mardi 23 février 2010
Le Charançon Libéré
posté à 13h18, par
35 commentaires
Tu te pinces… Il faut avouer que le titre de l’article attire l’attention : Total : envoyons les CRS ! Même si tu as l’habitude de lire des bêtises sur AgoraVox, celle-ci mérite la palme, l’article se révélant aussi prometteur que son titre le laisse supposer. De quoi s’insurger ? Ben non : le billet est un fake, un rôle de composition. En filigrane, c’est de nous et de notre époque qu’il parle.
Edit 24 février, 18 h : Je ne sais si c’est le fait de l’auteur ou d’AgoraVox (je pencherais pour la seconde solution), mais les articles auxquels il est fait allusion dans ce billet ont tous été supprimés. Il est néanmoins possible - pour l’instant - de les consulter sur le cache Google : ici pour Total, là pour la burqa et ici pour la délocalisation. Voilà.
AgoraVox, vaste foutoir pseudo-participatif, recèle quelquefois de bonnes surprises.
Et la production occasionnelle d’un dénommé Luc Lacombe1 en fait gaillardement partie.
Auteur sur AgoraVox de trois articles - trois monuments de pondération et de finesse titrés Total : envoyons les CRS !, Burqa : interdiction aux aides sociales et Ne pas oublier les avantages de la délocalisation - , l’homme enfonce, avec la grâce d’un bulldozer et les précautions stylistiques d’un mammouth en rut, toutes les portes ouvertes de l’esprit du temps, à tel point qu’il ferait passer l’exalté Frédéric Lefèbvre pour un exemple de pondération et d’intelligence.
Et il fait montre d’une morgue néo-libérale tout à fait réjouissante (même si de qualité inégale), jouant la mouche du coche sarkozyste, réclamant toujours davantage d’ordre, de réformes et de libéralisations.
Ainsi de la conclusion de sa dernière production : « Nous avons le devoir d’appeler le président de la République à ne pas céder face au chantage de ces individus anti-modernité et anti-libéraux et à protéger la propriété privée en envoyant les CRS rétablir l’ordre sur les sites occupés par les ouvriers de Total. Un tel signal de fermeté, adressé aux vrais Français, serait par ailleurs du meilleur effet à quelques semaines des élections régionales. »
Roulements de tambour, sonneries de trompette…
Évidemment, c’est un fake.
Et un rapide coup d’œil à la fiche de présentation de l’auteur suffit à démontrer qu’il s’agit d’une supercherie : « Assistant responsable administratif et financier après un Master 2 Contrôle de gestion et Pilotage j’ai une devise : « Vérité, Rationalité et Rentabilité » », écrit Luc Lacombe, qui exhibe aussi une très improbable photo de sa personne.
Cliché d’autant plus réjouissant qu’il est assorti, sur le blog alimenté par ce prétendu chantre de la révolution sarkozyste, de la reprise de cette magnifique déclaration de Laurence Parisot : « La liberté de penser s’arrête là où commence le code du travail. »
Oui : ça pète…
L’intérêt de ce fake n’est pas tant dans la qualité des textes ou la constitution du personnage (en ce genre, les excellents Jean-Pierre Martin ou Brave Patrie2 font beaucoup mieux), mais dans les réactions suscitées sur AgoraVox.
L’immense majorité des commentateurs (pour ne pas dire : tous) lisant l’auteur au premier degré3, tout autant qu’ils le prennent au sérieux quand celui-ci leur répond : « Sachez également que les Français craignent cette pénurie d’essence, ils ont peur. Et notre devoir et de les rassurer. Je vous invite tous une nouvelle fois à reprendre vos esprits, à recouvrer la raison, pour faire céder la main d’œuvre indisplinée de Total. Il en va du bilan comptable du groupe Total. »
Un manque de recul à rapprocher de la façon dont les textes du blog de Jean-Pierre Martin sont accueillis sur Marianne2, quand le site les reprend ; ainsi de ce billet jubilatoirement absurde pour annoncer la sortie de Fakir en version nationale, lequel n’a pourtant pas du tout fait rire les commentateurs du news-magazine.
