lundi 5 octobre 2009
Médias
posté à 13h06, par
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Un vrai politburo médiatique ! Samedi soir à Amiens, Daniel Mermet, Serge Halimi et François Ruffin tenaient la tribune. Présents pour célébrer les dix ans du journal d’enquêtes sociales Fakir, les trois journalistes sont revenus - chacun à leur façon - sur le paysage médiatique, évoquant la cruciale question de l’indépendance. Et ont dit leur foi dans les médias de lutte.
Dix ans, ça se fête. Avec du rhum. De la musique. Des pièces de théâtre. Des dessins classes. Plein de gens sympas et souriants. C’est tout ? Même pas : toujours soucieux de construire et de réfléchir, François Ruffin s’est senti obligé de prévoir une conférence-débat. Entre deux verres de rhum… Dur…
Je te la fais courte : ce week-end donc, c’était les dix ans de Fakir (journal d’enquête sociale lancé à Amiens par François Ruffin et récemment passé en national, je suis sûr que tu le savais déjà). Au programme des festivités, notamment, une prise de parole de Serge Halimi, rédacteur en chef du Monde Diplomatique, et de Daniel Mermet, animateur de Là-Bas Si j’y Suis, avec des illustrations en temps réel par Mathieu Colloghan, talentueux pilier de la presse alternative. Une conférence tournant autour du thème de l’indépendance des médias. Fort instructive, tu t’en doutes.
Comme j’ai pris quelques notes, je te propose un petit compte-rendu. Tu mettras - bien évidemment - les éventuelles approximations sur mon compte et les malencontreux raccourcis sur celui du rhum.
« La notion d’information est un terme générique, mais il faut d’emblée souligner que nous ne faisons pas tous le même métier. Pour synthétiser, disons qu’il existe trois types de presse : la presse gratuite, ou plutôt prépayée (par la publicité), la presse payante et la presse payante et militante. Fakir, Le Plan B, CQFD ou La Décroissance - entre autres - appartiennent bien entendu à cette dernière catégorie, qui a ceci de particulier qu’il faut s’engager pour elle, qu’il faut la faire connaître. »
La presse gratuite : « L’information y est produite par et pour les publicitaires. Je n’aime pas cette formulation de « presse gratuite » et lui préfère le terme de « presse prépayée ». Ces journaux ne sont en effet pas gratuits : ils ont été payés, par la publicité, et vous les financez quand vous achetez des produits de consommation.
Le journalisme n’intéresse pas ces publications, seulement la pub. À preuve, ils cessent de paraître en été. Non pas parce que l’actualité cesse, mais parce que l’activité publicitaire reflue. »
« Cette information prépayée par la publicité ne concerne pas seulement la presse dite gratuite, mais aussi l’information vendue à très bas prix aux lecteurs, bien en-dessous des coûts de production. C’est le cas des news magazines, L’Express, Le Point et Le Nouvel Observateur - entre autres - s’écoulant pour bonne part grâce à des abonnements presque gratuits. Ainsi de cette offre d’abonnement au Point proposant, en 2009, douze numéros pour 15 €, avec en prime une calculatrice ou une montre ; le news magazines coûte alors moins cher au lecteur qu’un quotidien, ce qui est rendu possible par la publicité.
Ce n’est évidemment pas sans incidence sur le contenu des ces publications. Directeur et administrateur du Nouvel Observateur, Claude Perdriel expliquait récemment vouloir « se débarrasser des lecteurs inutiles pour la publicité ». Soit une volonté que sa publication monte en gamme et attire davantage de lecteurs aux revenus confortables, afin de faire grimper le coût de la page de publicité. »
« Il faut aussi souligner que les abonnements ne sont pas tous payés. Les compagnies aériennes, certaines épiceries de luxe et grandes écoles, des salles de sport - entre autres - bénéficient d’abonnements gratuits, pourtant comptabilisés dans le chiffre total des abonnements. Pour La Tribune, ces faux abonnements représentent 30 % de la diffusion, tandis qu’ils correspondent à plus de 20 % pour Libération. Libé revendique ainsi 110 000 exemplaires, mais n’en vend réellement que 80 000. »
« Ce système privilégiant en permanence les annonceurs et les sujets les plus futiles a bien évidemment de lourdes conséquences sur le contenu. Sans que personne - ou presque - ne proteste. Et pourtant… « Imaginez, propose l’universitaire américain Robert McChesney, que le gouvernement prenne un décret exigeant une réduction brutale de la place accordée aux affaires internationales dans la presse, qu’il impose la fermeture des bureaux de correspondants locaux, ou la réduction sévère de leurs effectifs et de leurs budgets. Imaginez que le chef de l’État donne l’ordre aux médias de concentrer leur attention sur les célébrités et les broutilles plutôt que d’enquêter sur les scandales associés au pouvoir exécutif. Dans une telle hypothèse, les professeurs de journalisme auraient déclenché des grèves de la faim, des universités entières auraient fermé à cause des protestations. Pourtant, quand ce sont des intérêts privés en position de quasi-monopole qui décident à peu près la même chose, on n’enregistre pas de réaction notable. » »
L’information payante : « Plus une information est payée, plus elle est susceptible d’être indépendante. Cela nous renvoie logiquement à internet : oui, le net est magnifique, notamment parce qu’il permet aux voix discordantes de s’exprimer, ce qu’on a par exemple constaté lors du référendum de 2005. Mais il y a un hic : il n’y a pas de raison que l’information soit gratuite tant qu’on paye les biens de consommation. Il faut d’ailleurs se poser la question : trouve t-on beaucoup d’enquêtes, de reportages sur internet ? Non, bien sûr4.
