vendredi 24 avril 2009
Le Cri du Gonze
posté à 18h45, par
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L’heure est aux bilans. C’était à Port-of-Spain, capitale de Trinité-et-Tobago. Le week-end dernier, les présidents de trente-quatre États du continent américain s’y retrouvaient. Non pour se dorer la pilule, mais pour redéfinir des relations Sud-Nord un peu tendues. Si Obama et Chavez s’y sont taillés la part du roi, occultant un tantinet les débats en cours, la chose n’a finalement pas été inutile. Retour sur des effusions ultra-médiatisées.
Hugo Chavez, premier discours lors du Sommet des Amériques.
Le Sommet des Amériques, donc. On le prédisait explosif, voire contre-productif. Il n’en a rien été, finalement. Certes, le sommet n’a débouché sur aucun accord écrit : parmi la trentaine de présents, seul Trinité-et-Tobago a signé la déclaration finale (Difficile de faire la fine bouche quand on joue à domicile…)
Reste que la majorité des observateurs et des participants a insisté sur le climat plutôt cordial du sommet et sur les avancées diplomatiques qui en ont découlé. Pour symbole, le retour annoncé d’un ambassadeur vénézuélien en terre yankee, alors que les deux pays entretenaient jusque-là des relations exécrables. Un retour en grâce mutuel qui en a surpris beaucoup, à commencer par les médias, apparemment très surpris que l’infâme caudillo aux mœurs sanglantes (forcément…) n’ait pas saboté la rencontre.
Il serait donc possible de discuter avec Chavez, s’étonnent-ils ? Comment expliquer cela ? À les lire, tout repose sur le charisme d’Obama, nouveau messie qui aurait su museler l’anti-impérialisme de Chavez. Un raisonnement crétin.
Obama : champion grâce à Bush
Si discussion il y a eu, si le futur des relations Caracas-Washington (et plus globalement, Amérique Latine-bloc occidental) s’annonce moins tendu, il y a ça une explication simple : Bush ne préside plus aux destinées des États-Unis. Georges W., que Chavez considérait comme un idiot patenté, a toujours fait de son mieux pour saboter toute possibilité d’entente. Son successeur, décrit - presque obséquieusement - par Chavez comme intelligent et ouvert, ne pouvait que faire bonne figure.
Rappelons ce qui s’était passé lors du dernier sommet des Amériques, en 2005, à Mar Del Plata. Fermement décidé à imposer leur Zone de libre échange des Amériques (ZLEA), projet ultralibéral lancé par Clinton en 1994 et désormais complètement dans les choux, Bush avait essuyé l’hostilité de pays peu enclins à se voir refiler de nouveaux FMI. Le discours d’introduction très offensif de Nestor Kirchner symbolisait alors très bien l’état de déshérence des relations entre Washington et les pays d’Amérique Latine : très critique envers le FMI - qui avait ruiné son pays quelques années plus tôt - et la politique étrangère des États-Unis, le président argentin avait publiquement regretté qu’Oncle Sam considère toujours l’Amérique Latine comme une dépendance plutôt qu’un égal, et qu’il ait appuyé pendant des années des « politiques qui ont provoqué la misère, la pauvreté et l’instabilité démocratique dans la région. »
Cette fois-ci, donc, le climat était plus détendu. Si on peut louer – sans s’exciter – l’attitude d’Obama, il faut aussi rappeler qu’elle n’avait rien que de très naturel. Obama n’est pas Bush. Et s’est montré assez intelligent pour ne pas cracher ouvertement sur ce qui s’ébauche progressivement en Amérique Latine : une alternative continentale au monde tel qu’il fonctionne.
De quoi Galeano est-il le nom ?
Chavez a offert un livre à Obama. La plupart des médias en sont restés là, mentionnant parfois la gentille dédicace d’Hugo à son homologue : « Pour Obama, affectueusement »1. Pourtant, Chavez n’a pas offert n’importe quel livre : Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, bouquin essentiel d’Eduardo Galeano (qu’Article 11 avait chroniqué ici), retrace les effets sanglants de cinq siècles de spoliation des richesses du continent, de cinq siècles d’ingérence militaires et économiques. Tout un symbole. Quelques citations :
La division internationale du travail fait que quelques pays se consacrent à gagner, d’autres à perdre. Notre partie du monde, appelée aujourd’hui Amérique latine, s’est prématurément consacrée à perdre depuis les temps lointains où les Européens de la Renaissance s’élancèrent sur les océans pour lui rentrer les dents dans la gorge.
