lundi 12 avril 2010
Le Charançon Libéré
posté à 10h43, par
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Il est toujours désolant de voir progresser la haine. Encore davantage quand celle-ci croît à l’initiative de quelques dangereux manipulateurs décidés à faire main basse sur un meurtre ignoble. Malgré le refus de toute récupération signifié par la famille de Saïd Bourarach, vigile tué par quatre abrutis, les antisémites de tous poils ont sauté sur l’occasion d’entretenir leur brasier. Pathétique.
La théorie
Si parallèle il faut dresser entre notre époque et celle des années 30, il n’est guère dans la montée d’un fascisme « classique ». Dit autrement : aussi séduisante que soit la thèse d’un Alain Badiou évoquant dans De quoi Sarkozy est-il le nom ? la filiation directe entre pétainisme et sarkozysme, il faut reconnaître que cette vision datée des choses (l’analyse remonte à 2007) s’avère aujourd’hui trop simplificatrice pour convaincre. Parce qu’il y a bien davantage d’opportunisme dans la maigre doxa présidentielle que de volonté d’unifier un pays derrière un nouveau régime de Vichy. Et que l’ambition du sarkozysme n’est pas de refonder un pacte social fasciste, mais de servir les seuls intérêts des possédants et dominants. Un objectif qui passe par l’aggravation des lignes de fracture (sociales, économiques ou communautaristes) de la société française. L’instauration d’un racisme d’État, l’entretien des bas instincts de la population et l’intensification de la société de surveillance relèvent, chez le locataire de l’Élysée et outre son évidente médiocrité humaine, d’abord d’un choix d’opportunité : ce sont simplement les plus sûrs et faciles moyens de parvenir à son but. Comprendre : l’écrasement absolu d’une classe par une autre, la primauté d’une infime minorité sur une très large majorité, la domination d’une petite caste de privilégiés sur le reste du pays.
Si parallèle il faut dresser entre notre époque et celle des années 30, disais-je, c’est dans la montée en puissance de troubles lignes de force travaillant, sous la surface, notre société. Quand les dominés n’ont plus aucun espoir ni exutoire, sinon s’emparer du mirage de la haine que leur tend complaisamment le régime, il en est pour s’engouffrer sur ce chemin sombrement balisé, autoroute de l’intolérance. Sans se rendre compte qu’ils ne font que reprendre - absurde copié-collé - la grille de lecture d’un pouvoir dévoyé, ceux-là fondent leur espoir de résistance sur un communautarisme malsain, croient combattre ce qui les écrase en revendiquant haut leur identité niée et s’acoquinent du même élan avec les pires des porte-flambeaux de la haine. Lesquels sont nombreux à souffler sur le brasier de la détresse et de la misère, vent mauvais rêvant de transformer un réel départ de flamme en incendie d’anthologie. C’est juste dramatique.
La pratique
Si je te sers ces pompeuses paroles, analyse trop vite menée, c’est que je viens de visionner une vidéo dérangeante et inquiétante. Celle-ci, découverte sur un forum1, a été enregistrée lors d’une marche organisée samedi pour protester contre le sort ignoble fait à Saïd Bourarach. La manifestation allait de République à Bastille, afin d’exiger que le meurtre de ce vigile, jeté dans le Canal de l’Ourcq par quatre hommes décidés à lui faire payer une altercation ridicule2, ne tombe dans l’oubli médiatique, ni ne reste impuni. Jusqu’à là, rien que de très louable. Où la chose se corse, c’est qu’un passeport israélien a permis de retrouver les coupables et qu’ils sont tous de confession juive. Là où la chose se corse aussi, c’est que le premier agresseur, celui qui s’est vu interdire l’entrée du magasin, a prétendu que Saïd Bourarach avait proféré des insultes antisémites, une version des faits contestée par tous les témoins de l’altercation. Là où la chose se corse enfin, c’est que l’affaire n’a eu qu’un retentissement médiatique restreint.
