lundi 21 juin 2010
Textes et traductions
posté à 21h23, par
8 commentaires
On l’a presque oubliée, comme s’il ne s’était rien passé. La crise des subprimes n’est pourtant pas si loin, non plus que l’indécent plan de sauvetage des banques auquel elle a donné lieu. Pour se la remettre en mémoire et revenir sur les malversations et fraudes des acteurs du marché, voici la traduction (par T.) d’une passionnante interview télévisée de l’économiste William K. Black.
En 2005, William K. Black a publié un ouvrage au nom évocateur : Le meilleur moyen de voler une banque est d’en posséder une. Fort de son expérience de régulateur financier durant la crise dite Savings et Loan (S & L) qui a frappé les États-Unis dans les années 1980, il y décrivait un système financier devenu fou, incapable de mettre en place des institutions de contrôle et d’éviter la fraude. L’actualité s’est depuis chargé de rappeler que les banques d’affaire et le secteur financier ont continué à fonctionner d’une manière démente, entre fraude généralisée et course à l’abime. Sans que les vrais coupables ne soient le moins du monde inquiétés.
Interviewé lors de l’émission télévisée de Bill Moyers sur PBS, institution journalistique outre-atlantique, William K. Black a entrepris ce jour-là de démontrer point par point les malversations et fraudes des principaux acteurs du marché1. Bien que cette émission date d’avril 2009, en voici une traduction intégrale2. Parce que les propos de l’universitaire américain restent d’une frappante actualité.
Bill Moyers : Bienvenue dans ce journal.
Cela fait maintenant des mois que les révélations sur la cupidité généralisée et les transgressions éhontées de Wall Street nous confirment que « le meilleur moyen de voler une banque est d’en posséder une ». L’homme que vous allez entendre a justement écrit un livre titré ainsi3. Un ouvrage basé sur son expérience de régulateur coriace durant l’un des plus sombres chapitres de notre histoire financière : le scandale Savings & Loan (épargne et prêt) à la fin des années 80.
William K. Black : Les chiffres - aussi importants soient-ils - minimisent grandement le problème de la fraude.
B. M. : Bill Black était à New-York cette semaine pour une conférence à l’Université de justice criminelle John Jay College : des spécialistes et des journalistes y ont pris la parole autour d’une question principale, « Comment font-ils pour s’en tirer ? » Et bien personne n’a posé - et ne pose - autant cette question que Bill Black.
Ancien directeur de l’Institut pour la prévention de la fraude, il enseigne désormais les sciences économiques et le droit à l’université du Missouri, à Kansas City. Durant la crise S & L, il a accusé le président du Congrès d’alors, Jim Wright, ainsi que cinq sénateurs américains, dont John Glenn et John McCain, d’accorder des faveurs aux entreprises d’épargne logement en échange de contributions et d’autres avantages. Les sénateurs s’en sont sortis avec une tape sur les doigts, mais l’un des banquiers mis en cause, Charles Keating – d’où le surnom « les Cinq de Keating » à propos des sénateurs en question – était si enragé qu’il envoya une note de service où il était écrit : « Chopez Black – tuez le ! » Métaphoriquement bien sûr. Bien sûr…
Black s’intéresse aujourd’hui à ce qui constitue un encore plus grand scandale ; et il n’épargne personne – pas même le président qu’il contribua à faire élire, Barack Obama. Ses cibles principales sont les barons de Wall Street, parfaits héritiers d’une précédente génération - celle des années 30 - justement comparée à Al Capone ou à la mafia et surnommée « banksters » à cause de ses scandaleuses escroqueries.
Bill Black, bienvenue dans ce journal.
W. K. B. : Merci.
B. M. : J’ai été impressionné par votre franchise à la conférence de New York, quand vous avez déclaré que cette crise que nous traversons, véritable effondrement économique et financier, est causée par la fraude. Quelle est votre définition de la fraude ?
