vendredi 10 septembre 2010
Entretiens
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Cela peut sembler une victoire anodine, mais le jugement rendu par la cour d’Appel de Paris hier (8 septembre) dans l’affaire qui opposait SMP Technologies (important Taser en France) à l’association RAIDH est d’une importance capitale : encore aujourd’hui, Goliath peut parfois se faire moucher par David… Pour en parler, deux dirigeants de l’association, Cathy Mounier et Arnaud Gaillard.
C’est un flyer passablement moche1 et banal qui est en grande partie à l’origine de ce ramdam juridique. Posté sur le site du RAID-H (Réseau d’Alerte et d’Interventions pour les Droits de l’Homme), il annonçait simplement une soirée organisée par l’association, le 22 avril 2007. Dans un coin dudit flyer, on voyait un robot muni d’un Taser arborant, sur son torse, un homme foudroyé au centre d’un panneau de signalisation2. Pas de quoi fouetter un chat ? À première vue, non. Et pourtant…
Si RAIDH s’est retrouvée en procès avec SMP Technologies, importateur français des pistolets de la marque Taser, c’est surtout à cause de cette image. L’autre grief de l’entreprise, qui portait plainte pour « dénigrement » de la marque, était fondé sur un texte publié en 2006 par RAID-H et intitulé : « Dernière Gégène au pays des droits de l’homme ». Un texte qui, derrière un titre un tantinet provocateur, était intégralement sourcé et méchamment documenté (pour s’en rendre compte, il suffit d’aller le télécharger ici). Bref, rien d’une attaque gratuite ou d’une provocation sans fondement. De loin. Et RAIDH se trouvait attaquée pour avoir émis une opinion relevant de la liberté d’expression et du droit à la critique le plus basique.
La victoire de l’association RAIDH, entérinée par la Cour d’appel de Paris - hier aux environs de 14 h3 - fait suite à deux ans (environ) de bataille juridique. Et elle est tout sauf anodine. Parce qu’elle rappelle qu’une entreprise ne peut pas s’appuyer uniquement sur des arguments commerciaux pour crier au dénigrement. Parce qu’elle met fin (sauf retournement de dernière minute) à une bataille juridique absurde et éprouvante pour une association disposant de moyens très limités. Et surtout parce qu’elle souligne qu’associations et journalistes peuvent encore invoquer la liberté d’expression quand une entreprise telle que Taser les attaque au motif qu’ils lui sont commercialement nuisibles. Une victoire qui n’a rien de triomphale (RAIDH a été dédommagé à hauteur de trois mille euros pour les frais de justice), mais une victoire quand même. Comme les motifs de réjouissance se font plutôt rares en cette rentrée grisâtre, j’ai voulu rencontrer les membres de RAIDH – dont la présidente Cathy Mounier et le vice-président Arnaud Gaillard4 – alors qu’ils fêtaient (sobrement – cocas et cacahouètes) le verdict dans un petit bar des environs de République, à Paris. Morceaux choisis, piochés dans notre conversation.
Prémices et procédure judiciaire
« Nous avons fondé RAIDH le 21 avril 2002, date évidemment symbolique. A l’époque, nous souhaitions travailler sur de nombreuses questions, et notamment sur les politiques d’immigration et sur les rapports citoyens-police (nous avons ainsi sorti un guide du contrôle policier). Mais le procès nous a obligés à nous focaliser sur la question du Taser : nous nous sommes retrouvés pieds et poings liés, obligés de concentrer toute notre énergie dans cette direction.
Nos ennuis avec SMP Technologies remontent à 2007. En 2006, on a sorti un rapport intitulé « Dernière Gégène au pays des droits de l’homme » après avoir appris que le ministère de l’Intérieur, à l’époque sous la patronage de Sarkozy, testait le Taser avec les brigades type GIGN dans certaines régions, afin de lancer son importation au niveau national. Nous avons envoyé ce rapport à l’ensemble des parlementaires, et il a entraîné plusieurs questions de députés au parlement. C’est ainsi que le Taser a été classé en arme de quatrième catégorie, ce qui n’était pas le cas au moment où ils testaient son implantation (c’est à dire qu’il pouvait être en vente libre). C’est à l’issue de ce rapport et d’une soirée que nous avions organisée dans le cadre de notre campagne de mobilisation sur le Taser, appelée la « soirée électro-choc », qu’ils ont porté plainte. En fait, on avait fait un flyer sur lequel on pouvait voir un petit robot sur lequel il y avait un mec en train de se faire électrocuter. C’est là-dessus qu’ils ont attaqué, en arguant que ce symbole voulait dire « le Taser tue ». L’inverse de leur argumentation, qui est de dire « le Taser sauve des vies ». Ils considéraient que c’était du dénigrement, tout comme le titre de notre rapport.
