Quand un nouvel opus de Tom Robbins sort en France, l’événement atteint facile les 11 sur l’échelle de Lémi, voire plus. Qu’importe - alors - que la version originale de Comme la grenouille sur son nénuphar date de 1994 et que ce ne soit pas le plus féroce de ses livres : ce ne peut être qu’une tuerie. Seul problème : le « Houdini de la métaphore »m’a envoûté ; de ma lecture, j’ai tout oublié.
22 h. Tu l’ouvres précautionneusement, gargouillant de plaisir anticipé. Comme chaque fois que le taré lumineux sort un livre, tu te promets de le parcourir lentement. Question de respect. Boirais-tu cul-sec un Saint-Émilion 47 ? Regarderais-tu Les Enfants du paradis en mode accéléré ? Non et non. Jamais ! Les plus grands plaisirs ne peuvent se conjuguer avec la gloutonnerie, c’est ainsi. Il te faut pénétrer cet univers lentement, avec la patience du cruciverbiste endurci. Tu dois - c’est un ordre - renifler et soupeser délicatement chaque ligne avant de l’ingérer. Voilà comment tu te sermonnes alors que tu t’apprêtes à plonger dans « Comme la grenouille sur son nénuphar », dernier opus traduit en français du mirifique Tom Robbins1, « Auteur le plus dangereux du monde »2. Pas question de le déguster d’un bloc, c’est dit. On n’est pas des bêtes, merde !
…
3 heures du mat. Tu le refermes, les yeux rouges, paupières tombantes, l’air hagard. Défaite sur toute la ligne. Évidemment. Dès la première ligne parcourue - « Ce jour là, la Bourse tombe de son lit et se brise la colonne vertébrale : c’est le pire jour de ta vie » - , tu as illico tout oublié : résolutions, appel à la pondération, obligations sociales… Tu t’es barricadé sur ton canapé et n’as pas lâché le texte en question, pourtant plutôt fourni (400 pages), avant extinction des derniers mots. Il aurait fait 10 000 pages, tu n’y aurais pas survécu : on t’aurait retrouvé tout desséché dans ton lit, un beau matin, mort d’inanition et de manque de sommeil. RIP. Lémi, 1983-2010 / Il est mort comme il a vécu, le nez dans un bouquin, une expression idiote sur la face. Voilà l’effet que te fais Tom Robbins : tu es totalement accro à sa came. Il faut dire, à ta décharge, que cette dernière est salement pure, foutrement escobarienne.
Est-ce grave ? Ce ne le serait pas si tu ne t’étais promis d’en parler en ces lieux, de vanter ton dealer de mots préféré. Et là : c’est mal barré. Décrire ce qui relève du flash, du plaisir égoïste, replié sur lui-même ? Impossible. Le drogué n’est pas partageux, il vit son plaisir en solitaire, ne claironne pas ses enthousiasmes. Demande à une lectrice azimutée de Barbara Cartland de te résumer le dernier chef-d’œuvre de la papesse des cœurs qui flambent et observe sa tronche de junkie paumée quand elle lèvera sa petite face desséchée vers toi, les yeux vides et glauques, tu comprendras ce que je veux dire. Une fois l’extase passée, tout est oublié, enfoui sous d’épaisses couches de sédiments cérébraux. Comment faire, alors ?
