dimanche 30 novembre 2008
Le Charançon Libéré
posté à 13h11, par
24 commentaires
Ils sont nombreux, ceux qui glosent sur la prétendue incapacité intellectuelle du chef de l’état : le bougre manquerait de culture et ne possèderait pas cette humilité nécessaire à l’étude des idées. Balivernes ! J’en veux pour preuve la visite que Sarkozy a rendue à Claude Levi-Strauss pour son anniversaire, occasion d’un entretien de haute volée. Comment je sais ? J’y étais…
Trop souvent, il est moqué.
Critiqué.
Raillé même pour son manque de références culturelles et son absence de bagage intellectuel.
Alors que : non !
Nicolas Sarkozy est un humaniste.
Et un homme de culture capable de discuter à bâtons rompus avec certains des plus grands esprits de ces cent dernières années.
Vous doutez ?
Je vous comprends : j’étais comme vous.
Mais j’ai changé mon fusil d’épaule depuis que j’ai assisté à un rapide entretien entre le meneur de revue présidentiel et Claude Levi-Strauss.
Dialogue noué à l’occasion de la visite que Nicolas Sarkozy a rendu à l’auteur de Tristes Tropiques en sa demeure parisienne, histoire de célébrer comme il se doit le centenaire du membre de l’Académie française.
Et jolie l’occasion pour ces deux maîtres de l’esprit français de tailler le bout de gras et de faire assaut d’intelligence et de finesse.
Ainsi que le suggère le communiqué publié par l’Elysée après la rencontre : « Le Président de la République a rendu visite ce soir à M. Claude Levi-Strauss à son domicile parisien, le jour anniversaire de ses cent ans, pour lui rendre un hommage chaleureux et lui dire la reconnaissance de toute la Nation. M. Claude Levi-Strauss a reçu le chef de l’État entouré de sa famille et de Mme Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, dont il est membre. M. Claude Levi-Strauss s’est montré très attentif et a dialogué avec le Président de la République, faisant part de ses réflexions sur le devenir des sociétés modernes et l’importance de l’histoire pour mieux les comprendre. »
Un si chouette échange que je n’ai pas résisté au plaisir de vous le rapporter.
Accrochez-vous, c’est du lourd !
Levi-Strauss : « Aussi, quand nous parlons, en cette étude, de contribution des races humaines à la civilisation, ne voulons-nous pas dire que les apports culturels de l’Asie ou de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Amérique tirent une quelconque originalité du fait que ces continents sont, en gros, peuplés par des habitants de souches raciales différentes. Si cette originalité existe — et la chose n’est pas douteuse — elle tient à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des jaunes ou des blancs. Mais il nous est apparu que, dans la mesure même où cette série de brochures s’est efforcée de faire droit à ce point de vue négatif, elle risquait en même temps, de reléguer au second plan un aspect également très important de la vie de l’humanité : à savoir que celle-ci ne se développe pas sous le régime d’une uniforme monotonie, mais à travers des modes extraordinairement diversifiés de sociétés et de civilisations ; cette diversité intellectuelle, esthétique, sociologique, n’est unie par aucune relation de cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains aspects observables des groupements humains : elle lui est seulement parallèle sur un autre terrain. »1
Sarkozy : J’espère que tu n’es pas en train de me ressortir le discours de Dakar, Claude ? Ce n’est pas parce qu’une fois, j’ai parlé de « l’homme africain » qui ne serait « pas assez entré dans l’histoire » qu’il faut me le reservir à toutes les sauces. Oui, j’ai dit : « Le paysan africain, qui depuis des millénaires vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. » Et alors ? On ne va pas en parler pendant cent sept ans non plus. Tout ce barouf pour quelques sauvages…
Levi-Strauss : « Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les ’sauvages’ (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. [...] L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion ? - les ’bons’, les ’excellents’ , les ’complets’), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais qu’ils sont tout au plus composés de ’mauvais’, de ’méchants’, de ’singes de terre’ ou ’d’oeufs de pou’. On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un ’fantôme’ ou une ’apparition’. Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des Blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction. [...] En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus ’sauvages’ ou ’barbares’ de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ».2
Sarkozy : Euh… Je ne te suis pas trop, là. Tu ne serais pas en train de me traiter de barbare, quand même ? Ne pousse pas le bouchon trop loin, hein… Les barbares, ce sont ceux qui font rien tant qu’égorger des moutons dans nos baignoires et tendre des embuscades à nos fiers soldats à l’autre bout du monde. Tu ne regardes pas la télé, Claude ? Non ? C’est pour ça… Tu m’aurais sinon entendu rendre hommage au « sacrifice de nos dix jeunes soldats face à ces barbares moyenâgeux, terroristes, que nous combattons en Afghanistan ». C’est pourtant clair : eux sont ces barbares et moi je suis un humaniste.
Levi-Strauss : « Un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres êtres avant l’amour-propre. »3
Sarkozy : J’entrave que pouick à tes discours… Tu es en train d’affirmer que je ne suis pas vraiment un humaniste, c’est ça ? Je vais te dire : je me contre-balance du respect des autres, seul m’importe mon propre succès et ma réussite. Du pouvoir, des montres de luxe et Carla : que demander de plus ? A la limite, je veux bien laisser mon empreinte sur l’histoire…
Levi-Strauss : « Même une histoire qui se dit universelle n’est encore qu’une juxtaposition de quelques histoires locales, au sein desquelles(et entre lesquelles)les trous sont bien plus nombreux que les pleins. Et il serait vain de croire qu’en multipliant les collaborateurs et en intensifiant les recherches, on obtiendrait un meilleur résultat:pour autant que l’histoire aspire à la signification, elle se condamne à choisir des régions, des époques, des groupes d’hommes et des individus dans ces groupes, et à les faire ressortir, comme des figures discontinues, sur un continu tout juste bon à servir de toile de fond. ... ce qui rend l’histoire possible, c’est qu’un sous- ensemble d’évènements se trouve, pour une période donnée, avoir approximativement la même signification pour un contingent d’individus qui n’ont pas nécessairement vécu ces événements, et qui peuvent même les considérer à plusieurs siècles de distance. L’histoire n’est donc jamais l’histoire, mais l’histoire pour. Partiale même si elle se défend de l’être, elle demeure inévitablement partielle, ce qui est encore un mode de la partialité. »4
Sarkozy : Mouais… Je ne suis pas vraiment calé dans ce domaine. J’aime bien les belles histoires qui me permettent de faire pleurer dans les chaumières en endossant le beau rôle, mais l’histoire avec un grand H ne m’inspire pas des masses. En clair : je préfèrerai toujours la « lettre de Guy Moquet » à tous les travaux de mémoire sur notre passé. D’ailleurs, en parlant de cette lettre : tu l’as lue ? Classe, non ? Voilà un texte qui touche, émeut, transporte même. Un vrai voyage !
Levi-Strauss : « Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus. Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud (…) Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité. »5
Sarkozy : Pourquoi tu me dis ça ? Tu ne serais pas un brin gâteux ? Cent ans, ça doit fatiguer… En plus, ça fait un petit moment que je ne suis pas allé sous les sunlights des tropiques. Normal : je n’y connais personne qui puisse m’inviter. Parle moi plutôt de Wolfeboro ou de Malte : voilà de vraies vacances ! Je ferais mieux d’y retourner plutôt que d’écouter un vieux gâteux comme toi débiter des sornettes. Hop, je me casse. Bonjour chez toi, hein…