Rongeante indécision : cette voix, je l’aime ou pas ? Elle m’horripile ou me ravit ? Difficile à dire. Parfois, quand Joanna Newsom chante, elle me fait penser à une gamine braillarde galopant sur mes nerfs jusqu’à implosion. Et puis, le jour d’après, elle m’évoque une lutine merveilleuse tout droit sortie du pays d’Oz pour enchanter ma journée. With or without her, mon cœur balance. Stupide organe.
Comment t’expliquer ?
Oh, c’est si dur d’y parvenir,
Et ces visions de Johanna m’ont encore gardé éveillé toute la nuit1.
(Bob Dylan, « visions of Johanna », 1966).
Comme Bob, je ne dors pas. Je ne dors plus. Cernes jusqu’aux chaussettes. Pourquoi ? Simple : ces visions de Joanna2 m’ont encore gardé éveillé toute la nuit. Hier, alors que tout Paris pionçait, elle chantait dans la pénombre, babillait à perdre haleine. Impossible de fermer l’œil. Au début, j’étais aux anges – un concert privé pour moi tout seul ! Mais sur la longueur, je ne rêvais plus que d’une chose : la faire taire, par la force s’il le faut. Quand - enfin - je me suis décidé à repousser les couvertures pour me ruer vers mon placard à battes et répulsifs divers, le jour se levait, elle s’était évaporée. Maligne, la lutine. Mais je sais bien qu’elle sera de nouveau là ce soir. Et je tremble.
Comment t’expliquer ? Ça n’a rien de rationnel, de clairement définissable. Cela tient à un timbre, à une posture vocale qui gratte les neurones là où ils sont le plus vulnérables, entre chien et loup mental, s’immisce déloyalement dans mon cortex jusqu’à annihiler tout le reste. Prend « Peach, plum, pear », par exemple, le morceau qu’elle chante dans la vidéo ci-dessus : a-t-on déjà vu titre plus nunuche ? « Pêche, prune, poire » : wouhou, ça balance… Et puis, cette façon qu’elle a de chanter en accentuant les syllabes comme si elle crachait des noyaux de cerises, plop. C’est cousu de fil blanc : le coup de l’innocence enchantée, du batifolage musical en terre enfantine, c’est vieux comme le monde. Yves Duteuil l’a déjà fait, tu sais, le coup de « prendre un enfant par la main », ça ne prend plus. N’est pas Alice au pays des merveille qui veut. Crécelle, va !
Mais voilà, tu as beau vitupérer, pester contre l’impudente et son babil surjoué, tu ne stoppes pas pour autant la chanson. Tu tends même servilement les esgourdes pour ne rien laisser passer. Et puis, tu la réécoutes. Une bonne dizaine de fois, au bas mot. Avant de remettre le disque au début, vaincu. The Milk-Eyed Mender (« Le cantonnier aux yeux de lait ? ») sonne comme une sorte de rencontre foutraque entre Anne Sylvestre et un plein baril de LSD. Douze chansons du même tonneau3 d’ambroisie sonique qui squattent tes enceintes avec une régularité affolante.
Si tu cesses de te focaliser sur sa voix aussi merveilleuse qu’horripilante (et vice-versa), les motifs de délectation auditive ne manquent pas, grouillent sous l’oreille. Celle qui réfute le terme de « harpiste » et préfère se dire « harpeuse » joue de ses instruments (harpe et piano) avec une sensibilité lumineuse4 qui te fait finalement passer le goût du persiflage.
Et surtout, son dernier album en date, Ys (2006), délaisse les rives surchargées de ses précédents enregistrements pour bucoliser en terre plus épurée. Enregistrées par Steve Albini, cinq ballades à rallonge (entre 7 et 16 minutes) galopent avec génie sur des terres psyché-folk dopées à la créatine imaginative. L’écouter en boucle se révèle une excellente manière de cesser de maugréer sur ses postures vocales tout en aggravant ta dépendance. Cercle vicieux. D’autant qu’un triple album, Have one on me5, est annoncé pour le 23 février. Ci-dessous, une (limpide) chanson sortie en avant-première, preuve que tu n’es pas prêt de te dépatouiller de ta Joanna-addiction...
Au final, tu as beau tirer la gueule, vilipender l’impudente et son timbre crécelle, il te faut rendre les armes, avouer ta défaite. Pourquoi pas, après tout ? Quitte à laisser ton cerveau ouvert à tous les vents, autant que ce soit pour elle. C’est le vieux Bob, qui avait raison, comme toujours. Comment disait-il, déjà, à la fin de sa chanson ? Ah oui :
Les harmonicas font vibrer les squelettes et la pluie
Et désormais, ces visions de Johanna sont tout ce qui me reste6.
1 How can I explain ? Oh, it’s so hard to get on And these visions of Johanna, they kept me up past the dawn.
2 À noter : la Johanna de Dylan s’écrit avec un « h » qui fait défaut à Joanna Newsom. Mais on ne va pas chipoter, non ?
3 Notamment, il y a des claques qui se perdent : « Clam, Crab, Cockle, Cowie », à savoir, « Palourde, crabe, coque, coquillage »…
4 D’ailleurs, tu ne t’étonneras pas d’apprendre qu’elle a joué avec des magiciens aussi divers que Devendra Banhart, Bjork, Smog ou Cat Power, liste non exhaustive mais plutôt révélatrice.
6 The harmonicas play the skeleton keys and the rain And these visions of Johanna are now all that remain.