mardi 13 juillet 2010
Entretiens
posté à 22h45, par
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En un peu plus de dix ans, la maison s’est faite un nom, synonyme d’exigence intellectuelle et d’engagement politique. L’éditeur indépendant Agone ne cède jamais à la facilité, quitte à parfois se donner une image un brin intransigeante - le prix de l’intégrité. À l’occasion d’une visite à Marseille, nous avons rencontré l’un de ses membres, Raphaël ; dans nos bagages au retour, cet entretien.
Une petite cour, une véranda. Sur la vitre d’icelle, une photo scotchée : on y voit (à droite, ci-dessus) Howard Zinn - auteur notamment d’Une Histoire populaire des États-Unis - arrêté lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam. Un hommage, évidemment - le grand historien contestataire américain est mort en janvier 2010, deux mois avant notre passage dans les locaux de l’éditeur indépendant Agone1. Si la disparition d’Howard Zinn a ému tous les honnêtes gens, elle a particulièrement touché la maison d’édition marseillaise, qui peut se targuer d’avoir été la seule à le publier en France2. Plus qu’une collaboration, un vrai compagnonnage ; et une présence toujours palpable, évidente entre les lignes. Rigueur intellectuelle et balistique des mots, engagement personnel et combat politique : ces terrains que l’historien américain a arpentés tout au long de sa vie sont aussi ceux de son éditeur français.
Un catalogue ne se constitue pas au hasard ; il s’échafaude patiemment, se forge, se cisèle minutieusement, prolongement d’une démarche intellectuelle. Celui d’Agone compte notamment Karl Kraus, Noam Chomsky, George Orwell, Alessi Dell’Umbria ou Jean-Marc Rouillan, livres et auteurs essentiels pour comprendre le monde et combattre son ordre malsain. Des livres et auteurs qui sont aussi - c’est logique - régulièrement évoqués en nos pages. D’une conférence d’Howard Zinn à un entretien avec Jean-Pierre Garnier, du compte-rendu d’un livre de Franz Browsimmer à la publication céant d’un article de Thierry Discepolo (l’un des fondateurs de la maison marseillaise), nous croisons souvent la piste de la maison d’édition3. Rencontres précieuses, fertiles, très rarement décevantes.
À l’image de l’entretien accordé par Raphaël, l’un des membres d’Agone (l’interview a ensuite été relue et complétée par certains de ses collègues). Il y aborde la démarche éditoriale de cette maison fondée en 1998, lent et minutieux travail pour livrer les ouvrages les plus aboutis possibles. Évoque les problématiques de l’édition engagée et les difficultés de l’indépendance. Et revient sur une polémique assez emblématique, celle qui a opposée Agone et Zones. Un entretien sur le monde de l’édition, donc. Mais pas que. Disons : un entretien politique.
On va attaquer directement avec le billet publié sur le blog des éditions Agone à propos de Zones, texte qui a fait un peu de bruit dans le milieu de l’édition indépendante. Selon toi, on ne peut pas proposer un contenu indépendant en étant sous la tutelle d’un autre éditeur ?
Il me semble évident que si le capital d’une entreprise appartient à une multinationale, comme c’est le cas de la marque Zones, celle-ci ne peut pas se réclamer de l’indépendance politique, malgré des beaux discours et des livres utiles ou importants. Ce qui choque, c’est que Zones se présente comme une maison d’édition, alors que c’est juste une collection de La Découverte. Qu’elle s’affiche comme autonome, avec de grands discours sur l’indépendance, l’engagement politique, l’émancipation sociale, avec ce paradoxe total qu’elle appartient à la multinationale de la communication Planeta (depuis que celle-ci a racheté Editis à Wendel Investissement).
Est-ce que tu peux transformer le monde alors que tu es payé par une multinationale ? Que tes bénéfices vont à cette multinationale ? Que tes moyens de diffusion renforcent au contraire une grosse structure avec d’importants pouvoirs de nuisance ? Ça n’est pas possible. Nous croyons que les livres sont importants - c’est-à-dire leur contenu, les idées qu’ils véhiculent - mais pas moins que la façon de les faire. À commencer par l’indépendance du capital et la façon dont on s’organise. Agone fonctionne sous forme associative, n’enrichit personne et ne peut pas être instrumentalisé par des grands groupes se prétendant démocratiques - comme le fait Planeta - car ils publieraient des opus d’extrême-gauche. À savoir aussi, l’idée de collectif : chez Agone, tous le monde touche le même salaire (le Smic), même si chacun s’investit comme il en a envie et comme il peut ; et les décisions sont prises le plus collectivement possible, même si les directeurs de collection ont forcément plus d’influence sur le choix des livres.
