ami de tous ceux qui fréquentent cette ruche folk, ok, mais ne touche pas à une guitare. Certes, les Seegers sont des braves gens (parlant d’eux, Tom Ashley dira : « Ma vie est comme une fleur, et aujourd’hui elle éclot pour la deuxième fois »), mais tout ça appartient au passé.
Et puis, un jour, on ne sait quelle mouche la pique (Zobi ?), Elisabeth est prise de nostalgie : elle décroche une guitare d’un mur et se met à jouer. Miracle : elle n’a rien oublié. Peggy, qui se trouve dans la pièce, écoute deux trois chansons, laisse tomber sa mâchoire et rameute illico la maisonnée. Branle-bas de combat, blabla, t’imagines bien la scènes. Comme dira Mike Seeger : « Libba3 était au bon endroit, au bon moment, dans une maison pleins de musiciens qui se seraient damnés pour la folk music. » Dana Klipps formulera les choses autrement : « C’était le rêve incarné de tous les amateurs de folk ; une musicienne vraie, authentique. » Ils cherchaient la musique folk par monts et par vaux, elle se trouvait sous leur nez. C’est ballot.
Le reste est plus connu. A 68 ans, Elisabeth Cotten commence une carrière qui durera une trentaine d’années, jusqu’à sa mort. Soudain, tout le monde se met à encenser son travail, elle devient une star, ou presque, enregistre des disques. Mais il est trop tard pour changer, alors elle reste la même, ne prend pas la grosse tête. Et toujours ce petit air triste et lumineux à la fois, qu’elle fasse l’objet d’un documentaire ( en 1985, ici) ou livre un petit concert impromptu à 92 balais (ici). Immanquablement, elle semble flotter au dessus de nos mesquines existences. Habitée par la grâce.