lundi 14 septembre 2009
Inactualités
posté à 12h41, par
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Personne n’aime cela, se retrouver en un bloc opératoire et abandonner ses fesses aux mains de blouses blanches décidées à les explorer. Personne n’aime, et moi non plus, et il ne sera pas dit que je vous ne dresserai pas un rapide tableau de mes souffrances. Mais c’est pour mieux vous parler littérature, un bon livre comme un taureau qui charge, envers tout et même la table d’opération.
Mercredi 8 septembre, vers 10 heures, j’ai été pris d’un fou rire en levant les yeux de mon brancard pour découvrir que nous étions une douzaine dans la même position, horizontale, la même tenue – seyante blouse ouverte sur l’arrière, bonnet et pantoufles de papier - , la même tranche générationnelle (plus de cinquante printemps) et face au même imminent destin : se faire enfiler un œil électronique dans le cul, après anesthésie. Ce bloc opératoire ressemblait à un parking d’autoroute et les infirmiers nous déplaçaient avec la jovialité habile quoiqu’un peu brusque de camionneurs à l’heure du menu routier. Vous, je sais pas – ou plutôt je sais que pas mal d’entre vous redoutent ça, peur de pas revenir, etc. - , mais moi, j’adore l’anesthésie générale. Au moins, là, je suis sûr que l’ennui de vivre ne m’empêchera pas de dormir.
Donc, je me contentais de trouver le temps long jusqu’à ce qu’un des camionneurs me place devant une porte qui, coulissant, laissa apercevoir un écran avec en gros plan, un vieux cul. Contre la montée des pensées déprimantes (décrépitude commune, humiliation inhérente à la médecine moderne, à quoi bon tout ça puisque tôt ou tard, etc.), je me suis agrippé instinctivement à une image mentale : celle d’un taureau immense galopant vers le tireur qui vient de lui transpercer le cerveau d’une balle blindée. C’est le mâle d’un troupeau de vaches sauvages sur les hauteurs vertigineuses de la Locride. Plus petites que l’animal domestique par adaptation aux reliefs, ces vaches-là forment une société matriarcale qui sélectionne un seul reproducteur protégé par tout le troupeau. Pour le tuer, ce bestiau mythologique, il faut vraiment être une âme noire.
Anime Nere1 raconte l’ascension de trois amis natifs de ces montagnes calabraises qui, contre un avenir de misère, choisissent la voie du crime. La grandiose sauvagerie des parties de chasse, les descriptions d’une nature âpre et de prodigieux banquets paysans alternent avec la froide cruauté de leur carrière de braqueurs puis de trafiquants de cocaïne au contact des réseaux planétaires mafieux ou islamistes. L’auteur, Gioachino Criaco, est le fils d’un chef de la N’drangheta - la mafia calabraise qui a pris le dessus, semble-t-il, ces derniers temps, sur ses homologues de Campanie et de Sicile. Mais (ou faut-il dire « en conséquence » ?), ses héros n’ont que mépris pour les « pungiuti », les « piqués », les n’dranghetistes ainsi appelés en référence à leur rite d’initiation.
Il faut absorber, la veille au soir de la coloscopie, et au petit matin, deux fois deux litres d’un liquide répugnant à effet violemment purgatif.
Laissant planer la menace de décrire plus avant les effets de la chose, nous dirons juste pour l’instant que lire Mon père est femme de ménage, de Saphia Azzeddine2, ne m’a pas beaucoup aidé à oublier les fantaisies de mes viscères. L’auteure a le sens de la formule, c’est la quatrième de couverture qui le dit, et en plus c’est vrai. On suit avec plaisir et en souriant parfois l’histoire de ce garçon moche, blanc qui aimerait être rebeu islamiste pour avoir une vraie famille et affublé d’un père travaillant pour une société de nettoyage. Au lieu d’épousseter la bibliothèque, le gamin passe souvent du temps à lire les bouquins. Il y recrute des mots nouveaux pour s’armer contre le monde et tenter de de séduire la belle Priscilla dont les cheveux se collent sur ses joues humides quand elle tourne la tête et qui évidemment se retrouve dans les bras d’un quelconque Américain conducteur de 4x4. Les petits tableaux de la misère ordinaire (les unités qui manquent pour appeler son amoureuse, le père se faisant humilier sous les yeux du fils, etc.) sont très réussis.
Rien pourtant de comparable, pour la charge émotive et la vibration esthétique, à cette image du taureau furieux qui galope vers son tueur parce qu’il ne sait pas encore qu’il est mort. La chansonnette d’Azzedine sera sûrement un tube, elle est (trop) visiblement programmée pour l’être, mais pour ce qui est de prendre aux tripes (aïe !), la symphonie pastorale des kalachnikov calabraises est infiniment plus efficace. Cette efficacité qui est du côté des âmes noires, cette efficacité qui ne sert à rien (rien d’autre que de vivre avec intensité), c’est sans doute ça la littérature.