Bref, la façon de faire des livres et de travailler est pour nous très importante. Tu ne peux pas prétendre changer le monde si tu ne montres pas déjà un peu où tu veux aller par ta pratique. Ce n’est que petit à petit, en renforçant la cohésion entre les idées que nous véhiculons et notre pratique quotidienne - au sein de notre structure d’édition, ou d’autres structures militantes, comme à l’extérieur - que nous pouvons y arriver.
Mais Grégoire Chamayou de Zones te dira sûrement qu’il ne pourrait toucher autant de lecteurs s’il n’était pas à La Découverte…
Peut-être. Mais ça n’est même pas sûr ! Il y a aussi de bons livres chez Fayard ou d’autres marques des grands groupes, et des auteurs comme Serge Halimi, Hervé Kempf ou François Ruffin, par exemple, qui ont des propos radicaux mais préfèrent publier chez de gros éditeurs en espérant être lus davantage, quitte à participer à l’économie d’une multinationale. Je pense pour ma part qu’il est impossible d’agir efficacement sur le monde de cette manière, qu’il vaut mieux prendre le temps, braver quelques difficultés. Qu’il est préférable de construire au début quelque chose d’artisanal, d’indépendant ; ça prendra du temps, mais une dynamique finira par se créer.
La démarche d’Agone est politique. Est-ce aussi le cas de celle de Zones ?
Lisez la proclamation de Zones, vous verrez qu’elle est très politique5. C’est là que réside le problème. Fayard ne prétend pas changer le monde ; ils font quelquefois des bons livres et ça nous étonne, ou plutôt nous désole, de voir des auteurs ayant des discours intéressants participer à ça, mais au moins l’éditeur ne prétend pas agir au nom d’intentions politiques (en l’occurrence révolutionnaires). Alors que chez Zones, les proclamations sont en contradiction totale avec les faits.
Dans notre billet, on n’attaque pas le directeur de la collection, Grégoire Chamayou ; je ne le connais pas, et tout le monde le trouve d’ailleurs très bien. On n’attaque pas ses livres non plus. On veut juste dire : attention, soyons cohérents.
C’est un peu le discours d’Éric Hazan, qui expliquait avoir d’abord cru qu’il pourrait poursuivre son travail au sein des éditions d’art Hazan après avoir été racheté par Hachette. Avant de se rendre compte que c’était impossible à cause des contraintes budgétaires, du rythme de parution…
Exactement.
Est-ce que Zones a réagi à votre billet ?
Non. La seule réaction a été celle d’autres éditeurs indépendants, qui nous ont dit : « Vous exagérez, Grégoire Chamayou est un type très bien, c’est notre ami. » C’est la seule chose qu’on nous a rétorqué : c’est un ami, donc on n’en parle pas. Basta… Mais nous, on veut en parler ! La différence tient peut-être aussi en partie à notre position géographique : on travaille à Marseille, loin du milieu parisien de l’édition où tout le monde se connaît, bosse ensemble, où existent des liens, des logiques de service et de contre-service.
Agone s’est justement en partie constituée contre le microcosme de l’édition. Mais participe aussi au Salon du livre. C’est cohérent ?
Oui, parce que la situation est différente : le Salon du livre de Paris est un salon commercial. C’est affiché, proclamé comme tel, tout le monde le sait. Personne n’y va pour des raisons politiques. On participe d’ailleurs à de nombreux salons commerciaux pour diffuser nos livres. Le public n’est pas trompé, puisqu’il ne s’est pas déplacé pour découvrir les livres des maisons d’éditions indépendantes.
À l’inverse, au « Petit salon du livre politique » du Lieu-dit de 2009, à Paris, à l’initiative de La Fabrique, qui est évoqué dans le billet sur « La mule du baron… », étaient invités le milieu de l’édition indépendante engagée - et Zones. On a finalement refusé d’y aller. On s’était pourtant engagés, on avait pris nos billets pour Paris, on avait envoyé nos livres sur place. Mais au dernier moment, on a découvert que Zones était invité… Annulation.