La preuve que l’humour et l’ironie sont solubles dans les médias de masse ?
Certainement.
La preuve - aussi - qu’une partie du lectorat de Marianne2 ou d’AgoraVox pêcherait par manque de réflexion ?
Sans aucun doute, derechef.
Mais pas que : il y a autre chose à saisir dans la façon dont ces pastiches - situationnistes dans l’esprit, sinon dans l’âme - sont accueillis et pris pour argent comptant.
Au fond - et c’est l’intérêt de l’expérience menée sur AgoraVox avec la création de ce Luc Lacombe - la réalité a depuis longtemps rattrapé la fiction.
Et ceux qui ont fait main basse sur le régime se révèlent si foutrement abjects et culottés, si totalement dénués de scrupules et d’intégrité, si résolument idiots et abrutis que le plus enragé des pasticheurs parviendra tout juste à faire jeu égal avec eux.
C’est logique.
Faire mieux qu’une Laurence Parisot déclarant : « La liberté de penser s’arrête là où commence le code du travail » ?
Délicat.
Aller plus loin que inénarrable Frédéric Lefèbvre assénant : « La dénonciation est un devoir républicain » ?
Compliqué.
Égaler - de façon générale - les tristes sires de cette époque infiniment désolante, les Paillé, Hortefeux, Sarkozy, Dassault, Morano et autres Bernard-Henri Levy ?
Difficile.
Surpasser la récente saillie du député UMP Lionel Lucas, chantre de l’ordre moral qui, devant la caméra de Backchich4, a dit « trouver étonnant que les Français aient droit à consulter des sites pornographiques » ?
Impossible.
C’est cela qu’il faut comprendre dans l’impeccable sérieux avec lequel est lu le prétendu Luc Lacombe : à force de repousser les limites, il n’en est plus, les personnalités du parti majoritaire comme les chantres du néo-libéralisme nous ayant soumis à un feu si nourri de déclarations ineptes et de mesures scandaleuses que le seuil de tolérance de la population s’en est trouvé profondément modifié et repoussé.
C’est le sens critique qui est touché, cette capacité à distinguer le crédible de ce qui ne l’est pas.
Et en ce sens, qu’on le veuille ou non, ils ont gagné.
Pour seule consolation nous reste la certitude que dans dix, vingt ou trente ans, notre temps sera analysé, étudié, revu au microscope.
Et que les générations suivantes tireront d’utiles enseignements de cette longue et profonde dérive dans la bêtise et la crapulerie.
En attendant, il nous faut côtoyer ces absurdes et dangereux crétins.
Et les combattre, partout, tout le temps, avec obstination, hargne et constance.
Tu sais quoi ?
Je suis plutôt content de compter Luc Lacombe en nos rangs…
1 Tu auras bien entendu fait le lien avec Lacombe Lucien.
2 Même si Brave Patrie semble être, d’une manière ou d’une autre, lié au fake. À preuve, ce petit texte de présentation du « groupe de soutien à Luc Lacombe » sur le site parodique Fafbook : « La rédaction de BP a déjà vécu la difficile épreuve que traverse Luc Lacombe. Son blog, victime d’un grand succès populaire, est l’objet de commentaires particulièrement déplacés du genre « ceci est une blague » ou encore « c’est un fake ». Nous tenons à apporter un soutien sans faille à Luc. Nous savons ce que c’est, Luc, de ne pas être pris au sérieux. » Texte rédigé par Alfred-Georges, l’un des éminents contributeurs de Brave Patrie.
3 À preuve : le billet sur Total se paye le luxe d’engranger 88 % d’avis négatifs… Tu noteras que les avis se sont révélés beaucoup moins tranchés quand l’avocat de Faurisson a lui-même pris la plume sur AgoraVox pour annoncer la dernière relaxe de son client et s’en féliciter. Un comble… J’en parlais d’ailleurs ICI.
4 Je te conseille fortement d’aller regarder la vidéo proposée par Backchich : elle est aussi anodine que pleine d’enseignements.