Louanges unanimes, ou presque. « Ellroy le génie » par ci, « Ellroy le grand du noir » par là : ses laudateurs ne font pas vraiment dans la demi-mesure… Underworld USA, dernier opus, n’est pourtant qu’une version américanisée d’un (mauvais) SAS. Personnages pauvres, postures réac, style lourdingue : pas grand chose à se mettre sous la dent. Pourquoi tant d’amour, alors ? Mystère…
Salué comme un chef d’œuvre par la critique unanime (à l’exception notable de Denis Robert dans Siné-Hebdo), Underworld USA, de James Ellroy me pose un problème de vocabulaire : si je dis que c’est de la daube, je vais mal parler d’un sublime plat provençal.
D’Ellroy, je n’avais commencé à lire que Dahlia Noir au moment de sa parution et déjà ça m’était tombé des mains (mais je ne garantis pas que ça n’était pas pour des raisons extérieures, fatigue d’insomniaque, abus de substances, mauvaise digestion d’alcools divers, toutes raisons qu’Ellroy et les ellroyens trouveront forcément légitimes) mais il ne faut pas considérer ça comme un jugement sur l’Œuvre du Maître étasunien. Dans mon esprit, c’était une rencontre manquée, et l’auteur avait suffisamment de partisans chez des gens à mes yeux estimables pour que je reste en stand-by d’illumination. Un jour ou l’autre, moi aussi, je serais foudroyé par la lecture d’un « romancier de génie » qui « anoblit le genre noir », (Alexis Brocas, Le Magazine littéraire), par son « grand art » (Hubert Artus, Rue89), « aussi puissant que fascinant » (Michel Abescat, Télérama).
Après tant de précautions oratoires et de protestations de bonne volonté, j’espère éviter la rafale de sots sarcasmes : « Tu méprises ses 100 000 lecteurs, espèce d’intello élitiste ? », « t’es jaloux de ses 100 000 lecteurs, espèce d’auteur peu lu ? », « qui es-tu pour oser t’attaquer à l’un des plus grands auteurs américains vivants ? ». Et pouvoir dire enfin le fond de ma pensée : je ne comprendrai jamais la fascination des degôche et assimilés pour Gérard de Villiers et/ou sa version US (donc sur-dimensionnée : avec 200 fois plus de pages, de complots, de conneries mystiques et mille fois moins de cul - et écrit aussi plat).
Le fait qu’Ellroy serait « de droite », et qu’en tournée de promotion, il se serait complu dans des provocs à faire frissonner d’horreur ravie un lectorat portant majoritairement à gauche, ne devrait pas l’empêcher d’écrire de la bonne littérature. ADG, facho pur jus, un temps rédacteur en chef de Minute, a produit quelques jolis chefs d’œuvres à la Série Noire, mais la différence entre ADG et Gérard de Villiers, c’est que ses personnages ont de l’épaisseur, qu’ils ne sont pas juste les marionnettes d’une intrigue à grosse ficelles servant uniquement à célébrer la splendeur du héros et à donner libre cours aux pauvres et répétitifs fantasmes de l’auteur (chez de Villiers, les scènes de torture alternant avec celles de baises où les femmes sont des salopes torrides et le Mec une fine lame). ADG aime ses personnages de cet amour très spécial qu’éprouvent les écrivains pour des êtres imaginaires qu’ils ne traitent pas en porte-paroles (ou en portes-fantasmes), qui peuvent donc être très loin d’eux, mais cet étrange amour-là permet seul ce que Kundera appelle « la suspension du jugement moral », indispensable au roman.
Dans Underworld USA, on suit les interminables complots d’une bande d’abrutis alcooliques (ou ex-alcooliques), obsédés de la chasse aux cocos et aux nègres et plus ou moins pilotés par cette folle perdue de John E. Hoover, le patron vieillissant du FBI et par Howard Hughes, le milliardaire obsédé d’hygiène qui gardait chez lui sa pisse en bocaux. Il faut s’accrocher pour ne pas confondre le privé voyeur et le trafiquant de drogue repenti, le flic infiltré et le grand flic qui cause à Nixon, tant leurs desseins, leurs actions et leurs motivations se mêlent et se ressemblent. Tout cela est censé nous décrire les coulisses des grands événements des années 70, après les assassinats de John et Bob Kennedy et de Martin Luther King. Décennie décisive où la rupture avec l’ordre capitaliste sembla à l’ordre du jour pour des millions de personnes dans le monde et singulièrement en Amérique. Et tout ce qu’Ellroy nous en donne à voir, ce sont les tripotages foireux de ces minables.
