lundi 11 juin 2012
Entretiens
posté à 17h38, par
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Du Mali à la Suisse : cela fait sept ans que Keita brûle les frontières à la recherche d’une situation stable et d’une existence légale. Sept ans qu’il se heurte sans répit à des normes hostiles et à la cupidité des hommes. Sisyphe voyageur balloté par de tristes tropismes, il attend, encore et toujours. Comme tant d’autres... Récit de vie.
Cet entretien a été publié dans le numéro 8 de la version papier d’Article11, en février 2012.
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Racines maliennes
« Je m’appelle Keita, j’ai 31 ans et je viens du Mali. Il y a huit ans, je travaillais comme technicien piscine à Bamako, à mon compte. Le boulot me plaisait mais, à un moment, j’ai commencé à m’ennuyer. Comme je n’étais jamais sorti du Mali, j’ai décidé de prendre des vacances dans un pays voisin, pour ne pas voir le monde qu’à travers la télévision. Destination l’Algérie, pour deux ou trois mois. »
À travers le Sahara (I)
« J’ai pris le bus jusqu’à Gao, à la frontière de l’Algérie ; puis un 4x4 pour traverser le désert, en compagnie de personnes de quatre ou cinq nationalités différentes. J’avais mon passeport, ma carte d’identité, mes papiers de travail. Il n’est pas nécessaire d’avoir un visa pour aller du Mali en Algérie ; un cachet d’entrée et un autre de sortie suffisent.
Lors de la traversée, dans le désert, nous avons été attaqués par des Touaregs. Ils nous ont fouillés, et ont fait main basse sur tous nos documents et notre argent. Une personne a refusé de donner ses affaires, elle a pris une balle... Je me suis retrouvé en plein Sahara, sans papiers et sans argent. Pour en gagner un peu et pouvoir retourner au Mali, je me suis dit que j’allais travailler en Algérie. »
L’Algérie au jour le jour
« À Bordj Badji Mokhtar, ville de l’extrême-sud algérien, j’ai d’abord bossé au noir. Je me faisait un peu d’argent, juste assez pour me nourrir. Mais pas suffisamment pour acheter un billet d’avion retour. J’ai ensuite rejoint Adrar, plus au Nord ; j’y suis resté deux ou trois semaines. Je ne gagnais pas assez pour retirer mon passeport au consulat malien. Et mes parents ne pouvaient pas m’aider, puisque j’étais le soutien financier de ma famille. J’ai encore déménagé, cette fois à Ghardaïa.
Là-bas, comme à Bordj et Adrar, des patrons embauchent des travailleurs journaliers. J’acceptais n’importe quel travail : peinture, maçonnerie, construction, carrelage, déménagement, jardinage, etc... En trois mois, j’ai économisé assez d’argent pour retourner au Mali. Dans le foyer où je dormais, nous étions une dizaine de personnes. J’avais caché mon pécule dans mon sac. Un jour, je me suis rendu compte que quelqu’un l’avait volé ; j’ai cherché partout, sans le retrouver...
Un Algérien m’a alors conseillé de me rendre en Libye ; selon lui, je pourrais y récupérer rapidement ce que j’avais perdu. J’ai hésité, avant de suivre son conseil. Comme je n’avais pas d’argent, il m’en a avancé un peu pour prendre un 4x4 et traverser le désert entre les deux pays. »
À travers le Sahara (II)
« Nous étions six passagers. À vingt kilomètres de la frontière, le conducteur nous a abandonnés en lançant : « Certaines personnes n’ont pas de papiers, pas de passeports : je ne peux pas traverser la frontière avec vous. Marchez si vous voulez y aller. » Nous avons donc marché. Nous avions faim, nous avions soif. J’ai perdu toutes les personnes avec qui j’étais. Je ne les connaissais pas, elles ne me connaissaient pas. Chacun a pris son chemin. Je me suis retrouvé seul. »
Hostile Libye
« Je suis arrivé de nuit en Libye, à Ghadamès. Il faisait très froid, et j’ai dormi dehors. Au matin, j’ai aperçu un black qui passait sur la route. Je lui ai demandé s’il y avait un endroit pour dormir. Il m’a amené dans un foyer où j’ai expliqué ma situation. Ils m’ont proposé une petite pièce pour me loger et m’ont montré où chercher du travail.