C’est très important pour nous : tu ne peux pas prétendre organiser un salon de l’édition politique « indépendante » et inviter une multinationale. Il faut être cohérent. Certains éditeurs amis nous ont d’ailleurs fait savoir qu’ils pensaient que nous avions raison. Mais… ils y sont quand même allés. Cette année le salon était renouvelé (du 28 au 30 mai), mais sans mettre en avant le critère d’indépendance. On y a donc pris part.
Est-ce que cette indépendance revendiquée n’entre pas en contradiction avec le fait de recevoir des subventions publiques - puisque c’est votre cas ?
Bonne question. Nous sommes subventionnés par plusieurs collectivités territoriales : par la Ville de Marseille pour la revue, par la Région Paca, qui accorde des subventions à la collection ; et quelquefois par le Département des Bouches-du-Rhône ou le Centre national du Livre (CNL) pour les traductions. Le principe est plus ou moins le même partout : on présente les titres qu’on veut éditer, et les commissions décident (ou non) d’accorder une subvention - comme pour n’importe quel éditeur.
Il n’y a là pour nous aucune contradiction, parce que ces aides financières ne déterminent rien de ce que nous éditons. Il s’agit d’argent public, qui n’engage pas le contenu, ni n’impose une obligation de rentabilité financière. Et nous mènerons de toute façon le projet au bout, qu’on soit aidés ou pas. Si nous les avons tant mieux, sinon tant pis.
Et ça ne pourrait jamais vous pousser à arrondir quelques angles ?
Ça n’est jamais arrivé. Par exemple le numéro 38-39 de la revue Agone « Villes et résistances sociales »6 contient une attaque en règle contre les politiques d’urbanisme de la Ville de Marseille, avec une longue analyse du projet Euromed, l’exclusion en cours des classes populaires et la volonté d’embourgeoiser le centre ville, de faire venir les croisiéristes, de transformer Marseille en vitrine touristique de luxe où les pauvres n’auront plus leur place. Après ça, on s’est dit que c’était peut-être la dernière fois que nous recevrons des subventions municipales ! Mais au final, la Ville a renouvelé sa subvention.
Ce n’est donc pas une question de survie ? Vous pouvez vivre sans ces subventions ?
Aujourd’hui, j’ai envie de dire oui. Mais il y a quand même des projets de traduction qui sont très difficiles à mener sans aide publique. Prenez la tétralogie Novembre 1918, d’Alfred Döblin : un seul tome nous a coûté 22 000 € en traduction. Sans la subvention du CNL, on n’aurait pas pu financer ce livre.
De la même manière, on imagine, que quand vous traduisez Une histoire populaire des États-Unis d’Howard Zinn…
Non, celui-là n’a pas été subventionné. C’était un investissement fou pour Agone, un an et demi de traduction ! Si le livre n’avait pas marché, la maison aurait pu couler… D’autant que sa parution a coïncidé avec l’incendie de nos livres dans l’entrepôt des Belles Lettres en mai 2002. Pendant vingt ans (la première édition est parue aux États-Unis en 1980), aucun éditeur n’a fait traduire ce pavé de 800 pages, jugé invendable. Les gros éditeurs n’y croyaient pas du tout ; et aujourd’hui, ils s’en mordent tous les doigts. Hachette a proposé de nous racheter les droits pour sortir le livre en poche, ce que nous avons bien sûr refusé.
Vous êtes sept salariés, ça demande une certaine assise financière. Ça n’est jamais difficile ?
C’est l’une de nos particularités : Agone compte beaucoup de salariés pour le nombre de livres publiés par la maison, soit une quinzaine par an. On choisit d’ailleurs volontairement de limiter le nombre de titres, pour sortir des livres nous paraissant importants et les réaliser le mieux possible. Nous voulons faire des livres ambitieux, qui demandent beaucoup de travail éditorial, et ensuite un important suivi en diffusion. Il est hors de question de sortir des titres périmés au bout de quelques mois.