En cours de route, nous avons perdus jusqu’au droit de nous appeler Américains, bien que les Cubains et les Haïtiens soient apparus dans l’histoire comme des peuples nouveaux un siècle avant que les émigrants du Mayflower aient atteint les côtes de Plymouth. Aujourd’hui, pour le monde entier, l’Amérique, cela signifie : les Etats-Unis. Nous habitons, nous, tout au plus, une sous-Amérique, une Amérique de seconde classe, à l’identité nébuleuse.
Si Chavez a offert Les veines ouvertes... à Chavez, c’est bien dans l’idée de faire passer un message : ce temps-là est bel et bien fini, l’Amérique Latine ne sera plus jamais votre pré carré, nous présidons à nos destinées. En clair, c’est une déclaration d’indépendance. Comme l’écrit le journaliste Marc St Upéry dans son très recommandable Le rêve de Bolivar2 :
Il semblerait en effet que les latino-américains en aient assez d’être traités comme des petits-enfants, et que les pays d’Amérique du Sud soient à l’avant-garde de cette rébellion contre la condition d’éternels mineurs de la politique Internationale.
De même, le premier discours de Chavez au Sommet des Amériques insistait sur cette dimension :
Nous ne sommes pas une base arrière, nous ne sommes pas une colonie, nous sommes des peuples libres… ça me fait bien plaisir de saluer le président Obama : « I want to be your friend ». Le Venezuela veut être ami des Etats-Unis. Nous sommes les amis de tous, ici. Tous sont amis, tous sont frères.
« Tous frères », ok, mais seulement si les empiétements du passé ne se renouvellent pas. Et si le camp occidental accorde - enfin - à l’Amérique Latine le droit veiller elle-même sur ses intérêts.
Car il ne s’agit pas seulement du Vénézuela de Chavez loin de là. C’est toute l’Amérique latine qui demande à être traitée autrement. A preuve, ses États, malgré de franches divisions, montrent des signes de solidarité de plus en plus étroits. Quand l’occident s’acharne à dénoncer l’irresponsable bolivien Morales, le Brésilien Lula monte au créneau. Quand Washington et l’Union européenne veulent décrédibiliser Chavez, l’Argentine Kirchner vole à son secours. Bachelet et Morales, malgré une histoire très lourde entre les deux pays (un contentieux territorial jamais réglé depuis la guerre du Pacifique à la fin du XIXe siècle), entretiennent des relations cordiales. Et quand la question cubaine refait surface, c’est une quasi unanimité qui prévaut au sein des nations latinos-américaines, quelle que soit leur sympathie pour le régime castriste : « Il faut lever l’embargo. » Le discours très offensif de Cristina Kirchner sur la question, en ouverture du sommet, en est une illustration supplémentaire.
Des ébauches collectives ambitieuses
Si l’Amérique du Sud semble frappée par une vague enthousiaste de conversion à des doctrines marquées à gauche - la plupart des exécutifs de la région étant désormais aux mains de gouvernements plus ou moins anti-libéraux3 - , il reste que le spectre politique y est remarquablement étendu. On pourrait y voir un frein à l’unité : quoi de commun entre l’indigénisme marxiste de Morales et le socialisme bon teint de Bachelet ? Entre les théories bolivariennes et fourre-tout (il faut bien l’avouer) de Chavez et le péronisme new look de Kirchner ? Pas grand chose, en fait. Les pays latino-américains commencent pourtant à s’organiser collectivement, à proposer des alternatives aux institutions internationales néo-libérales.
L’on voit ainsi poindre des associations économiques proposant une alternative au FMI et à la Banque Mondiale (totalement décrédibilisés en Amérique du Sud, à juste titre). Deux exemples :
L’ALBA :
L’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA) compte huit pays, dont la Bolivie, le Honduras, le Nicaragua, la République Dominicaine ou encore Cuba (L’Equateur de Correa reste encore hésitant quand à sa participation). Elle a été conçue comme une alternative au « consensus de Washington », à savoir la déréglementation à tout-va. L’idée étant de favoriser une logique de coopération et de renforcement du secteur public et d’encourager des projet médicaux ou scolaires, plutôt que de laisser libre-cours à la logique des marchés.