En Algérie ou en Libye, les foyers sont des maisons aménagées par leurs propriétaires. Ils accueillent qui ils veulent, sans lien avec le gouvernement. Les gens qui habitent ces foyers viennent du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne. Les cotisations pour les repas sont à la semaine, on fait la cuisine chacun à son tour. Pour l’électricité, l’eau et le loyer, on paie à la fin du mois. Et plus on est nombreux, plus le coût des charges diminue.
Je suis resté trois mois dans ce foyer. Une fois de plus, ce que je gagnais ne me servait qu’à manger et dormir. Je suis donc parti à Tripoli, la capitale. Là, j’ai travaillé dans un grand magasin pendant quatre mois. Je n’étais pas payé régulièrement, je n’arrivais pas à économiser.
J’ai passé huit mois à Tripoli, logé en foyer. Dix personnes dans une chambre de cinq mètres carrés... Le loyer était excessif : quand le propriétaire voit que vous êtes black, il vous fait payer très cher. Alors que j’avais enfin la possibilité de rentrer au pays, ma mère est tombée gravement malade. Elle n’avait pas d’assurance, j’ai donc envoyé ce que j’avais économisé pour le billet retour afin qu’elle se fasse soigner.
Par la suite, j’ai rencontré un Libyen qui faisait du business. Il envoyait des gens par bateaux dans d’autres pays. Comme j’avais appris à parler l’arabe, il m’a proposé d’être interprète auprès des personnes qui voulaient traverser. Il fallait négocier les prix, car certains n’avaient pas suffisamment d’argent. Lui remplissait les bateaux, à raison de mille dollars environ par personne. J’ai fait office d’interprète à deux reprises, j’étais payé cent dollars par bateau. Une somme importante. Jusqu’ici, quand j’avais travaillé en Libye, je gagnais dix dinars par jour, soit environ huit dollars.
À Tripoli, l’ambiance était malsaine. Des enfants me jetaient des cailloux quand je partais au travail, je ne me sentais pas bien du tout. Tout a dégénéré lorsqu’un black s’est énervé parce qu’on refusait de le payer. Il venait de travailler huit mois et son patron ne lui en avait payé que la moitié. Il l’a frappé. Dès lors, les Libyens ont commencé à attaquer les blacks qu’ils croisaient dans la rue. Il y a eu de grandes manifestations contre nous ; certains se faisaient battre dans la rue, quelques-uns sont morts. Les Libyens n’aiment pas trop les étrangers.
Pour le troisième bateau, le passeur m’a dit : « Keita, je te conseilles de partir de Libye, parce que bientôt il y aura la guerre. Prends le bateau avec ceux qui vont partir aujourd’hui. » Je l’ai interrogé : « Où est-ce qu’ils vont ces gens-là ? Quelle est leur destination ? Qui est le conducteur ? » Il m’a répondu : « Je ne connais pas les gens qui prennent ce bateau, et eux ne me connaissent pas. On fait juste du business ensemble. Certains vont se retrouver en Libye, d’autres à Malte ou en Italie. Quelques-uns disparaîtront dans l’eau. Si tu veux y aller, je ne te demande rien. »
Quand il m’a fait cette proposition, six ou sept blacks avaient déjà été tués. Ça m’a fait peur, j’ai décidé d’embarquer. »
La traversée
« Nous avons embarqués à vingt-six personnes ; l’une affirmait savoir diriger les bateaux. La première nuit, nous nous sommes éloignés de la Libye, on ne voyait rien d’autre que de l’eau. Quelqu’un s’est jeté à la mer, complètement paniqué. Nous avons essayé de le sauver, mais il a coulé à pic.
Le bateau était tout petit, il n’y avait même pas la place pour étirer ses jambes. Si trois ou quatre personnes se levaient du même côté, l’embarcation pouvait se renverser. Pire, j’ai remarqué que le conducteur n’y connaissait rien. À un moment, il a failli nous faire chavirer. Je lui ai dit : « Tu ne sais pas conduire, laisse-moi faire. » Après une bagarre, j’ai finalement pris la barre. Je n’avais jamais dirigé un navire. J’avais observé comment il conduisait, et j’ai fait pareil ; j’avais plus confiance en moi qu’en lui.
