mercredi 25 février 2009
Sur le terrain
posté à 09h47, par
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Même le choeur des pleureuses pessimistes, des « aquoibonistes » pétrifiés par la logique du marché, y trouvera matière à espérer : à Cochabamba, début 2000, un peuple a mis en déroute une multinationale et un gouvernement. Refusant la privatisation de « leur » eau, les habitants ont mené la plus belle des batailles. Retour sur une victoire qui en annonçait d’autres.
« Nous pénétrons sur la place centrale après deux jours de bataille, en jubilant, pour dire que Cochabamba ne se rend pas, que l’eau n’est pas à vendre, pour récupérer la parole et la démocratie et pour montrer que, concernant l’eau, c’est nous qui décidons. Nous ne sommes pas prêts à nous soumettre à ce que nous disent les ministres, les entreprises et les institutions financières internationales. »
Avril 2000. Une multinationale américaine, Bechtel, quitte la Bolivie, la queue entre les jambes, et abandonne un contrat juteux, défaite par une révolte populaire. Le David bolivien a vaincu le Goliath capitaliste, avec les moyens du bord : grèves, blocages, affrontements, frondes et cocktails molotov. Cas quasi-unique de rébellion populaire réussie contre une multinationale. Et première convulsion rebelle d’une Bolivie qui allait, un peu plus tard, s’affirmer définitivement hostile à toute néo-libéralisation rampante.
L’exemple est fascinant, celui d’un peuple qui prend son destin en main, dit « merde » aux prétendues avancées capitalistes, avec pour mot d’ordre l’intransigeant « C’est nous qui décidons ». Si réjouissant qu’il nous a semblé utile d’y revenir en détails : aujourd’hui, avec ce récapitulatif des événements qui agitèrent la ville jusqu’à la reddition de Bechtel ; et très bientôt, à l’occasion d’un entretien avec Boris Rios, spécialiste de la question et protagoniste actif de cette « Guerre » si particulière.
Champ de bataille
Le terrain avait été bien préparé, comme d’habitude ; rien ne semblait pouvoir enrayer la splendide mécanique en marche, l’avancée néo-libérale et sa rhétorique bien huilée. Du gâteau pour entreprises avides de nouveaux terrains d’expansion.
La Banque Mondiale avait été la première à dégainer, en 1999, s’étonnant dans un rapport que le secteur de l’eau en Bolivie ne soit pas privatisé. Depuis 19851, des multinationales s’emparaient méthodiquement des ressources naturelles boliviennes - hydrocarbures, minerais… - et il ne restait plus que le marché de l’eau à ouvrir aux capitaux étrangers. De toute urgence, pour le bien être de la population, bien évidemment. La preuve ? Le FMI, jamais en manque de bons conseils, le disait aussi, recommandant de modifier au plus vite le manque d’ouverture du marché de l’eau. Et que ça saute !
Très vite, devant tant de bonne volonté internationale, le gouvernement de l’ancien dictateur Hugo Banzer, baudruche sanguinaire, a accepté le principe de la mise en vente du secteur de l’eau bolivien, en particulier à Cochabamba, troisième ville de Bolivie et notoirement sous-équipée en la matière (de nombreux foyers ne disposaient pas de l’eau courante, ce qui est encore le cas actuellement). L’heureux bénéficiaire du contrat, Agua Del Turani, filiale du géant américain Bechtel, pouvait se frotter les mains : les sommes en jeu étaient énormes. Très vite aussi, le gouvernement Banzer a mitonné une loi aux petits oignons pour cette privatisation : la loi 2029, comportant de nombreuses clauses confidentielles et offrant à Bechtel un boulevard pour gérer à sa manière le secteur de l’eau dans la ville et ses environs. Au détriment de l’ancienne organisation publique et communautaire, la Semapa.
Jusque là, tout se passait pour le mieux pour Bechtel. La pilule semblait avalée, même si quelques illuminés, plutôt isolés, avaient décidé de créer une association pour s’opposer à la privatisation : la Coordination de Défense de l’Eau et de la Vie2. Pas de quoi fouetter un chat, pensait la multinationale. Et puis…
La démocratie par les forceps : luttes sociales et combats urbains
Entre décembre 1999 et janvier 2000, la nouvelle facturation de l’eau a été mise en place, avec des hausses de prix pouvant atteindre les 300 %. Pour les populations très pauvres de Cochabamba, premières cibles de ces hausses draconiennes, la chose valait quasiment déclaration de guerre. Et ? La réaction ne s’est pas faite attendre : en janvier et février, de premières grèves ont agité la ville, avec une participation croissante des citoyens. Autour de la Coordination de Défense de l’Eau et de la Vie, sont venus se greffer les syndicats, les associations de citoyens, les anciennes structures communautaires endormies, et surtout l’ensemble d’une population soudainement en ébullition. Les combats de rue se sont intensifiés et la grogne populaire s’est traduite par une véritable prise de la ville, notamment de la symbolique place du 14 septembre, centre névralgique de la lutte. Dans le même temps, l’enjeu a évolué : ce n’était plus seulement le prix de l’eau qui était en jeu, mais l’ensemble du système néo-libéral, son fonctionnement occulte au détriment des plus pauvres. Comme l’affirmait la Coordination à la tête de la révolte dans un communiqué, le 28 janvier 2000, il n’était plus question de faire confiance aux institutions financières internationales :
« Le gouvernement bolivien préfère se conformer à ce que lui dit la Banque Mondiale plutôt que de prendre en considération ce que la population considère comme adaptée à ses besoins. C’est ça le problème de fond : qui décide concernant le présent et la destinée de la population, les ressources, le travail, les conditions de vie. Nous, au sujet de l’eau, nous voulons décider par nous même : et ceci nous l’appelons démocratie. »
Les événements se sont alors enchaînés. Maîtres de la ville, les révoltés se sont organisés en dehors de toute structure officielle, ont réinventé l’insurrection, propageant leurs idées. Dans les campagnes environnantes, les « campesinos » (paysans) bloquaient les routes en les recouvrant de pierres et en bombardant depuis les hauteurs les militaires venus dégager le passage, technique qui sera réutilisée fréquemment dans les luttes sociales à venir.