W. K. B. : La fraude est la malhonnêteté. Et l’essence même de la fraude se résume en : « Je crée de la confiance, puis je trahis cette confiance en échange de quelque chose ayant de la valeur. » Il n’y a pas d’acide plus corrosif pour la confiance que la fraude, en particulier celle des élites. Et c’est justement ce qui s’est produit.
B. M. : Dans le livre, vous expliquez que la malhonnêteté délibérée des responsables est au cœur de la plupart des scandales et faillites de firmes, ce qui inclut bien sûr la S & L : est-ce avéré ? Cela signifie que c’est dans les conseils d’administration et les départements présidentiels que cette fraude a débuté ?
W. K. B. : Absolument.
B. M. : Comment ont-ils opéré ?
W. K. B. : Eh bien, la meilleure manière d’y parvenir est d’abord de créer des prêts vraiment mauvais : ils rapportent davantage. Puis, il faut vous agrandir extrêmement rapidement, sur le principe de la pyramide de Ponzi. Et la troisième chose est de vous appuyer sur l’effet de levier4 ; cela signifie juste que vous devez emprunter beaucoup d’argent, ce qui crée une situation où vous avez des bénéfices records garantis dans les premières années. Cela vous rend riche, grâce aux bonus que la compensation moderne des cadres a produite. Cela rend aussi inévitable le désastre final.
B. M. : Vous sous-entendez donc que les présidents de certaines de ces banques et sociétés de crédit immobilier ont délibérément entrepris d’accorder de mauvais prêts afin d’augmenter leurs propres revenus personnels ?
W. K. B. : Oui.
B. M. : Comment s’en sortent-ils ? Qu’en est-il de leurs propres procédures de contrôles ? Qu’en est-il de leurs sections comptables ?
W. K. B. : Toutes ces procédures de contrôles parviennent au président : si ce dernier penche du mauvais côté, elles sont facilement paralysées. La règle d’or est de ne pas supprimer ces contrôles internes, mais plutôt de les suborner, de les transformer en vos meilleurs alliés. Et le système des bonus est exactement le moyen d’y arriver.
B. M. : Si je voulais rechercher les groupes qui s’y adonnent, avec un bon chien de chasse, où m’enverriez vous ?
W. K. B. : C’est exactement ce qu’il ne s’est pas passé : nous n’avons pas cherché, OK ? Le gouvernement Bush s’est essentiellement débarrassé des réglementations : si personne ne cherche, vous pouvez commettre cela en toute impunité. C’est exactement ce qui s’est passé.
Où regarderiez vous, donc ? Vous devriez chercher parmi les prêteurs spécialisés. Ceux qui avaient quasiment toute leur activité dans les subprimes et qui sont appelés Alt-A, les emprunts de menteurs.
B. M. : OK, les emprunts de menteurs…
W. K. B. : Les emprunts de menteurs.
B. M. : Pourquoi les nommer ainsi ?
W. K. B. : Simplement parce que c’est ce qu’ils sont.
B. M. : Et ils le savaient ?
W. K. B. : Ils le savaient. Ils savaient que c’étaient des fraudes. Des emprunts de menteurs, le terme signifie que nous ne vérifions pas. Vous nous dites quels sont votre revenu, votre boulot et vos actifs, et nous acceptons de vous croire. Nous ne vérifierons rien de tout ça. Vous faites d’ailleurs une meilleure affaire si vous gonflez votre revenu, votre expérience professionnelle et vos actifs.
B. M. : Vous pensez qu’ils ont vraiment dit ça aux emprunteurs ?
W. K. B. : On sait qu’ils l’ont dit. En fait, dans le métier, ils étaient aussi appelés prêts ninjas.
B. M. : Ninjas ?
W. K. B. : Oui, parce qu’il n’y a pas de vérification du revenu, du travail, de l’actif.
B. M. : Vous parlez d’entreprises américaines importantes…
W. K. B. : Énormes ! L’une d’entre elles a d’ailleurs produit autant de pertes que l’intégralité du krach S & L.
B. M. : Laquelle ?
W. K. B. : IndyMac, spécialisée dans la création des emprunts de menteurs. Juste pour 2006, elle a vendu 80 milliards d’emprunts pourris à d’autres entreprises. 80 milliards !
