lundi 30 novembre 2009
Littérature
posté à 17h54, par
13 commentaires
Une enquête impitoyable, qui fouine dans une zone de la mémoire collective qu’ils sont nombreux à tenter d’escamoter. Pour écrire Escadrons de la mort, l’école française, Marie-Monique Robin a mené un impressionnant travail d’investigation, grattant le vernis historique là où ça fait mal, en pleine barbarie coloniale. Ce qu’elle raconte n’est pas vraiment raccord avec les manuels scolaires. Bizarrement.
« On aurait pu faire autrement », crachotait le général Massu sur son lit de mort, taraudé d’un remord tardif. La vieille baderne pourrissante avait beau jeu de faire le coup de la virginité spirituelle à l’approche du grand saut – T’as vu comment que je me repens, St Pierre ? – , elle ne faisait que souligner ce que tout le monde savait déjà : l’armée française, sous l’impulsion de quelques monstres galonnés et avec le regard bienveillant des politiques en place, a eu recours pendant la guerre d’Algérie à une torture systématique, planifiée. « On aurait pu faire autrement », oui, mais on avait fait l’exact opposé, en toute connaissance de cause. Peu avant les derniers râles du général Massu, son pote ès barbarie, Paul Aussaresses, admettait aussi avoir torturé dans un ouvrage qui fit scandale, Services spéciaux : Algérie 1955-1957. La boite de pandore s’entrouvrait. Timidement.
Il a fallu attendre 2001 pour qu’un gradé de l’armée française reconnaisse, à contre-cœur, l’usage planifié de la torture en Algérie. Il faudra surement attendre longtemps pour que soit reconnue en haut-lieu cette autre vérité implacable traquée de main de maître par la journaliste Marie-Monique Robin : de spécialiste de la torture et de son usage en temps de « guerre révolutionnaire », la France est même passée, il y a quarante ans, au rang d’exportatrice en chef des techniques de torture, notamment au service de la dictature Videla en Argentine et de « sa guerre sale » entre 1976 et 1982.
En une enquête hallucinante sortie en 20042, la Journaliste (avec un grand J) Marie-Monique Robin plongeait dans cette période immonde, enquêtant dans les milieux les plus nauséabonds en se faisant passer pour une historienne d’extrême-droite3. Fouinant dans le corpus théorique de l’armée française des années de guerre coloniale, elle mettait implacablement en lumière le magistère de la France en matière de torture planifiée, rationnelle.
Escadrons de la mort, l’école française est un livre qu’il faut lire. Ne serait-ce que pour comprendre le recours à la torture, de l’Algérie à Guantanamo, de l’Argentine au Vietnam, partout où les écrits de quelques haut-gradés de l’armée française et leurs enseignements ont servi de bréviaire aux bourreaux en uniforme.
Les racines du mal
La généralisation de la torture comme arme de premier choix dans la guerre insurrectionnelle n’est pas tombée du ciel, barbario subito. Elle est le fruit d’une histoire mouvementée qui vit nombre de haut-gradés de l’armée française prendre peu à peu leurs aises avec les lois de la guerre et s’affranchir des conventions de Genève. Pour la plupart, les gradés qui systématisèrent et théorisèrent l’usage de la torture en Algérie avaient vécu le « désastre indochinois » comme un affront personnel, la preuve qu’il fallait repenser la guerre. Cao Bang, Dien Bien Phu, l’indépendance de 1954, autant d’événements qui traumatisèrent les cadres de la Grande Muette hexagonale. « L’influence des ‘officiers malades de l’Indochine’ sur l’évolution de ce que l’on appelle alors les ‘opérations de maintien de l’ordre en Algérie’ est déterminante. », résume ainsi Marie-Monique Robin.
Quand commence le conflit algérien, certains sont déjà convaincus qu’il faut changer d’approche face à un ennemi qui a évolué : la guerre à la papa est dépassée, voilà tout. C’est en Indochine qu’Aussarres, Bigeard, Lacheroy ou Trinquier (tous acteurs de premier plan dans l’utilisation de la torture en Algérie) se convainquent qu’il faut réinventer les lois du genre : des termes comme « guerre psychologique », « cinquième colonne », « guerre révolutionnaire », « quadrillage du terrain », entrent dans le vocabulaire de l’armée pour un bail indéterminé.
