jeudi 3 septembre 2009
Littérature
posté à 10h05, par
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Ça ne rate jamais : on sort de l’été du sable encore plein les tongs et la déferlante médiatique de la rentrée littéraire s’abat sur nous, parvenant illico à nous dégoûter de la littérature contemporaine. Exploit que l’on devrait voir se répéter cette année, à coup de baudruches littéraires survendues et d’impostures répétées. Face à ça, une seule solution : rêver au silence de l’écrivain.
« Le Français, lui, se classe au contraire par la manière qu’il a de parler littérature, et c’est un sujet sur lequel il ne supporte pas d’être pris de court : certains noms jetés dans la conversation sont censés appeler automatiquement une réaction de sa part, comme si on l’entreprenait sur sa santé ou ses affaires personnelles – il le sent vivement – ils sont de ces sujets sur lesquels il ne peut se faire qu’il n’ait pas son mot à dire. Ainsi se trouve-t-il que la littérature en France s’écrit et se critique sur un fond sonore qui n’est qu’à elle, et qui n’en est sans doute pas entièrement séparable : une rumeur de foule survoltée et instable, et quelque chose comme le murmure enfiévré d’une perpétuelle Bourse aux valeurs. Et en effet – peu importe son volume exact et son nombre — ce public en continuel frottement (il y a toujours eu à Paris des « salons » ou des « quartiers littéraires ») comme un public de Bourse a la particularité bizarre d’être à peu près constamment en « état de foule ») : même happement avide des nouvelles fraîches, aussitôt bues partout à la fois comme l’eau par le sable, aussitôt amplifiées en bruits, monnayées en échos, en rumeurs de coulisses. »
Cette année, crise et morosité culturelle obligent, il paraît que la tendance est un peu moins à la démesure. Il sortira moins de romans (659, quand même…), il y aura moins d’effet Barnum autour d’écrivains fades comme des endives et de plans marktetingo/médias disproportionnés (dur d’égaler la pantalonnade en chef de l’année dernière, à savoir la correspondance Houellebecq/BHL1)… Ne rêvons-pas, cependant, la crise est beaucoup trop timide pour avoir l’effet dévastateur voulu sur le microcosme des Lettres. Comme l’écrit Éric Chevillard sur son croustillant blog : « Je constate seulement que la crise n’affecte pas tout le monde et que le cahier économique du Figaro est toujours imprimé sur du saumon fumé. » Et nul besoin d’être devin pour subodorer qu’à part quelques rares exceptions, c’est la même soupe écœurante qui va - encore une fois - nous être resservie. Pendant un mois ou deux, on ne parlera plus que d’eux, les écrivaaaains, leurs trucs d’écritures, leur vie privée, leurs amours et leurs plans culs (qui succédera à Doc G. dans le lit de Christine Angot ?), leurs troubles existentiels (quel degré de pureté pour la coke de Beigbeder cuvée 2009 ?), leurs nouveaux livres surtout. Onze mois d’abstinence livresque en une des médias2 et paf, un mois d’overdose.
Vertus du silence
C’est un fait : des étals des librairies aux rayons des supermarchés, les mauvais livres s’accumulent, encombrent l’espace, se font norme, ou presque. Pour un Chevillard, un Echenoz ou un Volodine, combien de Camille Laurens, de Guillaume Musso, de Yann Moix ou de Philippe Delerm ? Beaucoup. Trop. Car ils sont si nombreux à écrire pour produire, à bavasser en pure perte. Nez dans le guidon, les écrivains médiatico-compatibles font des livres comme d’autres des tables comptables, parce qu’il faut les faire, une fois l’an, c’est ainsi. Borges, du haut de sa méritée tour d’ivoire, le formulait ainsi : « Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. »
Puisqu’il faut être présent dans la rentrée littéraire, en être, la question de la macération de l’œuvre, de sa nécessaire gestation prudente, ne se pose même plus. Course effrénée vers la publication qui ruine l’idée même de littérature. Et, comme toujours, ce sont ceux qui en font le plus et s’agitent avec le moins de pudeur qui recueillent les lauriers. Ceux qui restent dignes, ne sacrifient pas leur art à l’ambition médiatique, sont noyés dans la masse, sacrifiés. Ça n’a pas toujours été le cas. Tiens, par exemple, prends Juan Rulfo, le magnifique écrivain mexicain, qui a écrit très peu et a encore moins publié (il brûlait la quasi intégralité de ses productions), mais à qui l’on doit (entre autres) un splendide recueil de nouvelles : Le Llano en flammes. Voilà ce qu’il disait en 1974, à Caracas : « Pourquoi je n’écris pas ? Eh bien parce que mon oncle Celerino est mort et que c’est lui qui me racontait des histoires. » Pudeur et retenue, désacralisation, le splendide Rulfo savait brillamment faire œuvre de silence quand les circonstances l’imposaient. Ce qui ne l’a pas empêchée de conquérir une stature quasi sacrée dans son Mexique natale. Un autre jour, interrogé sur le même sujet (pourquoi ce silence, maître ?), il rétorquait : « Aujourd’hui, même les fumeurs de marijuana publient des livres. Vous ne trouvez pas qu’il sort plein de livres bizarres un peu partout ? Eh bien moi, j’ai préféré garder le silence. » Une décision radicale, dictée par un raisonnement absurde, et qu’on aimerait voir suivre par un certain nombre de ses condisciples contemporains (90%, au bas mot).