Et ? Ben voilà : si la famille de la victime s’est clairement opposée à toute instrumentalisation ou récupération - « Je vous le dis clairement : que les agresseurs soient juifs, chrétiens, musulmans ou même bouddhistes, on s’en fout ! Tout ce que l’on veut, c’est un jugement normal », explique ainsi une cousine de la victime dans un billet du BondyBlog - , si les proches de Saïd ont répété à l’envi leur conviction que le crime était d’abord « crapuleux », cela n’a pas suffi à tenir à distance les antisémites de tous poils. L’appel à manifestation de samedi, initié par l’Union des Association musulmanes de la Seine-Saint-Denis, a ainsi été relayé par les bas-du-front soraliens d’Égalité et réconciliation et par les fascistes revendiqués du site Alter Info. Ainsi que par les communautaristes exclusifs des Indigènes de la République,lesquels ont publié un communiqué pour dire leur refus « que la culpabilité occidentale du génocide des juifs pèse de quelque manière que ce soit dans le traitement de cette affaire ». Jusqu’à Dieudonné qui s’est fendu d’une intervention vidéo pour l’occasion - enregistrée par la caméra du groupuscule antisémite La Banlieue s’exprime - où il invite à « libérer Fofana »3 parce qu’on ne peut « tolérer le deux poids deux mesures », dénonce « la puissance du lobby juif (qui ferait) taire toute réaction politique » et se propose d’organiser un spectacle dont « les recettes seraient entièrement dédiées à Fofana »4. Oui : c’est gênant. Très. Mais personne ne peut empêcher les abrutis de tous bords d’effectuer de semblables OPA idéologiques.
Où le bât blesse réellement, c’est dans l’ambiance qui se dégage de cette manifestation5. C’est là que je reviens à la vidéo que je t’évoquais plus haut : réalisée par un groupuscule nommé Sirât Alizza, collectif prétendant redonner corps à « la fierté musulmane » et s’opposer à « un islam des Lumières » qui séparerait « le temporel du spirituel »6, celle-ci s’attarde complaisamment (elle dure un tout petit peu moins de 20 minutes) sur l’évidente récupération effectuée par quelques-uns sur la manifestation de samedi. Laisse entendre de nombreuses saillies antisémites - « La télé ? On n’a pas besoin de travailler avec les Juifs » « I-Télé, c’est Israël Télé, ça veut dire ». Laisse à entendre trop de référence à Fofana pour que cela puisse être innocent. Illustre l’obsession de ceux qui s’expriment autour de la caméra à dénoncer des médias sionistes, autant que le comportement franchement dérangeant de quelques excités face aux rares journalistes ayant fait le déplacement. Et montre surtout, au milieu de la foule, un Dieudonné serein, présent sans que personne ne semble lui demander de comptes.
Je sais, je ne dois pas en faire trop : la vidéo, pour longue qu’elle soit, ne montre qu’une fraction de la manifestation, qu’une petite partie des 500 à 1 000 manifestants présents. Et tous ne doivent en aucun cas être mis dans le même sac. Reste que ce mélange de communautarisme exacerbé, de récupération religieuse - rien ne prouve que le vigile ait été assassiné parce qu’il était musulman ; tout semble par contre indiquer qu’il a été mis à mort pour un prétexte idiot par des crapules à petite cervelles et qu’il est d’abord victime de classe7 - et d’antisémitisme revendiqué me dérange profondément. Certaines forces sont ici à l’œuvre, qu’il faut rejeter avec la plus extrême des vigueurs.
