mercredi 15 janvier 2014
Sur le terrain
posté à 20h57, par
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Il y a 22 ans, la ville croate de Vukovar tombait aux mains des troupes serbes. Depuis, elle n’a jamais vraiment tourné la page de la guerre. Dans cette bourgade divisée en deux entités hermétiques et qui connaît un chômage record, un rien suffit à enflammer les passions nationalistes - ici, c’est la place accordée au cyrillique dans les administrations publiques. Reportage.
En cette fin décembre, les rues vides de Vukovar se couvrent d’un tenace brouillard qui renforce la grisaille ambiante. Tout est désert. La ville, située aux confins orientaux de Croatie, se prépare pourtant à accueillir un artiste à la réputation sulfureuse. Son nom ? Marko Petrović. Une rock-star croate qui fait dans la provocation et le nationalisme. L’homme est d’ailleurs plus connu sous son nom de scène : Thompson. Une référence au « mythique » pistolet-mitrailleur du même nom, avec lequel il aurait défendu sa petite ville de Čavoglave contre les Serbes durant la guerre d’indépendance. Ce jour-là, il est venu, dit-il, rendre hommage à « une ville qui a une importance toute particulière pour son courage et son rôle dans l’histoire de la nation croate ».
Thompson n’est pas qu’un guerrier revendiqué. C’est aussi un musicien, qui concocte une sorte de bouillie hard-rock folklorique habillée de ses thèmes de prédilection : la patrie, la famille et la religion. Il est également connu pour ses références incessantes à la Croatie fasciste et à l’époque des Oustachis, ainsi que pour ses fréquentes saillies antiserbes.
- Thompson
Le concert a lieu dans le quartier de Borovo Naselje, où vivent de nombreux Serbes. Forcément, la police est sur les dents. Chaque membre du public est fouillé et seuls les « drapeaux croates officiels » sont autorisés. Thompson n’en a cure. Il démarre même son concert par le cri de ralliement des Oustachis durant la Deuxième Guerre mondiale, Za Dom Spremni ! (« Préparez-vous pour la patrie »).
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Pour les Croates, Vukovar est dotée d’une aura particulière. C’est en effet dans cette ville qu’a été stoppée l’avancée des troupes yougoslaves lors du conflit serbo-croate de 1991. Elle fut alors presque entièrement rasée par trois mois de siège. Avant d’être libérée au cours de l’opération « Tempête » menée par le sulfureux général Ante Gotovina en 1995.
Vingt-deux ans après la chute de la ville, les lieux n’évoquent rien de très « glorieux ». Et surtout, Vukovar n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été : avant 1991, elle était florissante. Lovée le long du Danube, elle abritait la prestigieuse usine de Borovo, qui employait 17 000 ouvriers et chaussait toute la Yougoslavie. Vukovar était alors encore située au cœur d’une des régions les plus riches du pays, à la vie culturelle foisonnante. En ce temps-là, tous vivaient côte à côte, sans véritables distinctions ethniques ou religieuses, avec un nombre record de mariages mixtes entre voisins serbes et croates.
C’est un tout autre paysage qui s’offre aujourd’hui au visiteur : ruines fantomatiques, maisons désertées, routes délabrées. Les traces de la guerre sont partout, chaque façade dévoilant son tableau d’impacts de balles et d’obus. D’ailleurs, beaucoup murmurent que l’absence de rénovation de ces vingt dernières années ne serait pas seulement due à un manque de moyens, mais correspondrait à une véritable volonté politique de conserver la ville dans un état de délabrement suffisamment photogénique pour l’œil des journalistes. Quel meilleur mythe fondateur que « Vukovar la martyre » pour un jeune État croate cherchant à asseoir son autorité ?
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Chaque année, fin novembre, c’est ici que se retrouvent officiels et citoyens pour commémorer la chute de la ville en 1991, l’entrée des troupes serbes dans l’hôpital public et l’exécution sommaire de 264 blessés dans un charnier en-dehors de la ville. Après les commémoration, une fois caméras et micros repartis vers Zagreb, drapeaux remballés à l’arrière des voitures, Vukovar retombe dans un morne oubli, encrassée dans une dramatique situation sociale et économique : 30 % de chômage (50 % chez les jeunes), alcoolisme galopant, traumatismes profonds, violences domestiques…
Cette année, les commémorations se sont déroulées d’une bien étrange manière : le convoi officiel (avec président, ministres, représentants, ambassadeurs et tout le gratin) n’a jamais atteint son but, bloqué par des manifestants nationalistes. Et ces derniers se sont rendus seuls sur les lieux de la célébration. La conséquence (entre autres) d’un recensement aux résultats polémiques, qui a embrasé Vukovar et le reste du pays.
Tout débute en 2011, à l’occasion du recensement national décennal. 26 468 habitants sont décomptés à Vukovar. La routine. Mais ce sont les chiffres de répartition des groupes ethniques qui déchaînent les passions : 57,37 % de Croates et 34,87 % de Serbes. Or, une loi constitutionnelle de 2002 relative aux droits des minorités stipule que si un groupe ethnique compose plus du tiers de la population d’une commune, il se voit garanti le bilinguisme dans les administrations publiques.
Conséquence : Vukovar, si « héroïquement » croate, doit accueillir des signes en cyrillique. La colère gronde. Car le cyrillique, c’est pour les Croates la langue de l’autre, de l’ennemi, la langue qui ornait les obus qui s’abattirent pendant 87 jours sur la ville, causant plus de 2 000 morts, principalement civils.