La loi martiale décrétée par le gouvernement, l’envoi de renforts, la répression très violente (énormément de meneurs en prison, de très nombreux blessés, plusieurs morts) n’y changèrent rien. Les grévistes ont tenu bon, avec un seul mot d’ordre : résister jusqu’à la révision de la loi 2029 et la défaite de Bechtel. La mort d’un adolescent sur les barricades n’a fait que renforcer la détermination des manifestants.
Entre le 4 et le 9 avril 2000, journées décisives, les révoltés ont refoulé des forces de l’ordre de moins en moins motivées par l’idée d’aller au casse-pipe. Face à une ville en état de guerre sociale, surmobilisée, le gouvernement a fini par abdiquer. Le 11 avril, la loi était révoquée par le parlement. Et Bechtel et sa filiale, Agua de Turani, exclus de la gestion de l’eau à Cochabamba. Impensable : une révolte populaire avait refoulé le capitalisme, avec la manière.
L’héritage d’une victoire
Ce qu’il faut en retenir ?
Outre l’idée que les multinationales ne sont finalement pas invincibles, les insurgés de Cochabamba ont surtout prouvé que les vieux modèles de contestation étaient obsolètes. Pour vaincre, ils sont restés loin de toute hiérarchie fixe3, de tout ralliement à un parti ou à un syndicat fixe. Ainsi que le souligne le vice-président Bolivien, le sociologue Alvaro Garcia Lineira4 :
« La guerre de l’Eau est le premier mouvement social, la première action sociale collective d’envergure, qui a bouleversé ce qui était pourri, faible et avait signé l’extinction des formes autonomes de mobilisation sociale dans la vie politique bolivienne, et qui a transformé tout le processus de révolte avec des conséquences importantes : cela a marqué un point d’inflexion dans l’organisation sociale. A partir de ce moment, la Bolivie a changé. Il y avait une Bolivie caractérisée par une faiblesse, une destruction, une érosion et une marginalisation des formes de mobilisation sociale, du discours sur l’identité sociale. La Coordination de l’Eau a marqué un tournant parce qu’elle a mis en lumière (…) le besoin d’autonomie des actions contre l’état, contre les partis, et même contre les syndicats. »
Dans cette révolte spontanée, populaire, les insurgés ont su rester loin de toute récupération. Et de toute compromission. « Mordre et tenir », en quelque sorte, avec une détermination qui semble bien étrangère à nos pauvrettes protestations occidentales. Et si « l’après guerre » fut plutôt tristounet, la Semapa ne brillant pas vraiment dans la gestion de l’eau,, ce qui est à retenir est ailleurs, dans les vacillations et la défaite d’une multinationale face à la grogne de citoyens convaincus de leur droit à la parole, surtout lorsqu’il s’agit de ressources naturelles. La terre n’est pas à vendre, voilà tout. Ce que décrit Martin Sivák dans sa biographie de Morales, « Jefazo »5 :
« Pour la première fois, un collectif qui combinait la pratique d’assemblées et la lutte de rue faisait échouer capitalisme et privatisation. Ainsi s’installa un thème qui allait dominer l’actualité bolivienne dans les années à venir : la récupération des ressources naturelles dans un pays ou cette mémoire du pillage de ces mêmes ressources reste si vivace. »
La guerre de l’Eau a surtout annoncé les révoltes à venir, celles qui allaient finir par mener au pouvoir le premier président indigène de Bolivie. En 2000, alors à la tête du très puissant syndicat des producteurs de Coca, Evo Morales avait affiché son plein soutien aux insurgés de Cochabamba.
En avril 2008, le même Morales déclarait au siège de l’ONU : « Notre mère la Terre n’est pas une marchandise. Ce n’est pas une chose qu’on achète ou qu’on vend », proposant dans la foulée l’instauration d’une convention internationale « pour protéger les ressources en eau et empêcher leur privatisation par quelques-uns. »
« La bataille finale pour l’eau est sur le point de se conclure, maintenant se présentent une série de nouvelles batailles, cette fois-ci pour la vie. »
1 En 1982, la Bolivie se pacifiait, fin d’une phase militaire particulièrement agitée (un nouveau gouvernement tous les 13 mois). Et à partir de 1985, le pays s’ouvrait largement aux capitaux étrangers.
2 Coordinadora de Defensa del Agua y de la Vida.
3 Chose qui sera encore plus évidente lors de la guerre du Gaz en 2003, à El Alto, lutte qui mènera à la piteuse reddition - fuite en avion pour les States - du président Sanchez de Lozada.
4 Interrogé dans l’ouvrage d’Anne Esther Ceceña : La Guerra Por El Agua y por la Vida, traduction de votre serviteur.
5 Ouvrage pas encore traduit en français, mais mon petit doigt me dit que ça ne saurait tarder et que nous en reparlerons…