Le deuxième jour, le frère de celui qui était tombé à l’eau a commencé à se plaindre. J’ai dit aux autres : « Il risque de se suicider lui-aussi. On va l’attacher ! » Ils s’en sont occupés. Ensuite, je ne sais pas si ce sont des baleines ou des requins qui nous ont suivis pendant deux ou trois heures, mais ces énormes machins étaient vraiment beaucoup plus gros que notre bateau. Vers minuit, nous avons pris la décision de détacher celui qui était ligoté : en cas de problème, il n’aurait pas pu nager. À deux heures du matin, il s’est jeté à l’eau... Tout le monde était fatigué, nous n’étions plus vigilants.
À ce moment-là, la mer ressemblait à une montagne : le bateau descendait les vagues à pleine vitesse... Équilibre précaire. Au départ, nous avions emporté quelques bouts de pain et de l’eau, mais nos réserves étaient désormais terminées Je continuais à conduire tout droit, en me disant qu’on finirait bien par trouver une terre.
Le troisième jour, un passager malade s’est plaint de la soif. Il a bu de l’eau de mer, ça a accentué son mal de ventre. Nous avons alors croisé une énorme vague qui a failli renverser le bateau : une personne est tombée à l’eau. La troisième... Elle n’avait pas beaucoup dormi et était fatiguée. Les vagues étaient tellement grosses qu’il était impossible de chercher quelqu’un là-dedans ! Certains pleuraient, ou racontaient des histoires. D’autres disaient que nous allions tous mourir, qu’il fallait se suicider tous ensemble. Je pensais à plein de choses, surtout à ma famille. À chaque fois que je commençais à m’endormir, les gens me secouaient : « Keita ! Conduit ! Conduit ! » J’ai passé trois jours sans dormir.
Le quatrième jour, nous avons vu la terre. Tout le monde se demandait : « Où sommes-nous ? Où ? » C’était l’Italie. Lampedusa. La police de la mer est venue nous chercher. Celui qui avait bu l’eau de mer est décédé sur le trajet de l’hôpital. Nous étions vingt-deux survivants des eaux... »
Coincé en Italie
« La police nous a amenés dans le centre de requérants1 d’asile. Nous avons été accueillis dans un conteneur, où j’ai passé deux mois. Lors de l’entretien, on m’a posé de nombreuses questions : « Pourquoi est-ce que vous avez risqué votre vie ? Pourquoi avez-vous pris ce bateau ? Que se passe-t-il dans le pays d’où vous venez ? Est-ce que vous êtes en danger ? » J’ai raconté mon histoire. Après deux mois, ils ont donné le permis à certaines personnes ; pas à moi. Ils m’ont seulement demandé : « Où vas-tu ? » Je ne savais pas quoi répondre, alors j’ai choisi Foggia, dans les Pouilles. Ils m’ont donné les billets de train. Je ne parlais pas du tout l’italien, j’ai appris progressivement. Je ne sais pas ce que sont devenus les autres, si certains ont été reconduits. Nous sommes tous allés dans des endroits différents, au hasard.
À Foggia, je travaillais dans les champs de tomates. Au noir : je n’avais pas de papiers. Ils ne payaient pas bien, et parfois ne payaient pas du tout. Nous étions dans une maison abandonnée, sans eau ni électricité. Il fallait marcher trois kilomètres pour trouver de l’eau. J’ai rapidement décidé de partir à Naples.
Là, je trouvais du travail au jour le jour. J’étais payé entre vingt et trente euros par journée, l’argent partait dans le loyer, l’électricité et la nourriture. Je vivais en colocation, le propriétaire demandait environ 400 euros par mois pour un studio, loyer que nous divisions à deux. J’étais coincé, ça ne me plaisait pas du tout ; ce n’est pas ce que j’espérais, d’autant que je n’arrivais pas à trouver un travail fixe. Je suis resté en Italie six ou sept mois, je n’ai vraiment pas aimé.