B. M. : Et ça se déroulait exclusivement dans le secteur hypothécaire des subprimes ?
W. K. B. : Non, et c’est - aussi - une grosse partie de l’affaire. Même les emprunts de qualité ont commencé à ne pas être vérifiés. Vous savez, même Ronald Reagan avait dit : « Faites confiance, mais vérifiez. » Tout le monde faisait instinctivement confiance au processus de vérification. Selon la théorie économique, la criminologie et 2 000 ans d’expérience sociale, nous savons que c’est le meilleur schéma pour favoriser d’énormes fraudes .
B. M. : Est-il possible que ces instruments complexes aient été délibérément créés pour que des escrocs puissent les exploiter ?
W. K. B. : Oh, absolument. Ce que vous évoquez provient de choses telles que les emprunts de menteurs. Ils étaient connus pour être extraordinairement mauvais. Et d’un coup, ils se retrouvaient classés AAA ! Une telle notation est supposée signifier qu’il n’y aucun risque au niveau du crédit.
Vous prenez donc quelque chose qui n’a pas seulement un risque important mais écrasant - c’est pour ça qu’il est toxique - , et vous créez cette fiction qu’il n’y a aucun risque. Cela même, c’est déjà un usage frauduleux.
Encore une fois, personne n’a effectué une quelconque surveillance durant les années Bush. Et finalement, il y a seulement un an, le Congrès a lancé des investigations sur quelques-unes de ces agences de notations, et ce qui en est sorti est scandaleux. Ce que nous savons aujourd’hui, c’est que les agences de notation n’ont jamais regardé le moindre dossier d’emprunt. Quand elles l’ont finalement fait, après que les marchés se soient complètement effondrés, elles se sont rendues compte que - je cite ici Fitch, la plus petite des trois agences de notation - « les résultats sont déconcertants, en ce sens que l’apparence de la fraude est présente dans presque tous les dossiers que nous avons examiné ».
B. M. : Si votre supposition est correcte, votre témoignage solide, la banque, c’est-à-dire l’entreprise créditrice, a monté une fraude. Et les agences de notation supposées tester la valeur de ces actifs ont sciemment participé à la fraude. Les deux groupes commettent donc une fraude intentionnelle.
W. K. B. : Exact. De même que le placeur qui – on appelle ça le pooling5 – rassemble ces mauvaises hypothèques, ces emprunts de menteurs, et crée les déchets toxiques à partir de ces dérivatifs. Une fois cela fait, il les vend, l’acheteur pensant simplement que puisqu’il a une notation AAA, il doit vraiment être sûr. Alors qu’en fait, les pertes vont de 60 à 80 % sur ces produits, car ils sont - en réalité - des déchets toxiques.
B. M. : Vous décrivez finalement ce que Bernie Madoff a fait à un nombre limité de personnes. Mais vous, vous dites que c’est systémique, que la pyramide de Ponzi est systémique ?
W. K. B. : Oh, Bernie était un petit joueur. Il ne fait pas même partie des premiers rangs d’une pyramide de Ponzi…
B. M. : Vous êtes en train d’affirmer que notre système est devenu une pyramide de Ponzi ?
W. K. B. : Notre système…
B. M. : Notre système financier…
W. K. B. : … est devenu une pyramide de Ponzi, en effet. Tout le monde achetait les yeux fermés6. Mais ils achetaient en réalité, les yeux fermés, des produits ornés d’un joli ruban rose, sur lequel était écrit AAA…
B. M. : Existe t-il une loi contre les emprunts de menteurs ?
W. K. B. : Pas directement. Mais il y a par contre de nombreuses lois contre la fraude, et les emprunts de menteurs sont frauduleux.