Les titres de presse doivent composer - difficilement - avec ce modèle de la gratuité sur internet. Et c’est encore plus vrai pour la presse critique de l’ordre social, qui ne bénéficie que du soutien de ses lecteurs. »
La presse payante et militante : « Elle est fragile, très fragile. Elle ne repose pas sur ses avantages économiques, par exemple un bon salaire offert aux journalistes, mais sur des affinités politiques et personnelles. En clair : elle repose très largement sur l’auto-exploitation de ceux qui la font, parfois sans rémunération, toujours sans RTT ni vacances.
En ce moment, tout concourt à affaiblir cette presse militante, et notamment le net où se constituent de petites communautés de plus en plus étroites et fermées. Noam Chomsky constatait ainsi récemment : « J’ai remarqué que de nombreux militants ont mis fin à leur abonnement à des journaux de gauche. Si j’étais la CIA, j’encouragerais ce mouvement (…), car il contribue à fragiliser ceux qui critiquent l’ordre social ». Un exemple parfait est la situation de ZNet, site alternatif historique aux États-Unis : en très mauvais situation financière, il a lancé un appel au secours à ses très nombreux lecteurs ; et n’a pas récolté grand chose, si ce n’est des réactions indignées et des protestations centrées sur l’idée que l’information se devait d’être gratuite. »
« Le type de réunion qui nous rassemble aujourd’hui a beaucoup d’avantages. Mais elle ne doit pas constituer une consommation de plus, une consommation de la contestation. Pour cela, je vous laisse avec ce qui terminait l’éditorial de la dernière livraison du Plan B : « Ce journal est un marteau, ses colonnes identifient les clous. À vous la main. » »
« Ce que vient d’exposer Serge Halimi ne nous concerne évidemment pas, à Radio France et à France Inter. Nous avons un modèle économique. Et quel que soit le chauffard placé à notre tête (y compris l’actuel), nous ne pouvons que constater que les auditeurs reviennent toujours vers nous, à raison de cinq millions par jour. Même après l’épisode du « non » au référendum de 2005, c’est dire…
Derrière cela, il y a une histoire qui remonte à la Deuxième Guerre mondiale et est liée à celle du Conseil national de la résistance. Lui avait réfléchi à ce que seraient les médias de l’après-guerre, et avait notamment fixé dans le Petit cahier bleu les orientations que devraient suivre la radio. Je pense que c’est ce souffle, cet héritage de la résistance, qui subsiste aujourd’hui, même s’il est parfois très très tenu, notamment dans la tranche du matin… »
« Une évidence, d’abord : je suis payé par vous. Radio France, c’est un budget de 500 millions d’euros pour 4 500 collaborateurs, avec une portion congrue accordée dans le financement à la publicité. À mon avis, d’ailleurs, on pourrait se passer de cette dernière, qui ne représente que 5 à 8 % du budget de Radio France (soit un peu plus que Le Monde Diplomatique, où la publicité représente 4 % du budget). »
« Voilà pour l’indépendance économique. Pour l’indépendance politique, c’est un peu différent… On a eu, il y a longtemps, un ministère de l’Information qui dictait aux journalistes ce qu’ils devaient dire. Aujourd’hui, il n’y a même plus besoin de dicter : le dressage a si bien réussi que les journalistes ont totalement intégré ce qu’on attendait d’eux… Ils savent très bien ce qui doit les guider, quelles gratifications attendre de leur travail. Il ne s’agit plus d’un grand et fier horizon, d’une belle idée du journalisme, mais seulement des résultats de Médiamétrie. Aucun autre critère ne compte réellement. »
« Enfin… Cette montée de l’insignifiance, ce formidable gâchis, s’est prolongé jusqu’au 1er septembre dernier. Depuis cette date, nous avons un nouveau directeur à France Inter : tout va changer… Je vous laisse rigoler… »
Bonus-track 1 : « Je ne pense pas que l’information soit si importante que ça. Il y a d’autres moyens de comprendre comment fonctionne le monde. Les Français ont dit « non » en 2005, et ce n’est pas parce qu’ils lisaient tous Le Monde Diplomatique et écoutaient tous Là-Bas si J’y suis…
En clair, l’info n’est pas aussi importante que ce pensent les journalistes. D’ailleurs, « être informé » se réduit souvent à « être au courant », ce que propose France Info. Soit une information déshumanisée, déconceptualisée, qui joue contre nous, contre nos chances de réfléchir et d’agir. »
Bonus-track 2 : « Ce qu’a fait Ruffin avec Fakir est tout bête. Il a juste produit des enquêtes sur ce qui se déroulait à Amiens. c’est un travail d’enquête tout à fait classique, avec ce marteau et ce clou qu’évoque Serge Halimi. Il est allé interroger les pouvoirs, a joué son rôle de fouille-merde.