Un Italien et un Arabe m’ont alors conseillé d’aller à Turin. J’ai pesé le pour et le contre. Quand ça ne va pas, je pars. Quand je n’arrive pas à me nourrir ni à payer le loyer, je pars. À Naples, c’était le cas. Je suis donc parti. À Turin, je marchais beaucoup et déposais de nombreux CV. Comme je n’avais pas de permis, c’était très dur. Un jour, je me suis fait arrêter par la police et jeter en prison. J’y ai passé trois jours, sans savoir ce qu’on me reprochait. Ça m’a vraiment marqué : je n’avais jamais fait de prison de ma vie, et soudain je me retrouvais menotté... Le quatrième jour, j’ai demandé un avocat et nous sommes passés au tribunal. Ils m’ont relâché. Mais je me sentais de plus en plus mal, je ne savais plus quoi faire. Je dormais dans la rue, j’essayais de trouver des coins pour me cacher et être tranquille. Un Italien m’a recommandé la Suisse. Comme je n’avais rien sur moi, il m’a donné un peu d’argent pour prendre le train. »
Suisse, terre d’asile ?
« J’ai pris la direction du Tessin, la Suisse italienne. Après le train, j’ai rejoint la frontière en taxi puis en marchant. Les flics suisses m’ont arrêté, et m’ont amené jusqu’au centre de requérants d’asile de Chiasso. Ce centre est fermé, comme une prison. Nous étions de six à neuf personnes dans une chambre de cinq mètres carrés. J’y ai vécu pendant deux mois et demi en attendant que la procédure soit terminée et que j’obtienne un permis.
À la fin, on m’a délivré un permis N, en attente d’une réponse définitive, et j’ai été transféré à Lugano dans un autre centre pour requérants d’asile. On m’a mis dans un petit studio de cinq mètres carrés, où nous n’étions que deux. Ils nous donnaient quatre-vingt francs suisses par semaine. J’y suis resté un mois, jusqu’à ce qu’ils me mettent dehors. Et j’ai reçu une réponse négative pour l’asile ; je devais retourner en Italie. En fonction des cas, ils expulsent ou pas les requérants. Certains ont vingt-quatre heures pour quitter le pays. J’ai obtenu six mois de délai, je suis parti pour Genève.
Avec le permis N, les employeurs ont peur de te donner un travail fixe, car ils savent que tu es censé attendre une décision. L’autre inconvénient de ce permis est qu’il n’est valable que dans le canton où tu es arrivé. En Suisse, je crois qu’il y a six ou sept sortes de permis ; avec les B et C, par exemple, il est possible de changer de canton.
À Genève, je me suis inscrit à l’Université ouvrière (UOG). J’ai fait trois ans de formation de français, ma langue maternelle étant le bambara. J’ai aussi rencontré des étudiants suisses avec qui j’ai habité en colocation. Quand je n’avais plus d’argent, je dormais dans une chambre d’amis, dans un salon, une cuisine, etc. Et j’ai bossé à droite, à gauche : du jardinage, de la construction, des déménagements... comme en Libye. Je suis resté dans cette situation pendant cinq ans, sans jamais faire de bêtises.
Il y a quelques mois, après m’être retrouvé à la rue, j’ai redemandé l’asile politique à Genève, en prouvant que j’étais inscrit à l’université. Ils m’ont alors obligé à retourner dans le canton où j’étais arrivé, le Tessin. Ces transferts sont vraiment une façon de détruire la vie des personnes : ça rend un peu fou. On m’a redonné un permis N. Maintenant, je loge dans un hôtel à Bioggio Molinazzo, et je reçois vingt francs par semaine. Avec cette somme, je peux à peine acheter des pâtes... J’attends la décision finale. »
Ni d’ici, ni d’ailleurs, et pourtant bien là
« Je souffre beaucoup, mais je ne peux pas abandonner pour retourner dans mon pays. En Afrique, j’ai tout perdu. Mes parents sont vieux, ils ne peuvent pas me prendre en charge. Mes frères et sœurs sont dispersés dans différents pays. J’aime le Mali, mon pays, mais je ne saurais pas quoi y faire. M’y retrouver sans travail et sans aucun lien serait une forme de mort... La seule solution pour moi est d’arriver à travailler ici, de payer un loyer et de continuer à étudier. J’ai des expériences professionnelles, je sais un peu lire et écrire. Je veux pouvoir me prendre en charge sans dépendre de quelqu’un. Il me faut un permis pour ça : c’est mon unique but. »