vendredi 30 janvier 2009
Le Charançon Libéré
posté à 14h19, par
23 commentaires
C’est désormais chose reconnue : les années de plomb italiennes ont été marquées par les manipulations et manigances de certaines officines de l’Etat. Leur but ? Pratiquer une stratégie de la tension, notamment en encourageant des attentats ayant l’avantage de pousser à la mise en place d’un régime autoritaire. Un classique, que Sarkozy pourrait bien tenter de rééditer…
Rien ne se perd, tout se recycle, comme disait l’autre. Fort de cet adage percutant (et les neurones de toute façon beaucoup trop attaqués par les gaz lacrymos d’hier soir pour produire quelque chose d’intéressant aujourd’hui), je me suis dit que je pouvais vous re-balancer une chronique lue tout à l’heure à l’antenne de la radio libre FPP1. Et comme cette chronique est censée être hebdomadaire, vous y aurez sans doute droit chaque vendredi2. Hop !
Ma chronique porte sur la stratégie de la tension. Beaucoup d’entre vous savent ce que c’est, je vais faire un petit rappel historique pour les autres.
A la base, la stratégie de la tension correspond à ce climat trouble, malsain, violent, qui agite l’Italie pendant les années de plomb, grosso-modo de la fin des années 60 à 1980. L’heure est à la contestation radicale de la société, à l’extrême-droite comme à l’extrême-gauche, et certains groupes tombent dans l’activisme armé, le plus connu restant les Brigades Rouges.
Au total, plus de 600 attentats sont commis entre 1969 et 1980, causant un peu plus de 350 morts. La plus connue de ces victimes reste Ado Moro, ancien président du Conseil italien et chef du parti Démocratie Chrétienne, enlevé en plein Rome par des membres des Brigades Rouges et assassiné après 55 jours de détention. Mais la très grande majorité des actes de terrorisme, grosso-modo 80 % d’entre eux, sont en fait commis par des groupes d’extrême-droite.
C’est résumé très rapidement, tant ce n’est pas vraiment cet aspect lutte armée et terrorisme qui m’intéresse. Mais plutôt le rôle de l’Etat italien durant toutes ces années. En pleine Guerre froide, face à la montée des revendications et des radicalisme, la principale crainte du gouvernement, et plus largement du bloc occidental mené par les Etats-Unis, est de voir le PCI, le parti communiste, ou le PSI, le parti socialiste, accéder au pouvoir. D’abord parce que dans une Europe encore polarisée par l’opposition au méchant ogre soviétique, ça ferait mauvais genre. Ensuite parce que toute une partie de la société italienne, encore davantage que dans les pays voisins, reste profondément ancrée à droite et très marquée par la question religieuse : pour eux, il n’est pas question de voir des communistes arriver au pouvoir.
Pour éviter ça, les services secrets italiens, soutenus par leurs homologues américains, vont mettre la main à la pâte. Un groupe dit Gladio, une structure clandestine de l’OTAN créée après la Seconde Guerre mondiale dans l’idée de parer à une menace d’invasion soviétique, groupe lié à la loge maçonnique néo-fasciste P2, encourage la violence, surtout d’extrême droite mais aussi d’extrême gauche, dans l’espoir de pousser à la mise en place d’un régime autoritaire. Il s’agit tout autant de discréditer les extrêmes que d’inciter à la mise en place d’un pouvoir plus dur, plus fort. Par exemple, de nombreux éléments - qui restent controversés - démontrent la patte de ce groupe Gladio dans l’assassinat d’Aldo Moro : en discréditant définitivement l’extrême-gauche, cette mise à mort aura empêché l’alliance des démocrates chrétiens et des communistes. Et donc l’arrivée des communistes au gouvernement.
Pourquoi je vous parle de ça ? Parce que cette tactique de pourrissement de la situation, l’Etat jouant un rôle plus que trouble d’exacerbation des violences et pariant sur l’affrontement pour entretenir les peurs et gouverner en paix, rappelle quelqu’un.