Mhh, sale affaire. En désespoir de cause, tu ouvres l’opus au hasard, histoire de retranscrire quelques instantanés, au petit bonheur la chance : « Dis leur que c’est Salvador Dali qui t’envoie », c’est le titre d’un chapitre. Plus loin : « Ronchonnant comme W.C. Fields à un pique-nique de jardin d’enfants, Diamonds reprend son histoire. » Retour en arrière : « Bowling, sais-tu à quel point Gwendolyn Mati te méprise ? » Derechef, bond en arrière : « Les rayons de soleil, appareils photos autour du cou, font immédiatement la queue pour entrer dans ton nombril. » Grand bond en avant : « Si le réchauffement de la planète fait fondre la banquise, comme certains nous le prédisent, nous n’aurons guère le choix, il faudra bien retourner à un mode de vie aquatique. »
Le petit jeu citationnel pourrait continuer un moment, tu ne t’en lasserais pas, tant « le Houdini de la métaphore » a amplement mérité son surnom, fingers in the nose. Et puis, ce serait plus facile que de tenter de résumer l’intrigue frappadingue qui agite Comme la grenouille sur son nénuphar, entre poire à lavement miraculeuse (elle guérit du cancer, paraît-il), singe cleptomane évaporé et race batracienne en sursis mais porteuse de la vérité du cosmos. Inutile d’insister, tu es tout simplement incapable de te coltiner un résumé, même approximatif. Et ce n’est pas en restant assis devant ton ordinateur comme un ahuri, bouche béante à force de mouliner des neurones (elle s’appelle comment, la pote obèse et voyante de Gwendolyn, celle qui disparaît à Tombouctou ?) et de vilipender ton abrutie de sœur qui a emporté ton précieux exemplaire (vermine congénitale !), qui va arranger la situation. Il faut trouver autre chose. Question de crédibilité.
Mhh, again. Bah, tiens, oui, en cherchant bien, il y a un élément que tu peux facilement creuser, vu qu’il imprègne tout le livre, par petites touches, sautillant entre les pages avec la grâce d’une antilope qui vient d’apprendre que le lion est mort ce soir : la grande débandade financière. Tom Robbins n’est pas seulement « un conteur de tout premier ordre » (ce n’est pas moi qui le dis, c’est Thomas Pynchon), mais aussi un devin caractérisé. Écrit en 1994, son livre débute sur fond de crise boursière généralisée - Ce jour là, la Bourse tombe de son lit et se brise la colonne vertébrale… – et continue avec le yoyo financier des grands jours en toile de fond : traders affolés, crise de nerfs bancaire, héroïne embringuée dans la galère CAC40ienne… Tout ça vous a des petits airs contemporains qui ne dépareraient pas en une du Financial Times version septembre 2008. Quatorze ans avant la crise, le sieur Robbins, apanage des grands, avait déjà tout prévu.
Et cet arrière-fond de grand chambardement lui permet de broder sur son thème favori : la grande viscosité consumériste qui guette chaque être humain au tournant, celle dont il s’agit de se défier plus que tout, qu’il faut écarter d’une chiquenaude ravageuse tout en se propulsant sur les montagnes russes du yahou existentiel, vodka en bandoulière. La possibilité du rapace effraye Robbins, c’est tout à son honneur. « Il n’est jamais trop tard pour avoir une enfance heureuse », assurait-il dans un autre de ses livres. On signe des deux mains et du museau.
Il faut dire qu’Houdini Robbins a un certain chic pour mettre en scène des héros oscillant entre appât du gain conformiste et tentation de la folie absolue, de la plongée en eau pétillante. Dans Comme la grenouille sur son nénuphar, on suit Gwendolyn Mati, tradeuse de son état, personnage chiffonné qui se déchire entre son sacro-saint attachement à un consumérisme carnassier et son inclinaison naturelle vers l’anarchie existentielle. Entre dollars et grenouilles de l’espace, vie en coupe réglée par le CAC40 et exil à Tombouctou, son cœur balance, trépigne au croisement. Compte pas sur moi pour te dire qui finit par l’emporter. Mais bon, une illuminée qui commence toutes ses journées en récitant les principales entreprises cotées en bourse, je ne miserais pas des masses sur elle, hein :
« Sears, Philip Morris, Merck, General Electric, American Express, Coca-Cola, International Paper, AT and T... »
Assise au bord de ton lit, les yeux fermés, la respiration superficielle, tes petits nénés montant et descendant encore au rythme du sommeil, tu récites les valeurs industrielles du Dow Jones exactement comme tu l’as toujours fait dès le saut du lit, chaque matin depuis ta deuxième année de fac.
[…] Il fut un temps où réciter cette liste était l’expression d’une passion sacrée. Derrière tes longs cils courbes, tu avais des visions de cheminées dorées plus hautes que l’Himalaya, leur sainte fumée saluant les cieux, de pneus tournant comme des moulins à prières, de caisses enregistreuses sonnant comme des cloches d’église, ou de cuves de métaux en fusion illuminant le vide3 .