vendredi 31 décembre 2010
Le Cri du Gonze
posté à 14h48, par
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Voilà quinze jours que le Hollandais volant a cassé sa pipe et le monde ne s’en remet toujours pas. Il manque quelque chose, un fond sonore adapté à la marche foutraque de l’univers. Certes, Captain Beefheart avait lâché la guitare en 1982, mais ses mélodies biscornues continuaient à habiter le décor, en douce. Maintenant qu’il nourrit les pissenlits, une certitude : tout est foutu.
(Samuel Beckett, Mercier et Camier)
J’ai longtemps cru, anglais nullard aidant, que Ice Cream for Crow, titre de son douzième et dernier album (et de la chanson éponyme en vidéo ci-dessus) signifiait : De la glace pour les vaches. L’idée me bottait : le « capitaine cœur de bœuf » jouant à l’humanitaire pour ses frères quadrupèdes échoués en plein désert (avec Beefheart comme avec Rommel, tout se passe toujours dans le désert), belle image. Mais non, il me manquait un r, celui qui transforme la vache en corbeau (de Cow à Crow). De la glace pour le corbeau. Oui, ça fonctionne aussi.
Même, si j’osais, détournement de paroles, je rajouterais bien un petit d, pour passer de crow à crowd, soit de corbeau à foule. De la glace pour les foules. Mhhh, voilà qui est parfait, s’ancre joliment à la moustache beefheartienne et, par extension, à l’ensemble de son univers.
Simplement, considérons que les friandises glacées en question ont reçu un traitement particulier et revitalisant. Un nappage psychédélique - champignons hallucinogènes, mescaline ou LSD peu importe -, de quoi transformer les foules en créatures fantasques et envoûtées, rampant aux pieds géants du Captain Beefheart, alias Don Van Vliet. Tribut musical orgiaque, que je me représente avec une certaine délectation : la musique gronde, les foules mugissent - cornets deux boules à la main -, la terre tremble, tandis qu’au milieu du chaos, statue de sel, le capitaine ne lève pas les yeux des son instrument, le torture avec délectation et frénésie. Concentration lunaire. Dans ses dix commandements du guitariste, il y avait celui-ci : « N’essuyez pas la sueur de votre instrument. Vous avez besoin que cette puanteur le recouvre. Ensuite, vous devez mettre cette puanteur dans votre musique. »
Oui, il est mort (le 17 décembre 2010). C’est triste à beugler, bien sûr, mais ces quelques lignes n’ont surement pas valeur de notice nécrologique. Pas de ça pour le capitaine. Il est hors de question d’énumérer les albums du cœur de bœuf, de retracer ses contributions gigantesques à la musique moderne (John Peel, oreille suprême : « S’il y a jamais eu un génie dans l’histoire de la musique populaire, c’est Beefheart. J’ai entendu des échos de sa musique dans quelques-un des disques que j’ai écoutés la semaine dernière et j’entendrai d’autres échos dans la musique que j’écouterai cette semaine »), ou de reprendre par le menu la liste des influencés, de ceux qui d’avoir croisé sa route sonore ont obliqué durablement vers le génie, de Pere Ubu à Sonic Youth en passant par Tom Waits. L’énumération serait fastidieuse, l’objectif bancal et pernicieux. Académiser Beefheart ? Pas question. Il faut l’éplucher en diagonale, sans méthode, par la bande. Comme on détricote un bouquin de Beckett.
Je me suis toujours imaginé Captain Beefheart comme un cousin taré de l’écrivain Richard Brautigan - lui-même assez secoué. J’avais beaucoup d’indices pour prouver leur parenté : tous deux arboraient la même moustache, ou peu s’en faut, et des galurins décomplexés. Tous deux parlaient de truites dans leurs œuvres les plus populaires - Trout fishing in America (La Pêche à la truite en Amérique) pour l’un, Trout Mask Replica (Réplique de masque de truite) pour l’autre. Tous deux étaient des icônes hippie et le vivaient plutôt mal. Tous deux - enfin - avaient un caractère de merde et un cerveau fleuri jusqu’à l’implosion. D’ailleurs, c’est Beefheart qui a écrit le commandement guitaristique qui suit, et ça fleure indubitablement comme du Brautigan : « Écoutez les oiseaux, c’est de là que vient toute la musique. Les oiseaux savent comment ça doit sonner et d’où ce son doit venir. Et regardez les colibris. Ils volent très vite, mais la plupart du temps ils ne vont nulle part. » Captain Brautigan et Richard Beefheart. On ne saurait trouver meilleure alliance.