Cerise sur la discorde, les chiffres du recensement sont contestés : les autorités serbes auraient affrété des bus de ressortissants, les envoyant habiter des maisons désertées depuis longue date, pour fausser les chiffres.
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Les signes en cyrillique sont censés être disposés en 2013. Pendant toute l’année, la ville reste sur le qui-vive. Des associations d’anciens combattants s’organisent pour garder des bâtiments officiels, au cas où le gouvernement oserait commettre « l’infamie ». Début septembre, les premières inscriptions en cyrilliques sont apposées sur le poste de police et l’office des impôts. Quelques heures plus tard, une foule vindicative se rend sur place, marteaux en main, et détruit les écriteaux en question. Tomislav Josić1, un des leaders des anciens combattants, se la joue menaçant : la prochaine fois, prévient-il, ce ne seront pas les débris des panneaux qu’il faudra ramasser au sol, mais des parcelles des façades. Plus inquiétant, quelques policiers dépêchés pour protéger les bâtiments se joignent aux manifestants et prennent part à la casse. Et de semblables accès de violence éclatent partout dans le pays, toujours contre l’affichage en cyrillique. À Rijeka, à la frontière italienne, le mémorial d’un poète macédonien du XIXe siècle est ainsi vandalisé, parce que sa plaque commémorative est rédigée dans cette langue.
Fort du soutien de moins en moins secret du principal parti d’opposition conservateur, le HDZ, ainsi que des nationalistes du HSP, les anciens combattants rassemblés sous l’intitulé « Comité pour la défense du Vukovar croate » passent à la vitesse supérieure. Outre les nombreuses marches qui se multiplient à travers le pays, ils font voter par le conseil municipal de Vukovar, le 4 novembre, un « statut spécial » pour leur ville, lui garantissant l’absence de signes en cyrillique du fait de son « histoire particulièrement exceptionnelle ». La décision est invalidée dans la foulée ? Qu’importe. Le mouvement dépassant désormais de loin les frontières de la ville meurtrie, le comité décide qu’il est temps de viser beaucoup plus haut.
Soit : un référendum. Puisque l’État ne veut pas garantir un statut spécial à leur ville, ils veulent modifier seuls la constitution. Et légalement de surcroît. Leur combine est simple : faire basculer le seuil qui garantit des droits aux minorités du tiers à 50 % de la population. La constitution croate prévoit en effet la possibilité d’un référendum populaire si 10 % de l’électorat appose sa signature sur une pétition. En quelques mois, ce nombre est très largement dépassé. Fiers d’avoir récolté plus de 680 000 signatures (sur une population totale d’environ 4 millions), le comité pour la défense croate de Vukovar se rend à Zagreb le 16 décembre pour remettre les documents au conseil constitutionnel.
Humilié lors des célébrations tenues à Vukovar en novembre, quand les anciens combattants ont bloqué son cortège, le président croate de centre-gauche, Ivo Josipović, refuse pour l’instant de céder aux manifestants. Cette demande qui réduit le droit des minorités est selon lui contraire à l’esprit de la constitution croate. La situation reste donc bloquée. Sachant que Josipović ne pourra sans doute pas tenir longtemps face à une opposition jusqu’au-boutiste, déterminée à se faire entendre par tous les moyens et créditée d’un large soutien populaire.
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En parcourant Vukovar, difficile de croire que cette bourgade endormie puisse être à l’initiative de ce mouvement national. Pourtant, sous la morosité ambiante, à l’ombre d’un château d’eau ravagé par les obus, les lignes se renforcent, les tensions se ravivent et les opinions se radicalisent. Dans le même temps, les incivilités, graffitis haineux (« VUKOVAR ne sera jamais BYKOBAP » (Vukovar en cyrillique2)), insultes, provocations, se multiplient. Et marquent encore plus profondément les frontières qui divisent la ville en deux entités hermétiques. À Vukovar, cafés, radios, commerces et écoles sont déjà partagés par la barrière ethnique.
Thompson, lui, a choisi son camp. Arborant fièrement un T-shirt sombre en hommage aux anciens combattants, il entonne avec ferveur son premier succès, « Čavoglave » : « Un Croate à côté d’un Croate, nous sommes tous des frères, vous n’entrerez pas dans Čavoglave tant que nous serons en vie […] / Thompson décharge sa kalachnikov […] / Vous les Serbes, vous les sales Tchetniks, nos mains vous atteindront même en Serbie. » Le public, reprend le refrain en cœur, embrassant de larges drapeaux à damier. Malgré quelques éructations isolées – « Morts aux Serbes » -, le concert se déroule sans incidents majeurs. À la sortie, les jeunes, vêtus de noir, souvent crânes rasés, regagnent leurs pénates dans le calme. Pour cette fois.
Difficile de dire qui sortira vainqueur de ce bras de fer engagé entre nationalistes virulents et pro-européens. L’entrée de la Croatie dans l’Union européenne cet été ne laissait en aucun cas présager d’une telle irruption de nationalisme. Mais le tableau s’est depuis largement assombri : la révision de la constitution début décembre pour définir le mariage comme l’union entre « un homme et une femme », ou encore les hymnes oustachis entonnés par Josip Šimunić, le défenseur de l’équipe de football croate, suite à la qualification contre l’Islande, témoignent de cette lente dérive dans l’extrémisme belliqueux. Une situation qui fait dire au maire de Vukovar, Željko Sabo, rare voix raisonnable dans cette cacophonie nationaliste, que seule une intensification des contacts entre les deux frères ennemis pourra, avec le temps, réconcilier les irréconciliables.