B. M. : Parce que...
W. K. B. : Parce qu’ils ne seront pas remboursés et qu’ils sont faussement présentés. Ils impliquent une dissimulation, ce qui est l’essence même de la fraude.
B. M. : Pourquoi est-il si difficile d’engager des poursuites ? Pourquoi personne n’a-t-il été traduit en justice ?
W. K. B. : Parce qu’ils n’ont pas débuté leurs enquêtes sur les principaux prêteurs avant que le marché ne se soit effondré. Contrairement à ce que nous avons réussi à faire dans la crise S & L : alors même que les institutions prétendaient qu’il s’agissait des produits d’épargne les plus rentables, nous savions que c’étaient des arnaques ; et on avançait sur leur fermeture. Mais là, le département de la Justice, bien qu’il ait été averti en 2004 qu’il y avait une épidémie…
B. M. : Averti par qui ?
W. K. B. : En septembre 2004, le FBI a publiquement prévenu qu’il y avait une épidémie de fraude sur les hypothèques et qu’elle causerait une crise au moins aussi importante que le krach S & L s’il n’y était pas mis un terme. Le FBI expliquait alors qu’il allait s’assurer que ça ne se produirait pas. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Après le 11 septembre, le département de la Justice a transféré 500 de ses spécialistes vers la section « terrorisme national » du FBI. C’est compréhensible. Mais par la suite, le gouvernement Bush a refusé de remplacer les 500 agents manquants.
Il en est de même aujourd’hui : comme vous le dites, cette crise est peut-être 1 000 fois pire, certainement 100 fois pire que la crise S & L. Et pourtant, le FBI n’a mobilisé sur le sujet qu’un cinquième des effectifs qui ont travaillé sur la crise S & L.
B. M. : Vous parlez du gouvernement Bush… On pense bien sûr à cette fameuse photographie de quelques régulateurs qui - en 2003 - se sont rendus à une conférence de presse avec une tronçonneuse pour suggérer qu’ils allaient trancher net dans la réglementation et libérer les affaires.
W. K. B. : Et ils ont réussi ! D’ailleurs, sur cette photo, les autres – trois des autres gars avec les cisailles – sont les…
B. M. : C’est vrai…
W. K. B. : Ce sont les représentants du secteur, c’est-à-dire qu’ils sont lobbyistes pour les banquiers. Et tout le monde sourit ! Le gouvernement travaillant main dans la main avec l’industrie pour détruire la réglementation… Au moins, nous savons maintenant ce qui arrive quant on la détruit. Soit la plus grosse catastrophe financière de l’histoire pour toute personne âgée de moins de 80 ans.
B. M. : Mais je peux vous montrer de semblables déclarations de Larry Summers quand il était secrétaire du Trésor de Bill Clinton. Ou de l’autre secrétaire du Trésor de Clinton, Rubin. Je peux vous désigner des suspects dans les deux camps, n’est-ce pas ?
W. K. B. : Il y a eu deux choses vraiment primordiales sous le gouvernement Clinton.
De un, ils se sont débarrassés de la loi faisant suite au désastre de la Grande dépression. Nous avons appris beaucoup de choses avec la Grande dépression, l’une d’entre elles étant que nous devions séparer banque commerciale et banque d’investissement : c’est la loi Glass-Steagall. Mais ils ont pensé que nous étions désormais assez malins pour nous débarrasser de cette loi - et ce sentiment était partagé par les deux partis8.
De deux, ils ont adopté une loi à l’instigation d’un très bon régulateur, Brooksley Born. Cette loi avait pour objectif de réguler les CDFS, l’un de ces dérivés exotiques que nous avons évoqués. Summers, Rubin et Phil Gramm ont alors unis leurs forces pour affirmer que - non seulement - ils bloqueraient cette régulation spécifique mais qu’ils feraient en outre adopter une loi interdisant la régulation. Alors même que c’est ce type de dérivés exotiques qui est cause principale du scandale AIG - lequel a coûté autant que l’ensemble du krach S & L.