Je doute que Nicolas Sarkozy, homme légendairement inculte sauf quand il s’agit des montres de luxe et des chanteurs ringards, n’ait une grande connaissance de l’histoire. Il a par contre, c’est évident, un réel sens politique, un don certain pour la stratégie politicienne. Et on peut imaginer que, dans un petit coin de sa grosse tête, le président fasse le pari d’une stratégie de la tension, qu’il souhaite exacerber certaines radicalités pour mieux discréditer ce souffle de contestation populaire et anti-libérale qui lui fait si peur. C’est une angoisse qui est réelle chez celui qui « n’oublie jamais que les Français ont guillotiné le roi ». Sarkozy sait que la crise s’annonce terrible et qu’il pourrait en être une victime collatérale. Il sait aussi que cette crise va susciter bien des remises en cause en même temps que relancer l’idée qu’un autre monde est non seulement possible, mais surtout nécessaire.
Alors, ce n’est qu’une hypothèse. Mais c’est à la lumière de cette historique stratégie de la tension qu’il faudrait analyser le péril soi disant représenté par, selon les termes de la ministre de l’Intérieur, « les militants d’ultra-gauche de la mouvance anarcho-autonome », danger martelé non-stop depuis plus d’un an par le pouvoir. C’est sous cet angle qu’il faut voir l’emprisonnement de gens contre lesquels on n’a aucune charge, sinon leur supposée sympathie pour la mouvance autonome. C’est sous ce biais qu’il faut analyser la construction policière de l’affaire de Tarnac ou, un peu plus en arrière, celle qui concerne Isa, Juan et Damien, jeunes gens détenus depuis plusieurs mois parce qu’ils auraient tenté d’incendier une dépanneuse de police et qui attendent toujours leur procès. C’est sous cet angle – enfin – qu’il faut voir le succès actuel de l’ « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », incrimination si vague qu’elle peut permettre d’arrêter à peu près n’importe qui ayant un jour approché une mouvance dite radicale.
Grosso-modo, en s’en prenant à la mouvance dite autonome, en la piétinant sans pitié et en la traitant moins que rien, il s’agit de créer un danger jusqu’à alors inexistant, tant il est un jour où les militants en auront marre de se faire taper dessus sans réagir. Il s’agit aussi – plus largement – de discréditer, à l’heure de la crise, toutes les solutions qui pourraient émaner de l’extrême-gauche. Il s’agit enfin – et c’est sans doute là le point le plus essentiel – de construire un ennemi intérieur afin de justifier la dérive vers un état sans cesse plus autoritaire et réduisant à une portion congrue la liberté de ses citoyens.
Je vais terminer sur une lumineuse analyse du non moins lumineux Eric Hazan, qui dirige la maison d’édition La Fabrique. Voici un extrait d’un entretien qu’il a donné au site Médiapart :
« Tous les moyens sont bons pour construire l’ennemi intérieur. Construire l’ennemi intérieur, c’est très important pour un pouvoir qui tient en partie la route par l’inflation policière. Il faut justifier l’empilement de lois antiterroristes, qui n’ont plus rien à voir avec le droit. L’ensemble des forces antiterroristes, aujourd’hui, est énorme, avec un outillage technique extrêmement élaboré. Il faut justifier cet appareillage légal et militaire.
L’antiterrorisme n’a rien à voir avec le terrorisme. C’est un mode de gouvernement. On voit les séquelles du plan Vigipirate de Giscard qui continue d’être en œuvre aujourd’hui. Quand on voit dans les gares et les aéroports, les soldats en treillis et en armes, ce n’est évidemment pas destiné à dissuader d’éventuels suppôts de Ben Laden. C’est pour que la présence de gens en armes dans les gares et les aéroports nous paraisse, à nous autres, les braves gens, normale. Parce qu’un jour, ça aura son utilité.
Dans l’affaire qui défraie les journaux en ce moment, celle de Tarnac,(…) la police a construit de toutes pièces le mouvement anarcho-autonome. Il n’existe pas. C’est une pure construction des renseignements généraux, reprise par la presse avec une docilité digne d’éloges. (…) Ça ne tient pas la route mais ça prépare le terrain. »
Voilà. Au fond, la leçon de la stratégie de la tension italienne, c’est qu’il ne faut jamais sous-estimer la capacité de déguellasserie de l’Etat. Surtout, surtout, quand il est dirigé par quelqu’un qui s’appelle Nicolas Sarkozy.
1 Chronique au cours de laquelle je me suis copieusement pissé dessus, tant parler dans un micro ne me met pas à l’aise…
2 Et vous pardonnerez, j’en suis sûr, le style de cette chronique, plus parlé qu’écrit.
3 Photo - plutôt ratée - de la fin de la manifestation d’hier.
4 Photo - pas beaucoup plus réussie - de la fin de la manifestation d’hier.