Le colonel Jacques Lacheroy, par exemple, futur grand théoricien de la guerre révolutionnaire, découvre en Indochine le Petit livre rouge de Mao et comprend que la guerre a changé de visage : les populations des pays en guerre sont désormais à prendre en compte, c’est elles qui décident du succès militaire d’un pays, il n’y a plus de ligne de front. Dès 1954, il écrit Action Viet-Minh et communiste en Indochine, ou une leçon de « guerre révolutionnaire ». « Guerre révolutionnaire », le terme est lâché, il va désormais s’incruster dans les états-majors au point de devenir la référence ultime pendant la guerre d’Algérie. Avec en arrière-fond ce principe de base : en situation de guerre révolutionnaire, l’ennemi est partout et il s’affranchit de lui-même des lois de la guerre. Adoncques, il ne peut plus être traité comme un simple soldat. La torture dans ces conditions s’impose comme une évidence, les exécutions sommaires itou.
Autre manuel de contre-insurrection, abondamment utilisé à l’étranger par la suite, La Guerre moderne , du colonel Roger Trinquier. On y retrouve les mêmes postulats, cette idée d’une guerre totale qui implique un changement dans l’art de la guerre, l’abandon de principes anciens. Ce même renouvellement de l’approche militaire qui lui fera écrire en 1968 : « Les erreurs dues à la bonté d’âme sont (…) la pire des choses. Comme l’usage de la force physique n’exclut nullement la coopération de l’intelligence, celui qui en use sans pitié et ne recule devant aucune effusion de sang prendra l’avantage sur son adversaire. » Ça a l’avantage d’être clair…
La Guerre moderne est publié en 1961. Entre-temps, l’armée française a eu tout le temps de perfectionner les principes de cette nouvelle guerre, sur le terrain. Dès 1957, l’État Français laisse en toute connaissance de cause le champ libre aux militaires. Le 7 janvier, Robert Lacoste confie les pouvoirs de police au général Massu : la Bataille d’Alger peut commencer. Le Général Chabannes déclare ainsi : « C’est en s’affranchissant de ces contraintes [Juridiques et administratives] que les paras ont pu réussir là où d’autres avaient échoué ; la victoire d’Alger est leur victoire ! » La gégène, le chevalet (prisonnier suspendu mains dans le dos) et la baignoire entrent dans les mœurs militaire de manière massive, se banalisent. On voit même se multiplier les cas de crevette Bigeard (prisonniers lancés à la mer du haut des hélicoptères) que les généraux argentins adapteront à leur sauce. La torture, désormais, est une arme comme les autres, souligne la journaliste :
Loin d’être le fait de sadiques – sauf à supposer qu’ils sont légion dans l’armée d’Algérie – , ces exactions systématiques sont l’expression d’une ‘révolution dans l’art de la guerre’, censée répondre à la ‘guerre totale’ menée par les rebelles par une politique de terreur dont l’enjeu est le ralliement des populations.
Si cet épisode est plus connu que ceux composant la suite de son enquête (centrée sur l’exportation à l’étranger des techniques anti-subversives), Marie-Monique Robin en trace un portrait accablant. Il y a une véritable institutionnalisation de la torture en Algérie, une systématisation. Parmi les officiers, très peu s’en émeuvent. À signaler, le cas du général de La Bollardière qui quitte l’Algérie après avoir lancé à Massu « Je méprise ton action ». Il sera par la suite condamné à 60 jours de forteresse pour avoir dénoncé la torture dans L’Express de Servan Schreiber.
Peu à peu, un véritable enseignement de la torture se met en place, d’abord en Algérie. En 1958, Bigeard est ainsi nommé par Chaban-Delmas à la tête du Centre d’entraînement à la guerre subversive, à Philippeville : on y enseigne les rudiments de la guerre révolutionnaire, torture incluse. Déjà, des élèves étrangers se mêlent aux recrues françaises : l’école française, école d’excellence, commence à attirer du monde…
Exporter la barbarie
Mathieu Rigouste le rappelait à Article11 dans un récent entretien, les modalités de la guerre d’Algérie transformèrent l’armée française en championne incontestée de la contre-insurrection :
Les modèles français gardent une renommée, on reconnaît à la patrie des droits de l’homme une certaine expertise pour mener la guerre dans et contre le peuple. Dès le milieu des années 1950, l’armée française a commencé à transmettre son expérience de la contre-subversion à ses armées alliées. À cette époque, elle a réellement eu une influence déterminante. La guerre d’Algérie, avec pour vitrine la bataille d’Alger, a constitué le premier laboratoire dans lequel a été réalisée la synthèse des techniques débouchant sur la mécanique contre-subversive.