Ce que le procès a démontré, sur le premier jugement et en appel, c’est que ce rapport entrait dans le cadre tout à fait légal d’une information de parlementaires, et qu’il était documenté et encadré, sans rien de gratuit. Tout était sourcé : nous nous appuyions sur des rapports d’Amnesty International, de journalistes et de chercheurs. Nous posions simplement les questions qui fâchent, notamment au niveau de l’usage abusif du Taser - de nombreux fait-divers sont d’ailleurs venus nous donner raison, à l’étranger comme en France. »
Les enjeux du procès
« Tu nous demandais en arrivant si votre site ne risquait pas des poursuites en nous interviewant. C’est très symptomatique : Taser France et son emblématique patron Antoine Di Zazo ont fini par inspirer une certaine crainte, à force de multiplier les actions en justice. C’était d’ailleurs l’un des grands enjeux de ce procès : pouvoir expliquer aux journalistes et aux associations qu’ils n’ont plus à s’autocensurer sur le sujet, qu’ils peuvent dire que le Taser est une arme dangereuse, potentiellement mortelle et potentiellement une arme de torture. Ce qui a déjà été dit par le Comité contre la torture de l’ONU et par des instances européennes.
Ce procès était fondé sur une accusation de dénigrement de la marque et ça aurait été une catastrophe si Taser l’avait emporté : son résultat aurait alors pu servir à faire taire toute voix critique. Au delà de l’amende de 50 000 euros, que nous voulions évidemment éviter, nous invoquions notre droit à exercer notre activité d’association, d’organe de la société civile. Cette victoire est symbolique car elle nous autorise à porter au débat public un sujet qui est un vrai enjeu de société.
À ce propos, nous allons bientôt lancer une campagne pour dénoncer le SLAPP (Strategic Lawsuits Against Public Participation, plus d’infos sur la campagne ici). Il s’agit de dispositions légales mettant les associations et citoyens à la merci de poursuites par les grandes entreprises. En gros, énormément d’entreprises privées, aux États-Unis et au Canada, poursuivent des associations sur ce prétexte de diffamation et dénigrement ; à tel point que dans certains États américains et au Canada, des lois ont même été votées pour empêcher ces démarches - rien d’autre que des techniques pour instrumentaliser la justice et museler des associations effectuant un simple travail de liberté d’expression. Nous souhaitons faire la même chose en France, afin d’empêcher que ce qui nous est arrivé se reproduise. »
Pot de terre contre pot de fer
« Nous avons eu la chance de trouver un avocat acceptant de travailler gratuitement pour nous, ce qui a été déterminant. C’est pour ça qu’on veut aussi dénoncer ce système de SLAPP, parce qu’ils nous demandaient 50 000 euros, une somme énorme comparée à notre budget. D’autant que ce type de poursuite force les gens à s’autocensurer : quand une association ou un journaliste voit ce qui nous arrive, il cogite forcément… C’est pour ça que nous nous interrogeons de plus en plus sur la possibilité de faire passer une proposition de loi à ce sujet, qui empêcherait ce genre de procès. Il y a eu des précédents, notamment Areva contre Greenpeace, et à chaque fois cela a conduit des associations à dépenser un fric et un temps fous dans des procès.
À ce sujet : quand l’avocate de SMP Technologies, le distributeur de Taser France, dit dans sa plaidoirie - lors du jugement en appel - que RAIDH a fait couler leur chiffre d’affaire, nous avons trouvé ça plutôt cocasse, le monde à l’envers. »
Le verdict
« Nous sommes finalement un peu déçus par le verdict. Certes, SMP Technologies a été condamné à nous verser trois mille euros, mais nous demandions beaucoup plus. Surtout, nous pensons que tout cela relève d’une procédure abusive. Nous réfléchissons d’ailleurs à relancer une action judiciaire à ce sujet, pour que la démarche de SMP Technologies soit requalifiée ainsi. Il est essentiel qu’une entreprise ne soit plus en mesure d’instrumentaliser la justice.