Pour revenir à votre question… Depuis deux ans, Agone est arrivé à une certaine stabilité. Ça n’a pas toujours été le cas : pendant longtemps, il était difficile de se projeter au-delà de trois mois. Je tenais la trésorerie et me demandais souvent comment on allait faire, si on allait réussir à se payer le mois suivant. On est d’ailleurs tous plus ou moins passés par des emplois aidés, avec l’idée que, s’il est possible d’utiliser à bon escient l’argent public, autant le faire… Aussi, pendant des années, ça a été du bricolage. Aujourd’hui, on finance les sept salaires intégralement. Ce qui signifie qu’en prenant le temps, il est possible d’installer quelque chose de stable.
Ça ne nous empêche pas de stresser quand on s’attelle à des projets plus lourds qu’à l’ordinaire. Döblin, par exemple : en frais d’impression et de traduction, on a battu tous les records ! Pour l’instant, la plupart de nos livres ne sont heureusement pas des échecs ; mais ça nous arrivera forcément un jour. Dans l’édition, tu ne peux jamais vraiment prévoir : ce ne sont pas forcément les livres que tu estimes les meilleurs ou les plus intéressants qui vont se vendre. Il y a toujours quelque chose que tu ne maîtrises pas.
En même temps, Agone s’est faite un nom : les lecteurs vous font confiance, désormais…
C’est vrai que nous avons désormais un lectorat fidèle, des gens qui suivent ce que nous faisons et qui reconnaissent notre ligne éditoriale. Nous avons créé un lien de confiance avec les lecteurs et les lectrices ; c’était aussi notre but. Quand tu n’as pas de budget de communication, que tu ne fais pas de pub, que tu n’as pas d’attaché de presse, que tu ne joues pas à ce jeu-là - parce que tu n’en as ni l’envie ni les moyens - , il n’y a que ça qui compte. La qualité et le bouche-à-oreille. Et aussi une équipe de diffusion attentive.
Vous ne travaillez pas avec la presse ?
On travaille surtout avec la presse militante, un peu avec la presse indépendante généraliste, mais le moins possible avec les médias dominants. Prenez la plupart des petites maisons d’édition indépendantes : elles ont très peu de salariés, mais il y a souvent un attaché de presse. On préfère - quant à nous - mettre notre énergie dans la qualité des livres, et, pour les faire connaître, dans la relation avec les libraires.
Il me semble qu’on travaille beaucoup moins avec la presse dominante que les autres éditeurs dits engagés. D’abord pour une raison pratique : la plupart des journalistes ne lisent pas les livres. Ils les demandent, les mettent peut-être dans leur bibliothèque, les revendent parfois ; et ils ne te remercient presque jamais… On a l’impression qu’ils ne parlent jamais vraiment du livre pour lui-même. Mais parce que d’autres l’ont fait, ou peut-être parce qu’ils ont quelque chose à y gagner…
Et puis ces gens ont l’air de penser que tout leur est dû. Leurs secrétaires peuvent appeler, comme celle de je ne sais plus quel naze du Nouvel Obs ou autres : « Bonjour, Monsieur Untel a besoin de ce livre, tout de suite ! » Il est même arrivé qu’une journaliste demande un livre, que je promette de lui envoyer et qu’elle rappelle trois heures plus tard : « Je ne comprends pas, je n’ai pas encore reçu le livre. » Pardon ? Elle s’attendait à ce qu’on leur envoie un coursier dans l’heure. La plupart ne savent même pas que nous ne sommes pas à Paris ! Et puis, ils ont tellement l’habitude que les éditeurs soient à leurs petits soins, que tous les livres leur parviennent sur le champ et gratuitement…
On ne veut pas jouer à nourrir une machine nuisible socialement : tu aides à remplir leurs journaux, tu fais leur beurre. En fait, ce sont eux qui devraient nous remercier quand on leur envoie un livre, parce qu’on leur permet de faire leur travail.
Comment vous organisez-vous ? Vous fixez votre programme de publications longtemps à l’avance ?
Oui. En général, notre programme de parutions est dressé un an et demi, voire deux ans à l’avance. Le programme de 2011 est a peu près fixé, et celui de 2012 est en train de se remplir. Si on nous propose un bouquin extraordinaire, on peut encore lui trouver une place pour l’année prochaine. Mais cet été, nous saurons avec une quasi certitude ce que nous publierons l’année prochaine. À l’automne, nous monterons le catalogue de 2011 en connaissant les titres, le nombre de pages, les coûts et donc le prix approximatif de chaque livre.