Malgré tout, même avec ces éléments en tête, l’histoire contée par la journaliste horrifie : on n’imaginait pas que cette influence ait pu atteindre une telle ampleur. Car les suites de la guerre d’Algérie marquent un triomphe international de la doctrine française en matière militaire. Les déçus de l’Algérie française, les cercles les plus conservateurs et notamment l’OAS, n’entendent pas renoncer à leurs combats. Le péril communiste menace le monde, la France est désormais gouvernée par des petits bras, l’exil s’offre à eux. D’autant que, partout dans le monde, on les demande : leur statut de théoriciens de la guerre révolutionnaire en font des partenaires de choix. Certains dont Roger Trinquier s’envolent pour le Katanga (Zaire) défendre le dictateur Mobutu contre Patrice Lumumba. Le Portugal et Salazar leur font les yeux doux. Jusqu’aux ricains enlisés au Vietnam qui s’adjoignent l’aide d’un certain Aussaresses pour combattre le Viet-minh : la sanglante opération Phénix dans le Sud-Vietnam est ainsi un décalque presque parfait de la bataille d’Alger.
Et puis, en plein cœur de Paris, l’École Militaire sert également de lieu de transmission de savoirs en la matière. La doctrine française attire beaucoup de monde, notamment des Argentins qui sauront retenir l’enseignement… Dès 1957, un accord franco-argentin est signé : des cadres de l’armée française s’envolent pour Buenos-Aires où vient d’être créée une mission militaire permanente afin d’enseigner les théories de la Guerre révolutionnaire. L’accord de coopération militaire signé par Pierre Messmer est gardé secret.
Dans le même temps, l’influence de la doctrine française se généralise ailleurs qu’en Argentine : à Manaus, en pleine jungle brésilienne, des instructeurs français interviennent pour fournir leurs conseils. Aussaresses raconte ainsi à Marie-Monique Robin les liens très étroits qui existaient entre la junte militaire brésilienne et certains gradés français5. Autre lieu de réjouissance, l’École des Amériques de Panama, aussi appelée école des dictateurs tant nombre de tyrans y feront leurs premières armes ; ici aussi, des anciens de l’OAS et de la bataille d’Alger enseignent les rudiments de la guerre révolutionnaire à de futurs tyrans qui retiendront la leçon.
L’Argentine se prépare alors progressivement à la dictature, avec l’appui de la hiérarchie catholique. Les cadres de l’armée sont convaincus, comme ceux de la religion, que la décadence communiste guette le continent, qu’il faut intervenir avant qu’il ne soit trop tard. En mars 1976, Videla parvient au pouvoir à la suite d’un coup d’État. L’état-major peut enfin utiliser concrètement les enseignements français et s’en donne à cœur joie. La répression encore plus féroce que sous Pinochet au Chili (on estime à environ 30 000 le chiffre des morts et disparus sous le règne des généraux), mais elle se fait en cachette, de manière discrète. Les enseignements de la Bataille d’Alger sont ici portés à leur comble : il s’agit faire régner la terreur dans l’ombre, de multiplier les arrestations nocturnes, de cacher les corps des milliers de disparus. La population doit trembler, les services de renseignements faire la loi.
Au cœur de cet enfer, une certitude : ces gens là ont retenu les leçons de la guerre d’Algérie, bons élèves. La journaliste l’affirme : « Tous les généraux de la junte sont des élèves des Français. » Ce que confirme le Général Bignone, bourreau à l’époque : « Ce sont les Français qui ont guidé la doctrine et les décrets militaires que nous avons appliqués ici. » Au fil des pages, les témoignages des généraux encore vivants sont accablants, tous n’ont qu’un mot à la bouche : « Nous avons tout appris des Français. »
L’enquête de Marie-Monique Robin déroule, creuse et finit par faire émerger le rôle du gouvernement français – et pas seulement des militaires – dans la dictature argentine. Quand un de ces généraux argentins aborde le cas de Michel Poniatowski, alors ministre de la Défense, dans la traque des renseignements sur les subversifs, la boucle semble bouclée. « La collaboration de la France avec la dictature militaire n’était pas que militaire. Elle était aussi politique », assène la journaliste. Avant que le général Contreras, le bras droit de Pinochet, n’en rajoute une couche, expliquant le rôle des services secrets français et de la DST dans certains cas : « Elle nous prévenait quand un terroriste montait dans l’avion [pour l’Argentine]. »Blam6.