Au départ, l’Alba, projet initié par Chavez, visait à favoriser les échanges entre Cuba et le Venezuela (en gros pétrole de Caracas contre fournitures médicales de La Havane). Puis la Bolivie est venue se greffer au projet, le transformant en regroupement des pays dans le collimateur de Washington (le Nicaragua d’Ortega, autre cible des conservateurs occidentaux a depuis rejoint le trio maléfique). Le projet s’est ensuite étendu. L’entrée dans l’ALBA du Honduras, pays gouverné par la droite et traditionnellement allié des États-Unis, marque la volonté de le transformer en une alternative crédible aux anciens accords de libre-échange mis en avant par les occidentaux. Surtout, l’ALBA a récemment fait sensation en annonçant la création prochaine d’une nouvelle monnaie pour contrebalancer l’influence du dollar : le Sucre, probablement nommée ainsi en référence à l’ancienne monnaie équatorienne remplacée par le dollar en 20004.
La création de cette monnaie, qui sera d’abord virtuelle (servant surtout à comptabiliser les échanges commerciaux), est annoncée comme une réponse des pays du Sud à la crise engendrée par ceux du Nord, économique, écologique et alimentaire. Ce que résume ainsi Chavez : « Nous n’allons pas attendre les bras croisés que le FMI et la Banque Mondiale viennent régler nos problèmes et encore moins ceux liés à la crise financière, alimentaire et écologique ». Il s’agit bien entendu de mettre à mal le monopole du dollar, un projet d’envergure dont on comprend qu’il ne suscite pas vraiment un enthousiasme immodéré aux États-Unis.
La Banque du Sud :
Le projet a été pensé en vue de mettre en place une nouvelle architecture financière régionale. Il a réellement vu le jour en décembre 2007, à Buenos Aires, avec la participation initiale de sept pays : Venezuela, Bolivie, Brésil, Argentine, Équateur, Uruguay et Paraguay.
Un peu comme l’ALBA, la Banque du Sud a vocation à proposer d’autres modèles économiques, à refuser le principe de dérégulation. Un ambition à long terme, ainsi que l’a souligné Raphael Correa, président de l’Equateur5 : « Nous avons débuté une nouvelle période, une nouvelle architecture internationale, avec une banque qui sera au cœur d’un réseau financier pour le développement, comme alternative au FMI ». Ajoutant que la nouvelle banque « permettra de mettre fin à l’horrible politique financière. » Avec un capital initial de sept milliards de dollars et la participation enthousiaste du Brésil et de l’Argentine, deux puissances économiques non négligeables (qui ne sont pas dans l’ALBA), la Banque du Sud semble promise à un développement rapide.
Si Chavez en parle de manière un tantinet lyrique - « L’union de l’effort des pays d’Amérique du Sud pour combattre la pauvreté, la misère, la marginalité, l’analphabétisme, pour garantir à nos peuples l’éducation, la santé, le logement, et un emploi digne. En résumé, il s’agit d’un instrument pour la libération » - , si certains objectifs restent vagues6, l’ambition affichée par la Banque du Sud reste impressionnante. D’autant qu’elle a vocation, dans le futur, à s’ouvrir à d’autres pays non sud-américains, au premier rang desquels ceux du continent africain.
Des projets d’ampleur, donc, qui visent à court-circuiter le règne du néo-libéralisme. A bien y réfléchir, c’est surement ce qui dérangeait le plus l’administration Bush, et continue à déranger les conservateurs occidentaux. Ce qui fait grincer des dents, ce ne sont pas les prétendues dérives autoritaires de Chavez, ni les nationalisations de Morales ou le gauchisme de Correa, mais cette alternative que construisent patiemment des pays auparavant insérés, souvent de force, dans le grand jeu économique mondial.
Obama semble avoir montré qu’il était prêt à accepter cette donne. A lui de confirmer. La question de l’embargo à Cuba montrera en grande partie s’il est capable de se débarrasser des pesanteurs qui ont marqué le règne de ses prédécesseurs. « C’est le début d’une nouvelle ère », mais « nous n’avons pas encore vu de grands changements vis-à-vis de Cuba », remarquait Raphael Correa. On agrée.
1 C’est t’y pas mignon…
2 Sur lequel nous ne tarderons pas à revenir plus en détail
3 Le dernier en date étant le Salvador.
4 Précision apportée par un commentateur anonyme qui gagne un abonnement d’un an à Article 11. Sucre est également le nom de la capitale administrative de la Bolivie et d’un des libérateurs de l’Amérique du Sud, le général Antonio José de Sucre.
5 Le même Correa qui avait mis en place une commission internationale sur l’effacement des dettes illégitimes de son pays, obtenant gain de cause.
6 Et certains fonctionnements financiers trop complexes pour un ignorant comme moi.