Certains éditeurs peuvent lancer un livre trois mois à l’avance, initient une grande campagne de pub et presse, envoient des milliers de services de presse… On ne fonctionne pas comme ça. Quand on nous propose un projet avec une exigence de publication dans les six mois (ça arrive souvent), on refuse. Sans remords. Parce qu’on est persuadés qu’il ne faut jamais travailler dans l’urgence.
Nous avons mis en place un planning très cadré pour chaque livre : telle période correspond à la préparation, telles autres à la correction, à la maquette, à l’envoi à l’imprimeur, à l’envoi des infos au diffuseur, etc. Nous avons toujours besoin de savoir exactement où en est le livre. La rigueur est indispensable, même si le processus peut parfois paraître lourd.
Et puis, nous rajoutons beaucoup de choses au livre de base (tout un appareil critique, des notes, glossaires, index, etc.), l’objectif étant que le lecteur puisse comprendre tout ce qu’a voulu dire l’auteur. Tout ce travail complémentaire prend du temps. C’est cette lenteur qui est le prix à payer pour que la quinzaine de livres qu’on édite par an soient de la meilleure qualité possible, qu’ils soient correctement diffusés et aient la meilleure lisibilité sur le long terme.
Quels rapports entretenez-vous avec les auteurs ?
C’est très variable. Déjà on publie beaucoup d’auteurs morts… Et beaucoup de traductions. Même si on vient de publier coup sur coup plusieurs auteurs français. Par exemple Jean-Pierre Garnier (Une violence éminemment contemporaine7) et Ronald Creagh (Utopies américaines). C’était un plaisir de travailler avec des auteurs comme ceux-là ; qui s’investissent dans le travail que nous faisons, avec qui il y a de vrais échanges, qui prennent le temps de venir discuter avec l’équipe de sujets qui dépassent leurs livres…
Et comment vous parviennent les livres ?
Il n’y a pas vraiment de règles. Prenez L’Histoire universelle de Marseille, d’Alèssi Dell’Umbria8. Ce livre, l’auteur l’avait depuis des années sous la main, aucun des éditeurs à qui il l’avait envoyé n’en avait voulu : un livre de 800 pages écrit par un inconnu et mélangeant histoire, sociologie, politique… Exactement comme L’ Histoire populaire de Zinn : personne n’en voulait ! C’est peut-être d’ailleurs l’une des spécificités de notre genre de maison d’édition : on publie beaucoup de livres dont personne ne veut, de très bons livres mais en dehors de l’air du temps, considérés comme pas assez rentables, qui demandent beaucoup de travail… Bref, qui ne rentrent pas dans les critères des grandes maisons.
Il y a plusieurs chemins pour les livres ; mais le manuscrit anonyme arrivant par la poste est rarissime. On en reçoit, on les lit et ils sont parfois intéressants ; mais ils correspondent très rarement à notre ligne éditoriale. Les livres que nous éditerons nous parviennent le plus souvent par différents réseaux auxquels notre activité nous relie (c’est un petit monde). Concernant le dernier livre de Jean-Pierre Garnier par exemple, on a commencé par travailler avec lui pour le numéro de la revue Agone sur « Villes et résistances sociales », puis un projet plus large s’est progressivement et naturellement mis en place. Il y a bien sûr tous les livres que nous décidons de traduire ou de rééditer suivant les propositions des directeurs de collection. Mais chacun, chez Agone, a ses propres réseaux de connaissance, lui conseillant de jeter un œil à tel ou tel texte, suivant ses centres d’intérêts, ses sujets de lectures de prédilection… qui, de temps en temps, amènent à un livre.
Quand on t’écoute parler, on a l’impression que tout marche plutôt bien. À condition de réaliser de bons livres, l’édition indépendante se porte bien ?