B. M. : En quoi le groupe AIG9 y a t-il contribué ? Qu’est-ce que ses dirigeants ont fait de mal ?
W. K. B. : Ils ont fait de mauvais crédits. Leurs types de prêts était de vendre une garantie, n’est-ce pas ? Et ils percevaient un paquet de frais initiaux. Ils ont donc comptabilisé beaucoup de revenus et payé d’énormes bonus. Les bonus actuels sont bien plus petits que ces bonus qui étaient aussi le produit d’une fraude comptable. Et ils sont devenus très très riches.
Bien sûr, ils avaient en fait garanti des déchets toxiques. Des emprunts de menteurs, amenés à afficher de lourdes pertes. Puisqu’ils devaient payer la garantie de ces énormes pertes, ils allaient donc à la banqueroute. Sauf que… Ça ne fonctionne pas ainsi dans le monde moderne. Parce que nous sommes aux États-Unis et que le contribuable paye la note. Sous le secrétaire Geithner et sous Paulson avant lui…
Je vais vous donner un exemple… Une énorme banque suisse, nommée UBS, a récupéré cinq milliards de dollars venus de la poche des contribuables américain10. Au même instant, cette banque arnaquait ces mêmes contribuables américains11, donc nous l’avons poursuivie au pénal. Nous avons finalement réussi à lui faire payer une amende de 780 millions de dollars, sauf que… nous lui avons donné cinq milliards. Par conséquent, les contribuables américains ont payé l’amende d’une banque suisse. Pourquoi renflouons nous quelqu’un qui nous escroque ?
B. M. : Pourquoi ?
W. K. B. : Qu’est-ce que c’est que cette folie ?
B.M. : Comment expliquez-vous que les banquiers ayant créé ce désordre soient toujours aux commandes ?
W. K. B. : Et bien ceci - particulièrement après ce qui s’est passé avec General Motors - est… c’est scandaleux !
B. M. : Pourquoi le président de General Motors a t-il été licencié, alors que les directeurs de toutes ces banques impliquées ne l’ont pas été ?
W. K. B. : Il y a deux raisons. La première, c’est que les régulateurs sont plus proches des banquiers, puisqu’ils viennent eux-aussi de l’industrie bancaire. Ils ont donc beaucoup plus de compassion pour eux. Et ils sont par contre clairement hostiles aux travailleurs automobiles ; ils veulent même détruire tous leurs contrats. Alors que quand ces régulateurs se penchent sur le cas des banques, ils affirment que les « contrats sont sacrés »…
L’autre raison, c’est que nous ne voulons pas vraiment changer les banquiers. Parce que si nous le faisons, si nous mettons des gens honnêtes à leur place, des gens qui ne soient pas mouillés dans le scandale, leur premier boulot sera de définir l’ampleur du problème. Ce qui empêcherait l’étouffement [du scandale].
B. M. : La dissimulation ?
W. K. B. : Effectivement. L’étouffement de l’affaire.
B. M. : C’est une accusation grave.
W. K. B. : Bien sûr.
B. M. : Qui étouffe l’affaire ?
W. K. B. : Geithner12 a pris les choses en mains, il veut étouffer l’affaire. Comme Paulson avant lui.
Geithner affirme publiquement qu’il va falloir deux trilliards – un trilliard représente 1 000 milliards – de dollars du contribuable pour gérer le problème[NdT : issu des subprimes]. Mais lui et ses semblables autorisent en même temps toutes les banques à se déclarer non seulement solvables mais aussi pleinement capitalisées. Ces deux déclarations ne peuvent être vraies. Les banques ne peuvent pas avoir besoin de deux trilliards de dollars à cause de pertes massives et en même temps être bien portantes.