L’Amérique du Sud n’en finit pas de s’enfoncer dans l’horreur en adaptant les méthodes françaises. Le plan Condor, vaste entreprise de traque des subversifs sur tout le continent est ainsi rapidement mis en place. Un plan que Marie-Monique Robin qualifie ainsi : « Les méthodes de la Bataille d’Alger appliquées à l’échelle de tout un continent. » Manuel Contreras, l’instigateur du plan Condor, en rajoute une couche : « Nous étions de véritables admirateurs de l’OAS, c’était vraiment un modèle. »
Evidemment, il ne s’agit pas ici d’exonérer les dictatures de leurs écrasantes responsabilités. Plutôt de rappeler qu’en la matière, les coups de pouce niveau organisationnel qu’ils ont reçu, plus ou moins officiellement, ont pesé lourd dans la balance. La CIA n’était pas la seule à jouer avec les régimes en place, à soutenir les pires dictateurs par intérêt politique ou géo-stratégique…
Comme il faut bien une note d’espoir après l’évocation d’événements aussi monstrueux7, il m’apparait importun de signaler que le documentaire de Marie-Monique Robin eut une conséquence inattendue. Diffusé en Argentine, l’entretien de la journaliste avec le général Diaz Bessonne provoquera une « commotion nationale », selon le journaliste Horacio Verbitsky, qui déclara également : « C’est la première fois qu’un général de la junte reconnaît l’existence des disparus, et surtout c’est la première fois que l’un d’eux admet que la disparition fut une technique de guerre programmée et planifiée ». Bessonne se retrouva ainsi jugé par un tribunal militaire. Le plus beau de l’histoire ? Son entretien fut filmé en caméra cachée, l’ignoble se croyait en sécurité. Surement le seul passage de toute cette histoire qui prête à sourire…
Résonances contemporaines
Marie-Monique Robin a depuis réalisé un autre travail d’enquête sur la torture, Torture Made in USA8 (à voir ici, très recommandé). Un autre réquisitoire accablant, consacré au recours massif à la torture dans le deuxième conflit irakien, avec la bénédiction de l’administration Bush. Cette fois-ci, plus question de dénicher l’influence française (même si les spécialistes français de la guerre révolutionnaire prodiguèrent également leurs conseils aux États-Unis, à Fort Bragg), seulement de montrer comment, encore une fois, les principes les plus élémentaires furent ensevelis sous le prétexte de la raison d’État et de la lutte anti-terroriste.
En visionnant cet autre reportage, écœuré derechef, on frémit de voir qu’encore une fois les mêmes lignes de défense sont invoquées par les responsables de la Terreur : l’ennemi s’est placé de lui-même en dehors des règles du droit, il ne mérite pas qu’on respecte les Conventions de Genève… D’Aussaresses à Dick Cheney, de Massu à Jack Bauer, toujours les mêmes discours, la même horreur planifiée. On aurait pu faire autrement ? On aurait pu…
1 Cette photographie est tirée du film La Bataille d’Alger, tourné par Gilles Pontecorvo en 1966 et, triste ironie, souvent utilisée dans leurs cours par ceux qui plus tard enseigneront la torture car terriblement réaliste.
2 Un film documentaire de la même Marie-Monique Robin a précédé la chose, en 2003. Synthèse en images de son enquête, il est visionnable sur Youtube. Première partie ici.
3 C’est ainsi qu’elle parvint à faire cracher le morceau à plusieurs généraux argentins qui n’avaient jusqu’alors jamais reconnus leurs exactions.
4 Idem que note 1.
5 Rappelons que le Brésil a considérablement aidé Pinochet dans la préparation du coup d’état du 11 septembre 1973 qui mit fin au gouvernement Allende.
6 Ceci dit, l’enquête de M.M. Robin ne donne aucune certitude au sujet de la collaboration étatique. Simplement l’impression que, derrière le vernis diplomatique consistant à s’offusquer des droits de l’homme, certains avaient de solides sympathies pour les tortionnaires sud-américains.
7 A noter, je n’ai évidemment abordée que certains aspects du livre. L’enquête n’en finit pas de dénicher des pistes, d’enchaîner les entretiens et les recherches. Pas question ici de tout résumer, de se pencher sur les organismes religieux ultra-conservateurs comme la Cité de Dieu ou les filières d’extradition en Argentine des ex de l’OAS, il y a trop à dire. Si le sujet t’intéresse, je t’enjoins à illico te plonger dans le livre, tu en sortiras très nauséeux mais un peu moins bête.