Oui, il y a une vraie vitalité de l’édition indépendante. Depuis quelques années, c’est un milieu dynamique, avec beaucoup de maisons réalisant un boulot utile et important. On pourrait même parler de « foisonnement » dans le monde de l’édition anticapitaliste au sens large. Un phénomène qui a plusieurs explications. Tout d’abord, il y a des lecteurs, des gens soucieux de comprendre le monde dans lequel ils vivent. Ensuite, faire des livres est devenu plus facile et relativement peu coûteux : à condition de bosser dur, il « suffit » de quelques milliers d’euros pour publier un livre (c’est la diffusion/distribution qui nécessite beaucoup d’argent et de temps). Le foisonnement actuel est sans doute aussi la conséquence de la concentration du milieu du livre, de tous les rachats d’éditeurs indépendants opérés depuis une dizaine d’années. Et du formatage de la production que proposent les grosses maisons. Cette situation a logiquement laissé orphelins les lecteurs plus exigeants, et c’est sans doute pour cela qu’apparaît un certain renouveau de l’édition indépendante dite « engagée ». C’est d’ailleurs peut-être aussi pour cela que la marque Zones a été créée : il y a là comme l’exploitation d’une « niche économique ». Wendel (puis Planeta) se trouve ainsi présent sur le « marché du livre d’extrême-gauche » en croissance.
Enfin, et c’est moins réjouissant, on peut aussi se demander si un certain nombre d’entre nous ne se replient pas sur l’édition dans un contexte de reflux du militantisme.
Tu évoquais la diffusion : c’est le seul point noir ? Pourquoi ne pas monter une boîte de diffusion-distribution indépendante ?
Je ne sais pas si c’est un point noir. Mais c’est en effet le principal problème qui se pose à tout éditeur qui se lance. Comment faire pour que le lecteur potentiel puisse trouver son livre ? C’est le nerf de la guerre. Et dans ce domaine aussi, très concentré, les grands groupes font la loi : par une pression commerciale sur les libraires, et en retour sur les éditeurs qu’ils diffusent (types de livres, quantités etc.).
La diffusion coûte cher ; et c’est difficile de s’en charger tout seul. Les petits sont donc obligés de se regrouper. C’était le sens de l’expérience Athélès, appuyé sur une distribution assurée par Les Belles Lettres. Avec une dizaine de petits éditeurs, nous avons mis des moyens en commun et créé, en 1998, un groupe qui a employé deux personnes, l’une faisant la tournée des librairies, que l’autre complétait par téléphone et un travail de communication depuis des bureaux installés à Marseille. Mais des divergences d’intérêt et de façon de fonctionner entre les éditeurs a montré les limites de ce système.
Depuis trois ans nous sommes diffusés par Les Belles Lettres, qui regroupe quelques dizaines d’éditeurs indépendants et dont les représentants ont un intérêt qui n’est pas seulement commercial pour les livres dont ils parlent aux libraires.
Nous avons aussi mis en place une diffusion directe, en parallèle, pour les libraires qui ne passent pas par les Belles Lettres. Il s’agit de bouquinistes, d’associations diverses, de groupes militants, de gens qui vendent des livres sur les marchés, de librairies itinérantes, qui nous achètent directement nos livres. C’est important que nos livres soient disponibles dans des endroits différents. D’autre part cette diffusion permet aussi des rencontres avec des gens qui ne vendent pas nos livres pour le fric, mais parce qu’ils trouvent ces bouquins intéressants et même utiles.
Cela peut aussi être le cas des libraires classiques…
Bien entendu ! Sans les vrais libraires, qui prennent nos livres parce qu’ils ont un sens pour eux, et non dans le seul but de maximiser leurs bénéfices, nous aurions coulé depuis longtemps. Il y a deux choses qui peuvent provoquer notre perte : la suppression du prix unique du livre et l’extinction des libraires. Nous persistons grâce à ceux qui ne veulent pas se contenter d’assurer leur chiffre d’affaire avec du Harry Potter ou le dernier livre d’un politicard en campagne ; ceux qui refusent de prendre toute la panoplie d’Hachette pour avoir de meilleurs marges.
Ainsi, parmi les librairies indépendantes qui vendent le mieux se trouve celle d’un village de deux cents habitants dans le Gers (la librairie-tartinerie de Sarrant). Ils ne mettent pas en avant qu’Agone, mais aussi tout un tas d’autres éditeurs indépendants. Et ces libraires organisent de nombreuses rencontres avec un vrai public, venant de toute la région. C’est grâce à des libraires comme ça que nous pouvons continuer de publier notre genre de livres, ce sont eux qui évitent à notre production d’être noyée dans la masse. Qui gardent vivante la part de relations humaines du commerce de livres. A l’opposé du numérique, par exemple.