Sorti des analogies moustachues et des commentaires pseudo-littéraires, il reste la musique, un gros morceau saignant de cœur de bœuf mélodique. Des guitares distordues galopant dans la poussières, des jaillissements d’harmonica sonnant comme des cornes de brume, des éclairs, des incursions grésillantes dans des mondes inconnus et des interjections ricanantes, pas toujours confortables pour l’auditeur. Et surtout, des flèches mélodiques. Parfois tortueuses, parfois limpides.
D’ailleurs, je persiste et signe : le plus grand riff de l’univers est bien le riff introductif de « Sure ’Nuff ’N Yes I Do », joué au bootleneck. Ça ne se discute même pas. Il ferait beau voir que Keith Richards ou l’huître Clapton puissent rivaliser.
Surtout, dans ce même morceau (calqué sur le « Rollin’ & Tumblin’ » de Muddy Waters), il y a cette attente de la pulsation rythmique, quand le morceau n’existe que par la flying guitare et la voix du Capitaine, et que batterie et basse sont sur le point d’entrer vicieusement dans la danse. Un appel d’air, presque une angoisse, et soudain la poudre parle, le morceau file en droite ligne, comme le requin sur l’otarie. Effet de tripes qui fonctionne même sur une plage de Cannes (ci-dessus), étonnante télétransportation.
Et puis, il y a les paroles, qui continuent à scintiller après plus de quatre décennies (l’album, Safe as milk date de 1967). D’abord la confession d’accroche, « Well I Was born in the desert », et la suite, qui suffirait presque à résumer le personnage beefheartien, entre Shakespeare et Dylan : « J’ai erré toute la journée avec la Lune gluée à l’œil1. » Oui, si j’avais une Cadillac et un désert arizonien à traverser, j’écouterais ce morceau en boucle, en gobant des acides comme d’autres les cacahouètes, le regard rivé sur ces foutus vautours me tenant lieu d’escorte. Highway to Beefheart.
S’il fallait garder une seule caractéristique de la musique de Beefheart, ce serait surement sa volonté de ne jamais passer deux fois par la même route. Une recette est usée quand elle est expérimentée, c’est tout. Voilà pourquoi il lâcha la musique dès 1982 pour se consacrer à la peinture : de nouveaux étendards aboyaient à l’horizon. Brouiller les pistes, toujours. Il a si bien poussé la chose que même pour son nom de scène personne ne connait la vérité. Lui a expliqué en 1982 que cela faisait référence à « un bœuf enfermé dans mon cœur contre cette société », mais son ami Frank Zappa tenait pour certain que c’était une allusion directe à l’oncle de Beefheart, qui aimait s’exhiber devant la petite amie de son neveu en s’exclamant : « Aaah ! Quelle beauté ! On dirait un bon gros morceau de cœur de bœuf ! » Bref, on ne saura jamais le fin mot de l’histoire. Ce n’est pas plus mal.
Quant à 2011, année sans Beefheart, il va falloir trouver des talismans pour ne pas s’y enliser. Des remèdes costauds pour les orphelins que nous sommes. Se laisser pousser la moustache, bien sûr, comme Richard B., JBB ou Franck Z. Mais cela ne saurait suffire. En ce qui me concerne, ma décision est prise : pas un matin sans chanter à tue-tête les paroles d’« Abba Zabba », ces instantanés de Lune de tigre, de Babette Baboon et d’ Oiseaux jaunes planant haut pour fracasser la lune, qu’il faudrait être inconscient pour essayer de traduire. Pas grave, ça fonctionne en VO :
« Run run morning soon Indian dream tiger moon
Yellow bird fly high go battle sky to shatter the moon
Babbette baboon gonna catch her soon Babbette baboon. »
La messe est dite.