Là où il montre qu’il n’est pas capable de faire de ses personnages autre chose que les marionnettes de ses fantasmes complotistes, c’est dans son incapacité absolue à rendre crédibles les personnages des femmes gauchistes. En effet, tiens donc, l’autre bord, celui des rouges, des cocos qu’il faut anéantir (ou au moins rendre inoffensifs), est incarné presqu’exclusivement par des femmes qui ont, de manière très étrange, tendance à coucher avec ces porcs fachos, à les trouver intelligents, drôles, humains. On aimerait qu’elles nous expliquent. Mais non, la syndicaliste noire, la lesbienne combattante rescapée d’un tas de révolutions exotiques, la poseuse de bombinettes sont trop occupées à trahir ceux de leurs propres bords, à échanger des informations avec leur amant dont elles pressentent qu’il trempe dans des manigances infectes mais bon, là où de Villiers nous les montrerait se faisant niquer par derrière en abandonnant leur idéologie sous les coups de boutoir de SAS, Ellroy se contente de nous dire qu’elles ne se résolvent pas à avouer à leur partenaire qu’elles l’aiment – délicatesse ou puritanisme, en tout cas le résultat est le même : toutes ces sublimes gauchistes sont des balances.
Le comble est atteint quand l’auteur essaie de nous expliquer pourquoi Joan, la plus radicale de cette cohorte de gaucho énamourées, est d’accord pour aider le FBI à faire répandre de l’héroïne dans les ghettos par des organisations noirs militantes : « Je suis prête à prendre le risque de voir s’étendre à court terme une misère sordide dans le fervent espoir que la dépravation permanente engendrée par l’héroïne mènera à une riche expression de l’identité raciale et, en fin de compte, à la révélation politique et à la révolte » (p.404). C’est là qu’on voit qu’Ellroy n’a jamais pris la peine de se documenter ou de lire quoi que ce soit émanant des mouvements contestataires de l’époque. Certes, dans la presse et dans les réunions, dans ce riche fleuve coulant des deux côtés de l’Atlantique, il y avait autant de scories que de pépites, et donc on lisait et on entendait beaucoup de conneries - mais de ce calibre-là, je suis prêt à prendre le pari, jamais !
Si on veut avoir une idée de la manière dont le FBI, avec son programme Cointelpro, s’est employé à détruire le black power par l’assassinat et la calomnie, on lira avec bien plus de profit New Thing, de Wu Ming 1 (Ed. Métailié), traduit par le soussigné. S’agissant de la manière dont les sbires étasuniens ont parfois infiltré et manipulé des groupes gauchistes combattants, American Darling de Russel Banks est infiniment plus convaincant, car il utilise les armes de la littérature (notamment sa capacité à rendre la complexité), seules armes dont Ellroy ignore à l’évidence le fonctionnement. Et pour une description complotiste de l’histoire étasunienne de ces années-là, et du rôle que la mafia y joua très vraisemblablement, on se reportera avec bonheur à un auteur dont je reparlerai dans une prochaine chronique, Norman Lewis, et à son livre Le Sicilien (Phébus-Libretto).
Il y a tant de livres à lire ! Hédi Kaddour (Les Pierres qui montent) et Frédéric Lordon (La Crise de trop) attendent à portée de ma main. Il est bien possible que je sois tombé sur un mauvais cru d’Ellroy, ou que j’aie été indisposé outre mesure par le barouf médiatique. Mais vous comprendrez quand même, chers amis ellroyens que je ne sois pas allé au-delà de la page 404 de l’incontournable chef d’œuvre. Une autre fois peut-être.