Ce n’est pas difficile à faire. Faites-le, si vous voulez. Faites ce journalisme-là, et cela fonctionnera. Et puis, surtout, lisez-le, utilisez-le. »
Bonus-track 3 : « Il se tient toujours une bataille des idées. Mais cette bataille, les gens que nous sommes l’avons perdue à la fin des années 1970.
Dans les années 60, il y avait une collection chez Maspéro qui s’appelait Textes à l’appui ; elle avait une ambition claire : donner du grain à moudre pour la lutte, être « à l’appui » du combat à mener. C’est cela qui nous manque, un argumentaire de lutte, une volonté de ré-imaginer l’horizon, de se poser des questions. C’est souvent ce que rappelle Noam Chomsky quand il débute ses conférences, déclarant : « Je vais vous dire quelques trucs, mais en tout cas vous en apprendrez moins que si vous vous engagez dans les luttes. »
À quoi bon s’informer si ça ne conduit pas à la réflexion et à quoi bon la réflexion si elle ne conduit pas à l’action ? C’est à cela que devraient servir les médias, à conduire à la lutte et à l’action. »
« Je vais me concentrer sur cette question : à quoi bon ? C’est une question de militant et de journaliste, qui rejoint celle de bien d’autres acteurs de la presse alternative comme de bien d’autres militants.
C’est une question qui se pose d’abord parce que je ne suis pas payé quand je travaille pour Fakir, alors que je le suis quand je bosse pour Le Monde Diplomatique ou pour Là-Bas si J’y suis. Et c’est une question qui se pose d’autant plus que la diffusion de Fakir, 10 000 exemplaires, est très loin de l’audience de Là-Bas si J’y suis, 400 000 auditeurs quotidiens. Ce sentiment d’inutilité est accentué par l’absence de relais, qui peut donner l’impression que la production d’information réalisée n’est reçue que par des individus dispersés.
Surtout, il y a pour moi une question-clé : à quoi bon livrer de l’information alternative et différente s’il n’y a aucune perspective d’action derrière, si l’atonie des forces syndicales et politiques obère toute action collective. »
« Fakir s’inscrit - au fond - dans une décennie qui n’a pas été transcendantale, avec des initiatives d’information alternative dispersées et une absence totale d’organisation de la force collective. Il y a eu des exceptions, bien sûr : à l’occasion de la campagne de 2005, l’information alternative s’est transformée en arme utile, une perspective d’action s’était clairement dessinée. Au niveau local aussi, quand Fakir a trouvé une vraie réponse dans la population d’Amiens, à l’occasion de l’anti-campagne lancée pour faire échec à la réélection de De Robiens5 C’est cela que je voudrais retenir, finalement, cette idée que, même à trois ou quatre pour tenir la baraque, on peut s’organiser, qu’on peut peser dans le champ politique. On était très peu pour mener la campagne contre De Robien, imaginez ce qu’on pourrait faire à 500… renverser Sarko, minimum ! »
Tant qu’on y est, tu ne manqueras pas - puisque je te l’ai déjà répété 300 fois - de noter que le numéro trois de Fakir est sorti.
1 Toutes les photos publiées sur cette page sont œuvres de Pierre M. Qu’il en soit chaleureusement remercié.
2 Sur ce thème, tu noteras que Serge Halimi vient de signer deux excellents papiers dans l’édition du Monde Diplomatique d’octobre, Recomposition brutale, racolages à tous les rayons et Notre combat.
3 Note que tu peux notamment retrouver les illustrations de Mathieu Colloghan dans Fakir et Le Plan B, et que tu peux admirer ses magnifiques peintures sur son blog.
4 Il manque ici un petit passage de l’exposé de Serge Halimi. Comme je n’étais pas totalement d’accord avec ce qu’il expliquait, je fulminais un brin et mon stylo en a fait les frais.