samedi 8 mai 2010
Sur le terrain
posté à 14h27, par
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Agone et La Fabrique, deux noms revenant souvent sur ce site. Pas par hasard : ces maisons d’édition font un travail admirable, menant ce combat des idées que beaucoup, à gauche, ont abandonné. Vendredi soir, leurs deux fondateurs, Thierry Discepolo et Eric Hazan, étaient invités par la librairie L’Atelier à évoquer leur travail, leurs exigences et espoirs. Compte-rendu.
Précision - 3 juin 2010 : cet article ayant donné lieu à de nombreuses discussions, avec des personnes présentes et les intéressés, nous précisons qu’il ne s’agit pas d’une retranscription mais de la recomposition d’une prise de notes, aussi fidèle que possible, mais avec les limites du genre.
Ils sont du même « camp » mais ne partagent pas forcément les mêmes idées ; font le même métier mais l’envisagent différemment ; se veulent engagés mais l’expriment par des biais différents. Deux éditeurs essentiels du paysage intellectuel qui - à leur manière - bousculent les certitudes et œuvrent loin des chapelles et des bannières, livres « dynamite » en bandoulière. L’un, Éric Hazan, est le fondateur de La Fabrique, maison exigeante créée en 1998, très active sur divers fronts (de la Palestine à l’Hexagone expulseur) et récemment placée sous le feu des projecteurs « spectaculaires » après qu’elle ait publié L’Insurrection qui vient. L’autre, Thierry Discepolo, est l’un des fondateurs de la maison marseillaise Agone1, vivier de livres ciselés et percutants, ouvrages du regretté Howard Zinn ou du terrifiant Franz Broswimmer. Bref, deux maisons d’édition farouchement indépendantes qu’on aime beaucoup et dont on s’épuiserait à dresser la liste des livres essentiels.
Pas question, dans ces conditions, de manquer le débat qu’organisait jeudi dernier l’excellente librairie parisienne L’Atelier (20e2) : Eric Hazan et Thierry Discepolo y confrontaient leur vision de l’édition. Pas de plongée exhaustive dans les enjeux de leur activité, plutôt une discussion informelle et vive, sautant d’un sujet à l’autre. Et une excellente manière d’aborder des thématiques trop souvent ignorées. Comme on est arrivés un peu à la bourre3, la retranscription4 est tronquée des premières minutes du dialogue. Pour le reste, voilà l’essentiel des propos tenus, regroupés en quelques thématiques.
De la concentration éditoriale, des auteurs et des mandarins universitaires
Thierry Discepolo : Sur la question de la concentration éditoriale, nous avons les mêmes intérêts que les universitaires. Eux prétendent d’ailleurs être au courant de la situation. J’ai ainsi participé – il y a peu – à un débat devant des universitaires suisses ; tous connaissent les enjeux soulevés par André Schiffrin5 et regrettent la concentration éditoriale. Ces universitaires publient pourtant tous dans des maisons appartenant à des grands groupes (Fayard, Le Seuil, La Découverte). Il y a un vrai souci quand vous êtes conscient des problèmes et que vous ne faites rien. Où est la cohérence ?
Eric Hazan : À La Fabrique, nous ne travaillons que très peu avec des universitaires – à l’exception de gens comme Alain Badiou ou Jacques Rancière, qui sont en marge du système mandarinal. Pour l’essentiel, les universitaires ne viennent pas nous voir : il y a eu un écrémage ces derniers temps, avec l’arrivée d’une nouvelle génération universitaire - des quinquagénaires - qui n’a pas spécialement de sympathie à notre égard, et vice-versa. Avec eux, le courant ne passe pas.
Cette génération pose deux principaux problèmes. De un, il y a le filtre du mandarinat, soit la pratique de renvois d’ascenseurs et le copinage. De deux, il y a le filtre politique – actuellement, un marxiste ne peut plus décrocher une chaire prestigieuse. Prenez quelqu’un comme Michel Foucault, qui a été titulaire d’une chaire au Collège de France : aujourd’hui, il serait maître de conférence à Clermont-Ferrand...
Actuellement, nos auteurs sont surtout des professeurs de lycée - certains ont tenté une carrière universitaire avant de lâcher l’affaire, d’autres n’ont même pas essayé. Et nous voyons aussi apparaître une nouvelle catégorie d’auteurs, des jeunes qui vivent de rien, bossent comme des fous et se situent à la marge de la société.