Indéniablement, il y a un courage créateur dans le choix de se taire, une prise de conscience salutaire, digne. Citons Duras, celle qui énerve puis plaît, puis énerve, mais qui ne prenait pas les choses à la légère : « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. » Ou bien Oscar Wilde, véritable génie du dilettantisme créateur : « Ne rien faire du tout, ce qui est la chose la plus difficile au monde, la plus difficile et la plus intellectuelle. » Ou encore Antonio Lobos Antones, écrivain portugais qui sait se faire léger comme un entrechat de Noureev : « Plein de conviction, je préparais une œuvre poétique formidable, dévastatrice, que j’ai brulée près du figuier, avec la certitude vengeresse de priver l’humanité de quelque chose de pas seulement essentiel : de décisif. »
Il faudrait, en ces temps de surconsommation généralisée, revenir aux fondamentaux, comprendre que la littérature n’est pas seulement l’œuvre présente sur les étals, qu’elle fait corps avec la personnalité de son créateur, qu’elle n’existe pas si elle habite une enveloppe inadaptée. Le silence de l’écrivain est parfois tellement plus signifiant qu’un babillage inconséquent. Jacques Vaché, Arthur Cravan, Juan Rulfo… autant d’écrivains sans œuvre3, ou presque, précieux pour cela même qui les rendrait inexistant de nos jours. L’auteur espagnol Enrique Villa Matas évoque également4 le cas d’un certain Pepin Bello, inconnu en France mais toujours célébré en Espagne pour son influence auprès de la génération de 1927 (Garcia Lorca, Bunuel, Rafael Alberti) : « En Espagne, Pepin Bello est l’écrivain négatif par excellence, le génial archétype de l’écrivain hispanique sans œuvre. Il figure dans tous les dictionnaires artistiques, on lui reconnaît une activité exceptionnelle, et il n’a pourtant pas d’œuvre. Il a traversé l’histoire de l’art sans ambition d’atteindre aucun sommet. »
De la présence médiatique comme désertion du territoire littéraire
Écrire aujourd’hui, réellement je veux dire, ce serait enfouir sa tête profondément sous le marigot médiatique, se cacher aux yeux des journalistes. Suivre l’exemple de Salinger, par exemple. Quatre livres magistraux, et puis le silence absolu depuis 40 ans. Ne rien gâcher de l’élan originel, savoir rester sur sa lancée en préférant l’abstinence à la création sans sens. Salinger, le plus mystérieux des écrivains (après Traven), traqué par des journalistes bien décidés à enfin l’immortaliser photographiquement et tellement méfiant vis-à-vis de la chose médiatique qu’il ne concéda jamais la moindre interview. Salinger qui écrivait : « C’est ma conviction, assez subversive, qu’un écrivain doit suivre son inclination s’il veut rester dans l’anonymat et l’ombre. » Loin, très loin, des bêtes à caméra contemporaines, d’Angot à Beigbeder, de Nothomb à Nicolas Rey, plus bateleurs que scribouilleurs, qu’ils sachent écrire (Rey) ou pas (Beigbeder). Ceux-là, qui prostituent leur œuvre, feraient bien de se pencher sur l’attitude d’un Thomas Pynchon, écrivain dont on ne sait littéralement rien (on suppute beaucoup, par contre), hormis qu’à 20 ans il était matelot avec un sourire pas très beau (cf. une des très rares et très datées photos de lui, ci-dessous).
En son temps déjà, faisant écho à la citation de Gracq placée au début de ce billet, Schopenhauer s’agaçait : « Les mauvais livres sont un poison intellectuel qui détruit l’esprit. Et, comme la plupart des gens, au lieu de lire le meilleur de ce qu’on produit les différentes époques, se contentent de lire les dernières nouveautés, les écrivains se contentent du cercle restreint des idées en circulation, et le public s’enfonce de plus en plus profond dans sa propre fange. »
Tirer sur l’ambulance ne sert pas à grande chose, je te l’accorde. Cependant, on est d’avis en ce lieu qu’on ne dénoncera jamais assez méchamment5 ce cercle vicieux de la fange littéraire qu’encourage un microcosme éditorial & médiatique qui a perdu le sens des valeurs et encense les plus mauvais des écrivains (à ce sujet, lire & relire, « La Littérature sans estomac », de Pierre Jourde). Dont acte.
Aux gens de plume qui ne comprendraient dans quelle marécage ils barbotent, tous ceux qui s’étalent inconséquemment sur les étals et dans les médias, il ne nous reste plus qu’à leur souhaiter un relaps sincère et pas trop tardif. Et à les encourager à méditer cette phrase du prix Nobel Juan Ramon Jimenez : « Ma plus belle œuvre est le repentir de mon œuvre. »
1 Ceci dit, l’affaireBeigbeder reniant piteusement ses injures semble avoir un sacré potentiel question vains débats et bruissements ridicules.
2 Si l’on excepte l’autre grande agitation stérile et littéraro-castratrice, la saison des prix littéraires.
3 Voir à ce sujet l’exceptionnel essai de Jean-Yves Jouannais, « Artistes Sans oeuvre » (éditions Verticales), aussi plaisant et virtuose qu’instructif. Nombre de références de ce billet en sont extraits
4 Dans le très recommandé « Bartleby & Co », Christian Bourgois ou 10/18.
5 Avec les ricanements féroces de rigueur, voire, parfois, un peu de mauvaise foi (assumée).