Tu penses que le numérique menace le monde du livre ?
Je ne sais pas… C’est en débat chez nous, et l’occasion de réunions houleuses. Avec de vrais questionnements : qu’est-ce qu’on fait par rapport à ça ? Comment on se positionne ? Est-ce qu’on y consacre du temps et de l’argent ? Comment défendre le livre papier si on s’investit dans le livre numérique ? Faut-il refuser de nourrir la « révolution numérique » ? Sur tous ces points, nous rassemblons un grand éventail d’opinions. Pour ma part je suis persuadé qu’il ne faut pas participer à la machinerie numérique. D’autres collègues, au contraire, sont moins méfiants.
Agone a lancé tout de même, voilà quelques années déjà, de petites expériences sur le sujet. Au format Lyberagone, on propose des textes en téléchargement gratuit - par exemple des préfaces, pour que les lecteurs puissent se faire une idée du livre avant de l’acheter ; ainsi que trois livres épuisés qui sont intégralement téléchargeables. Enfin presque toute la revue Agone. Il y a un an, nous avons aussi commencé à proposer des e-books en téléchargement : cinq de nos livres sont en vente sous forme de fichiers, à moitié prix. Mais on en vend à peu près aucun… Pour prendre l’exemple de L’Or africain, ouvrage sur le pillage de l’or en Afrique : il s’en écoule grosso-modo cinq par an sous cette forme, généralement vers des contrées lointaines.
C’est logique : personne ne souhaite lire des livres sur un écran…
Pour l’instant, ça ne semble en effet pas intéresser grand monde, mais après, pour les générations futures, gavées d’écran dès la naissance, ce sera peut-être autre chose…
Aujourd’hui beaucoup d’universitaires travaillent avec les e-books et autres formats électroniques, parce que c’est plus facile, par exemple, d’effectuer des recherches dans le corps du texte. Cet usage recouvre d’ailleurs la scission sur le sujet chez Agone : ceux d’entre nous qui sont favorables au livre numérique sont plutôt habitués à travailler directement sur l’ordinateur, à y passer des heures et des heures. Pour eux, il est indispensable que nos livres soient disponibles sous cette forme. Parce qu’ils ont l’habitude de travailler ainsi et que ça leur fait gagner du temps. Et parce qu’ils pensent que de toute façon, qu’on le veuille ou non, nos livres se retrouveront certainement un jour en téléchargement. Que si nous ne nous en chargeons pas nous-même, d’autres le feront à notre place. Des monopoles se préparent en effet dans ce domaine - comme Google ou Amazon, qui ont énormément investi de moyens - et si nous choisissons d’être totalement absents de ce débat, nos livres seront peut-être moins visibles. Bref, on n’a pas de certitudes.
Reste une question : est-ce ainsi qu’on change le monde ? Est-il sain d’encourager les gens à passer encore davantage de temps devant leurs écrans ? Même si c’est pour y lire des textes, disons, plutôt intelligents ? Je crois que non. Que c’est contre-productif. Pour moi, c’est le livre papier qui est important : un livre qui se prête, qui n’est pas un bien de consommation jetable, qui favorise la lenteur ; et qui ne nécessite pas de machine ni d’énergie pour être lu.
1 Notre visite s’y est donc effectuée à la fin du mois de mars ; oui, l’entretien date un peu, mais ça n’enlève rien à son intérêt.
2 À l’exception de La Mentalité américaine : au delà de Barack Obama, publié par Lux Éditeur.
3 Une piste à retrouver aussi sur le Blog des éditions Agone.
4 Rappelons que, pendant la courte période où l’ancien d’Action Directe était en semi-liberté, de décembre 2007 à octobre 2008, il était employé aux éditions Agone.
5 La déclaration d’intention de Zones est consultable ICI.
6 Le sommaire de ce numéro 38-39 est consultable ICI.
7 Jean-Pierre Garnier a justement accordé, il y a peu, un entretien à Article11 : à lire ICI.
8 Des entretiens avec l’auteur, ainsi que des compte-rendus et le prologue de l’ouvrage, sont consultables ICI.