Dans le cas de Taser, le plus étonnant est que la marque ne semble pas craindre les défaites juridiques. Nous nous sommes même demandé si cette stratégie de poursuite à tout-va n’était pas un moyen de gagner en notoriété… Cela dit, après que Taser a perdu une première fois, l’entreprise a lâché l’affaire avec Besancenot, Amnesty etc., mais pas avec nous. Nous sommes les seuls avec qui Taser ait tant insisté. Parce que nous étions les plus faibles : c’était vraiment le pot de terre contre le pot de fer.
Contre Besancenot, par exemple, Taser a été débouté du procès en diffamation mais n’a pas fait appel. Dans notre cas, ils ont été débouté du procès en dénigrement, et ils ont fait appel. Il y avait clairement deux poids deux mesures. »
De quoi le Taser est-il le risque ?
« Taser est un cas vraiment intéressant. A la suite d’un procès aux États-Unis, le groupe a dû changer son argumentation au niveau international et reconnaître les dangers de son produit dans sa communication : « l’arme non létale » est devenue une « arme à létalité réduite », un concept qui - quand on y réfléchit - est assez hallucinant. On parle quand même d’une arme moins mortelle…
Taser décrit son arme comme un moyen de sauver des vies, et présente cela comme une évidence. La violence de cette nouvelle arme ne supprime pourtant pas les violences des armes à feu, mais vient s’y ajouter. C’est quelque chose que nous cherchions à mettre en évidence, à imposer dans le débat public. Cette idée selon laquelle le Taser va supprimer les autres violences, se substituer à elles, est complétement fausse. Nous sommes d’ailleurs ravis de voir que, progressivement, d’autres voix se sont levées pour tenir un discours proche du nôtre.
Cette arme est censée être utilisé dans une logique de proportion de la réponse par rapport au danger. Mais ce n’est pas le cas, surtout que les policiers pensent que cette arme est non létale. En France, des Taser ont été utilisés contre des manifestants ; et à l’étranger, ils ont servi contre des femmes enceintes ou contre des gamines dans des bibliothèques, toutes ces personnes auraient pourtant pu être maitrisées autrement.
Le fabricant tient également un discours « zéro mort », avec toujours le même argument : le lien direct - dans les cas de mortalité « supposée » - ne peut être prouvé. Ceux qui meurent lors d’une intervention sont d’ailleurs toujours décrits comme des gens qui étaient alcoolisés ou drogués, ou qui avaient un pacemaker. Des arguments peu crédibles - par exemple, comment un policier pourrait savoir à l’avance que quelqu’un suit un traitement médical ? - et qui ne reposent sur aucune étude indépendante digne de ce nom. »
La stratégie de Taser
« Si Taser France a mis la gomme en matière de communication, c’est évidemment parce qu’il y a de très gros intérêts financiers derrière… Le marché de la police nationale et de la police municipale sont des très gros morceaux.
Au début, le groupe est arrivé avec ses gros sabots, un peu à l’américaine, notamment avec des spots de publicité diffusés sur Internet qui se trouvaient être assez navrants de naïveté. À cette époque, les médias suivaient sans broncher, reprenant l’argumentaire de base tel quel : « Taser, l’arme qui sauve des vies ». C’est ce qui nous a fait monter au créneau, nous nous sommes dit qu’il fallait un contrepoids à une telle entreprise de communication, déformant autant la réalité. Il y a eu le cas emblématique de cette policière municipale décédée après être intervenue sur un braquage : ils ont communiqué sur le fait qu’elle ne serait pas morte si elle avait eu un Taser à disposition, alors que même les policiers disaient que ça n’avait aucun sens, que ça n’aurait rien changé. Ce n’est pas en armant encore plus les policiers municipaux que l’on va accroitre leur sécurité. »
2 Subtile référence au (grand) roman de Philippe K. Dick « Les Androïdes rêvent-ils des moutons électriques ? » ? Maybe…
3 Confirmant un premier jugement rendu en octobre 2008, la cour d’appel a estimé que Raid-H avait « agi dans le cadre … d’un débat d’intérêt général et d’une expression politique, militante et polémique, en disposant d’une base factuelle suffisante, sans excéder les limites admissibles du droit de critique d’un produit ».
4 Dont les propos sont mêlés indistinctement dans la retranscription ci-dessous. Disons qu’ils parlent d’une seule voix…