Thierry Discepolo : Nous sommes quand même sans doute un peu condamnés à ça. Quoi que tu en dises, Éric, il est très difficile de trouver des auteurs échappant au parcours universitaire. C’est un vrai paradoxe : nous nous inscrivons dans une démarche de lutte des classes, mais nous nous retrouvons à survaloriser des gens bénéficiant de salaires confortables et d’un vrai poids médiatique.
Si les universitaires nous posent problème, c’est aussi parce qu’ils font des livres pour leur carrière : ils ont besoin de voir leur nom inscrit sur la jaquette d’un livre, ou de plusieurs. Et ça leur est nécessaire pour parler dans les médias, pour avoir une légitimité par rapport à eux. Là-aussi, nous participons à produire du dysfonctionnement : publier le livre d’un universitaire, c’est en fait lui permettre d’assoir sa participation à la société du spectacle.
Eric Hazan : Ce problème-là ne m’empêche pas du tout de dormir... Pas plus que le fait que des auteurs aux noms reconnus préfèrent se faire publier dans des maisons d’édition appartenant à de grands groupes, chez Fayard, au Seuil ou à La Découverte. Eux ne trouvent pas ça déshonorant, et je ne crois pas que cela le soit. Non, ça ne me bouleverse vraiment pas que des auteurs que j’aime bien publient chez Fayard. »
Des bouquins essentiels et de la subversion en édition
Thierry Discepolo : La bataille à mener se tient sur plusieurs fronts. Parmi ceux-ci, il y a le front de la production. Quand on est éditeur, on se trouve dans un goulot d’étranglement : les livres arrivent sans cesse, et il faudrait les publier dans l’urgence. Mais : est-ce que c’est si urgent que ça ?
Le vrai problème est donc celui de la surproduction, avec un nombre excessif de livres et un très rapide turn-over. Chez Agone, nous nous refusons à alimenter cette machine - et même si nous le voulions, nous ne pourrions pas le faire. Notre stratégie est de faire des livres lentement, en prenant le temps.
Quand un auteur intéressant participe à rajouter un titre à la course à la surproduction, quand en plus il concourt à la puissance d’un diffuseur-distributeur comme Hachette, ça nous pose un vrai problème. Et ça donne en plus de la légitimité à Hachette. Prenons cette librairie en exemple : si un représentant de Hachette peut passer la porte de temps en temps, c’est bien parce que le groupe sort parfois un livre intéressant - s’il n’y en avait pas, il ne passerait jamais cette porte... Et donc, il passe la porte, et il en profite pour pousser le libraire à prendre plus de titres.
Le libraire : C’est vrai. Mais avec juste une petite nuance : quand tu es un libraire un peu installé, un peu reconnu, tu peux aller contre ça. Mais ce n’est jamais facile, c’est un rapport de force constant.
Thierry Discepolo : Exactement. Ce rapport de force est inaccessible au libraire qui se lance, qui débute. Lui n’a pas le choix : il doit prendre le package entier s’il veut un seul des livres de chez Fayard. C’est bien pour ça que je suis très pointilleux sur un certain nombre d’auteurs publiant dans ce type de grand groupe.
Eric Hazan : Ce n’est pas essentiel, et je crois qu’il faut appréhender autrement la question. Chez nous,à La Fabrique, notre principale préoccupation est d’avoir au catalogue ou en projet des livres faisant bouger les lignes, apportant un éclairage essentiel à une question en suspens. C’est le cas, par exemple, des Intellectuels contre la gauche, le livre de Michael Christofferson que vient de publier Agone. C’est aussi le cas, je crois, d’un bouquin que La Fabrique a publié l’an passé, L’Idéologie ou la pensée embarquée, d’Isabelle Garo. Avant ce livre, je n’avais compris l’idéologie que comme un vaste voile, un leurre ; ce livre montre que c’est beaucoup plus compliqué et intéressant que ça. Et il prouve aussi que ce ne sont pas les idées qui mènent le monde.
Je crois aussi qu’un état des lieux ne fera jamais bouger les lignes. Nous projetons par exemple depuis longtemps de publier un livre sur les violences policières. Si - pour le réaliser - nous nous contentons de faire un état des lieux, ce livre ne fera pas bouger les lignes. Si nous parvenons plutôt à montrer comment ces violences s’articulent avec le pouvoir ou comment on peut tirer parti de l’exaspération des policiers eux-mêmes, ça devient tout à fait autre chose.