Une très classe manifestation, cortège résolu de plus de 2 000 personnes, s’est tenue samedi à Lyon, pour dénoncer le retour sur la ville d’une extrême-droite active et agressive. Mais s’il convient - plus que jamais - de combattre la résurgence de l’extrême-droite, il ne faut surtout pas limiter celle-ci à son plus petit dénominateur commun, traditionnelle image du facho à crâne rasé et batte de base-ball. Dit autrement : l’extrême-droite est aujourd’hui beaucoup plus plurielle et protéiforme qu’il y a quinze ans, front étrange réunissant les nazillons « classiques », de prétendus antisonistes - lesquels se reconnaissent en ce qu’ils lisent la main des juifs dans chaque chose de la vie - et de façon générale tous les sympathisants des haineux groupuscules La Banlieue s’exprime, le Mouvement des damnés de l’impérialisme, les membres d’Égalité et réconciliation, les soutiens du Parti anti-sioniste, ainsi que la cohorte de tarés gravitant autour de Faurisson. Tous ceux-là ont réalisé leur unité autour d’une nouvelle et large étiquette, celle des identitaires, conviction que les identités communautaires et ethniques sont le seul rempart à ce qu’ils appellent « mondialisme ». Sont prêts à oublier leurs divergences pour faire progresser la haine et l’intolérance. Sentent que le climat ambiant leur est favorable, qu’ils peuvent croître sur la détresse et la misère. Et font le jeu du régime, multipliant les confusions, entretenant la rancœur et entraînant certains exclus vers le plus trompeur des combats.
C’est cela que montre la vidéo. Cela qui est à lire dans la tentative conjointe de récupération de l’assassinat de Saïd Bourarach par le site Alter Info, le Mouvement des indigènes de la République, Dieudonné, Soral ou des agitateurs islamistes. Et cela qui va exiger - dans les années à venir - la plus extrême rigueur politique dans nos luttes et engagements. Ne jamais s’acoquiner avec ces gens-là, en quelque manifestation, lieu ou rassemblement. Ça ne va pas être simple, tu verras.
1 Il s’agit du forum Classe contre Classe : une partie des infos de ce billet a été dégottée par deux inscrits, nommés Classwar et Palinograph. Qu’ils en soient remerciés.
2 Ce maître-chien, père de famille de 35 ans, a été poursuivi et roué de coups par un client et ses trois amis avant d’être jeté à l’eau. Son tort ? Avoir simplement interdit au premier agresseur l’accès au magasin de bricolage Batkor de Bobigny après l’heure de fermeture.
3 Assassin, d’Ilan Halimi.
4 Note que c’est le même Dieudonné qui vient de sortir un livre d’entretien avec l’ancien (et pathétique) rédacteur des Guignols Bruno Gaccio. Et qui, il y a un mois dans l’émission de Taddéï, a joué le grand refrain de l’incompris, expliquant que le rapprochement avec Le Pen était « une blague », revendiquant ses multiples et puants dérapages comme « des performances », se présentant comme une innocente victime qui voulait juste « mettre son talent à l’épreuve des médias » et déclarant en long, en large et en travers avoir changé. Sans déconner ?
5 À en croire le témoignage de la cousine de la victime publié par le Bondy Blog, une manif organisée quelques jours auparavant aurait déjà souffert de l’opportunisme de douteux personnages. Celle-ci dénonce en effet un groupe qui, lors d’une marche de protestation lundi dernier, s’est « servi de cette mort et de cette marche pour se mettre en avant : le collectif du Cheikh Yacine ». Lequel collectif s’était fait médiatiquement connaître en organisant voilà quelques semaines une étrange agitation autour de la mosquée de Drancy.
6 Citations extraites d’une interview disponible ICI.
7 À propos du meurtre de Saïd Bourarach, un collectif de vigiles pointe ainsi le non-respect des normes et une sécurité au rabais. Par ailleurs, tu noteras que la femme de la victime dénonce le refus de l’entreprise Batkor de reconnaître le meurtre comme accident du travail : « Encore sous le choc de la mort de son époux, Nathalie Bourarach se bat aujourd’hui pour faire reconnaître le décès de son mari comme un accident de travail, ce qui lui donnerait droit à une forme de pension. Selon elle, l’entreprise Batkor refuse catégoriquement d’entrevoir cette éventualité, arguant que les faits se sont déroulés à l’extérieur du magasin. La même entreprise, au lendemain de la mort de son mari, lui aurait « proposé de l’argent sous la table » pour qu’elle abandonne sa volonté de faire valoir ce décès comme accident de travail », écrit ainsi le Bondy Blog.