Il n’y a pas longtemps que j’ai compris ça. Mais maintenant, c’est une question que je me pose à chaque fois : est-ce que ce livre sera offensif ? Est-ce qu’il fera bouger la ligne de partage de la guerre civile ? Je vais prendre encore un exemple ; en ce moment, nous préparons à La Fabrique un livre avec un trostkiste pakistanais, nommé Tariq Ali. Le livre s’appellera Obama s’en va t-en guerre, et il remet en cause bien des idées reçues sur le nouveau président américain – y compris des idées que j’ai un temps partagées.
Nos forces sont très limitées – La Fabrique publie quatorze livres par an. Nous devons donc nous concentrer sur les auteurs qui ont une vraie force offensive.
Une intervention dans le public : Les livres sont-ils réellement des outils de subversion ?
Eric Hazan : Ce sont les plus puissants des outils de subversion. Avec la dynamite, bien sûr.
Thierry Discepolo : « Le livre est essentiellement subversif. Il est beaucoup plus subversif que l’art, par exemple.
Eric Hazan : Ça n’a pas toujours été le cas. Dada était sans doute beaucoup plus subversif que les livres de son époque.
De la pratique du métier d’éditeur
Thierry Discepolo : Tout à l’heure, tu disais que ce ne sont pas les idées qui mènent le monde. Tu m’accordes donc que ce sont les pratiques qui sont importantes ?
Eric Hazan : Oui.
Thierry Discepolo : Nous sommes donc finalement d’accord : la façon de faire un livre est ce qui compte le plus.
Eric Hazan : En partie. Il est évident que les maisons d’édition où on marche chaque jour sur la tête des collaborateurs, où on les méprise, ne peuvent pas – ou seulement par chance extraordinaire – sortir des livres tels que nous les aimons. Et c’est pareil pour les auteurs.
Thierry Discepolo : C’est d’ailleurs l’un des critères majeurs de choix d’un auteur : « va t-il être pénible ? »
Eric Hazan : Les bons ne sont pas pénibles, dans l’ensemble, et acceptent les critiques. Ceux qui sont vraiment bons n’ont pas à les accepter puisqu’il n’est nulle critique à formuler, qu’il n’y a rien à changer dans leur manuscrit – c’est extrêmement rare.
En ce moment, je suis en train de travailler sur un manuscrit écrit à cinq mains par cinq analystes sur le sujet de la psychanalyse. C’est passionnant, mais aussi plein de jargon, de lourdeurs et de répétitions. Au final, donc, ce livre sera totalement réécrit. C’est comme ça : il y a des livres qu’on publie sans ne rien garder – ou presque – de leur forme originelle ; on les publie parce que l’idée de départ est intéressante.
Thierry Discepolo : Habituellement, quand on raconte quelque chose de ce genre, les gens se lèvent et hurlent. Ce n’est pas du tout bien vu, nous passons pour des censeurs. Mais c’est ainsi : nous intervenons autant que nous le jugeons nécessaire, jusqu’à ce que l’auteur craque ou que nous nous lassions.
Il y a d’ailleurs deux types d’auteurs sur lesquels nous sommes amenés à largement intervenir : les universitaires et les analphabètes. La différence entre les deux tient à ce que les premiers sont persuadés de savoir écrire tandis que les seconds savent qu’il ne maîtrisent pas l’écriture. C’est avec les seconds qu’il est plus agréable de travailler, bien entendu.
Éditeur, c’est logiquement un métier de pouvoir. Et nous devons gérer ce pouvoir de la manière la plus intègre possible. Jérôme Lindon définissait le métier d’éditeur comme « un auteur d’auteur ». C’est-à-dire que nous devons nous mettre au service de l’auteur quand il a quelque chose à dire. Au final, il y a là un renversement du rapport de pouvoir.
Eric Hazan : Quant tout se passe bien, nous sommes comme les accompagnateurs d’une femme qui chante, d’une soliste. Il nous revient de boucher les trous, d’accompagner le chant, de le corriger, de le ralentir si nécessaire, d’aménager les moments de creux... On n’entend pas beaucoup l’accompagnateur, mais il est toujours là.
De la presse
Thierry Discepolo : J’en viens à la presse. À Agone, nous travaillons malgré la presse ; et parfois, contre elle. Nous sommes tenus contractuellement à l’exploitation du livre, en raison de l’accord passé avec l’auteur ; cela signifie que nous ne pouvons refuser toutes les demandes de service de presse. Simplement, chez nous, il faut que le titre de presse demande et re-demande avant de recevoir un livre gratuitement. Et il faut ensuite qu’il parle - en bien ou en mal - de l’ouvrage qui a été envoyé, au risque d’être sinon rapidement blacklisté.
Pour les articles de presse se rapportant à nos livres, ma seule mesure est le double-décimètre : si c’est long c’est bien, si c’est court ça ne l’est pas. Je n’attache aucune importance au contenu, puisque c’est toujours mauvais - bien entendu, je ne parle là que de la presse nationale, pas de la presse militante ou alternative.
Notre principale différence avec la presse est que nous, nous prenons le temps. Un livre s’inscrit dans une histoire longue, tandis que la presse travaille, elle, dans l’urgence. Le seul outil efficace est la lenteur.
Eric Hazan : Je vais apporter une petite nuance sur ce point précis : il existe aussi des livres d’interventions, qui ont une durée de vie moins longue mais peuvent se révéler tout aussi importants. Le livre se substitue alors au travail que ne fait pas la presse. C’est par exemple pour moi le cas d’un livre récemment publié chez nous, La gauche, les noirs et les arabes, de Laurent Lévy.
Quant à nos rapports avec la presse... Nous envoyons plus facilement des livres qu’Agone, même si nous le faisons de moins en moins. Mais nous ne les envoyons pas à tout le monde non plus : Le Monde ne reçoit plus de livres de La Fabrique, et il n’en recevra plus jamais. Pour une bonne raison : les gens du Monde sont des ennemis. Ceux qui - dans ce quotidien - cadenassent les pages dévolues aux sciences humaines sont réellement des ennemis.
De façon générale, nos positions sur la Palestine nous ont valu des haines, le mot n’est pas trop fort. Et cela retentit sur le traitement médiatique qui est fait à La Fabrique. Au fond, ce n’est pas grave. Parce que les suppléments littéraires du Figaro, du Monde ou de Libération ne font de toute façon pas vendre de livres. Ils ne les valorisent pas non plus, à la différence de la radio ou du net : eux lisent et en parlent bien.
Thierry Discepolo : Nous pensons qu’il ne faut pas aider les gens à acheter la presse, en donnant de la matière à celle-ci. Si nous n’étions pas liés par des contrats d’auteurs, nous éliminerions complétement la presse. Parce que participer à la diffusion de ces organes est une erreur politique.
Du monde extérieur, du bruit et des ventes
Thierry Discepolo : Je place toujours l’édition « en tension » avec les autres champs. Y compris le champ militant : nous ne devons pas devenir sa courroie de transmission. Dans la mesure du possible, chaque partenaire doit se trouver en situation d’indépendance : les médias, les universitaires et le monde militant.
Eric Hazan : Cela rejoint une question que nous nous posons souvent : comment faire pour que nos livres ne s’adressent pas qu’aux convaincus ? Comment faire pour toucher les gens trompés, victimes de l’idéologie ? On peut se dire que ce n’est pas l’essentiel, qu’il importe surtout de proposer à nos camarades et amis des livres leur permettant de structurer leurs pensées et idées. Ce n’est pas tout à fait faux. Mais nous aimerions quand même déborder le cadre acquis de ceux de notre bord.
Thierry Discepolo : L’édition est déjà la réponse. Faire en sorte que nos livres parviennent aux lecteurs, par le biais des libraires. Conduire notre travail de façon à ce que le livre arrivent dans leurs mains. Éditer, c’est un travail de transformation : il s’agit de réfléchir à la façon dont le livre se présente, dont il a été titré, etc...C’est juste une technique d’accès au monde réel. Il faut donner à voir le matériel de base, le transformer. Quitte à l’académiser quand un livre est trop provocateur, à « l’essayiser » quand il est trop académique.
Eric Hazan : Je suis assez d’accord. Sauf en ce qui concerne les bouquins les plus offensifs. Ceux-là, on peut espérer qu’ils vont enclencher un débat, qui fera naître de la compréhension. Je pense là au livre que nous avons édité il y a cinq ans, L’Industrie de l’holocauste de Norman G. Finkelstein. Le livre avait fait du bruit, une double page avait même été publiée dans Le Monde – pas dans le cahier littérature. Un procès nous a ensuite été intenté pour incitation à la haine raciale, procès que nous avons gagné. Et finalement, ce livre très provocant – parfois maladroitement provocant – a enclenché un débat.
Je placerais L’Insurrection qui vient dans la même catégorie. Nous en avions vendu 8 000 exemplaires avant que le livre ne soit « jeté » sur la place publique. Et nous en avons écoulé 40 000 de plus une fois que Michèle Alliot-Marie et le procureur Marin s’en sont mêlés.
Thierry Discepolo : Pour moi, le bruit ne produit rien de bon. Le bruit, c’est le monde des médias, ce sont les cris.
Eric Hazan : 48 000 personnes qui lisent L’Insurrection qui vient, ce sont 48 000 personnes qui s’intéressent à son contenu.
Thierry Discepolo : Non, jamais de bruit ! Jamais de bruit ! Le bruit alimente la machine, fait vendre du papier...
Eric Hazan : Le bruit, l’agressivité et le débat font partie de la polémique. C’est un genre qui a ses lettres de noblesse, qui peut faire bouger quelque chose dans la tête des gens. Je suis très content quand – une fois tous les cinq ans – un livre fait polémique, indépendamment des ventes qu’il réalise.
Thierry Discepolo : Et moi, je suis très content de dire qu’il nous arrive de parvenir aux mêmes chiffres de vente sans faire de polémique.
Intervention dans le public : Je crois que le tapage médiatique autour de L’Insurrection qui vient a au contraire empêché tout débat. Il a juste poussé certains à afficher fièrement le livre, comme un brevet de subversivité.
Un deuxième intervenant : Je me demande si ce n’est pas là une remarque teintée de snobisme intellectuel. Soit, le livre est dans toutes les poches des étudiants sorbonnards, mais il est aussi dans tous les villages de France et de Navarre : il est sorti de sa couche originelle de la société.
Un troisième intervenant : La question est : est-ce qu’il y a un bon modèle de livre ? On n’en sait rien. On ne sait pas si un bouquin provocateur a finalement un effet politique – ou non.
Des représentants et des libraires indépendants
Thierry Discepolo : Quand la porte de cette librairie s’ouvre pour le représentant d’un diffuseur, ce n’est jamais le même type d’individu qui entre. Parce qu’entre eux, les différences de salaire peuvent être énormes, aller du simple au quadruple selon les boîtes qui les emploient. Prenons l’exemple des Belles lettres, notre diffuseur : ses représentants sont payés au quart de ceux de Gallimard. On ne peut faire l’impasse sur ce genre de tensions quand on parle du monde de l’édition. Parce que ce ne sont pas les idées qui mènent le monde, mais nos pratiques. Où on fait nos courses ? De quoi on hérite ? Où on vit ? Là est la seule question : comment le monde tourne économiquement et socialement, comment nous nous y inscrivons.
Eric Hazan : Il y a de toute façon un clivage de plus en plus profond entre l’édition indépendante et les grands groupes. Heureusement, les libraires indépendants nous permettent de rester visibles. S’il n’y avait, comme en Angleterre, plus que des grandes chaînes et Amazon, nous serions morts. Clairement.
Le libraire : Il est clair que le marché du livre se tend de plus en plus, que le fossé se creuse entre les grands groupes et les autres. Il peut d’ailleurs paraître surprenant que les grands groupes réussissent à faire de plus en plus d’argent avec le livre. Cela tient à une raison : le livre n’est plus pour eux qu’un produit marketing, promu grâce à leur mainmise sur les médias. Avec un seul but : faire de grosses ventes.
Les libraires indépendants ne rentrent pas dans ce système. Et nous ne pouvons exister que grâce aux lecteurs venant chez nous pour trouver d’autres types de livres, faisant confiance à notre goût de l’exigence. Dans les années à venir, face au livre numérique qui s’annonce et permettra de passer outre les libraires, nous ne survivrons qu’en nous battant pour rappeler que le livre est d’abord un objet matériel, un objet physique. L’appui des lecteurs et des éditeurs sera ici essentiel.
1 Dont nous reparlerons incessamment sous peu sur Article11, via un long entretien.
2 2 bis, rue du Jourdain.
3 La « patte » Article11.
4 Après coup et suite à de longs débats : le terme est mal choisi. Il s’agit davantage de la recomposition d’une prise de notes que d’une retranscription à proprement parler.
5 L’éditeur André Schiffrin est l’auteur de L’Édition sans éditeurs, Le Contrôle de la parole et L’Argent et les mots, trois ouvrages parus aux éditions La Fabrique. Il y fustige brillamment la concentration éditoriale et l’uniformisation du monde du livre ; sujet sur lesquels Article11 l’avait interrogé il y a un an et demi : tu peux retrouver cet entretien ICI.