En fait, ces personnes ont échoué. Paulson a échoué, Geithner a échoué. Et ils ont tous été promus parce qu’ils avaient échoué, pas parce qu’…
B. M. : Qu’est ce que vous voulez dire ?
W. K. B. : Eh bien, Geithner a été l’un des principaux régulateurs de notre pays pendant tout le scandale des subprimes. Il n’a entrepris aucune action efficace. Il n’a donné aucun avertissement. Il n’a rien fait suite à la mise en garde du FBI sur l’épidémie de fraude. Tous ces trucs se sont déroulés sous son mandat. Donc, sa formule sur les actifs legacy13… Et bien, c’est un régulateur legacy raté.
B. M. : Mais il nie avoir été un régulateur. Laissez moi vous montrer une partie de son témoignage devant le Congrès. Regardez ça :
Ici s’insère une brève vidéo de Timothy Geithner déclarant : « Je n’ai jamais été un régulateur, pour le meilleur ou pour le pire. Et je pense que vous avez raison de dire que nous devons être très sceptiques sur le fait que réguler puisse résoudre tous ces problèmes. Nous avons des pans de notre système qui sont écrasés par la réglementation. »
B. M. : « Écrasés par la régulation » ! Ce n’était pas l’absence de régulation le problème ; selon lui, c’est advenu malgré la présence d’une réglementation. D’énormes risques se sont développés.
W. K. B. : Et bien, il a peut-être raison sur le fait qu’il n’a jamais régulé. Mais c’était son boulot. C’était son ordre de mission.
B. M. : En tant que ?
W. K. B. : En tant que président de la Banque de réserve Fédérale de New-York, qui est responsable de la régulation des plus grandes banques aux États-Unis. Et il a totalement tort sur le fait que nous ayons eu trop de réglementations dans certains de ces secteurs. Je veux dire, il ne donne pas de détails, comme on peut le constater. Mais c’est complètement insensé…
B. M. : Comment en arrive t-on là ? Pourquoi est-ce que ça arrive ?
W. K. B. : Jusqu’à ce que vous obteniez des faits, il est plus difficile de faire exploser la vérité. Et bien sûr, toute leur stratégie consiste à tenir les personnes éloignées des faits.
B. M. : Quels faits ?
W. K. B. : Les faits sur la mauvaise situation des banques. Tant que je garde le vieux président qui a engendré les problèmes, va-t-il se démener pour rechercher les problèmes ? Pour dénicher les fraudes ?
B. M. : Vous…
W. K. B. : Va t-il retirer les bonus des gens ?
B. M. : Vous entendre dire ça est inhabituel, car vous avez soutenu Barack Obama durant sa campagne. Mais vous semblez maintenant désillusionné…
W. K. B. : Pour ce qui est du domaine financier, c’est sûr que je le suis. Je pense que les politiques sont substantiellement mauvaises. Qu’elles n’ont aucune intégrité. Et qu’elles enfreignent la règle judiciaire. C’est exactement ce que le secrétaire Paulson a fait, enfreindre la loi. Après la crise S & L, une loi - nommée la Loi d’action corrective rapide - avait été promulguée, qui requérait de fermer des institutions [NdT : ainsi mises en cause]. Mais ils refusent d’obéir à la loi.
B. M. : En d’autres termes, il aurait été possible de fermer ces banques sans les nationaliser ?
W. K. B. : Oui, en faisant un règlement judiciaire14 – Ronald Reagan en a fait. Personne n’appelle ça une nationalisation.
B. M. : Et c’est une loi ?
W. K. B. : C’est la loi.
B. M. : Paulson aurait donc pu le faire ? Geithner le peut ?
W. K. B. : « Pouvoir » n’est pas le bon terme. C’est « être mandaté »…
B. M. : Par la loi ?
W. K. B. : Par la loi.
B. M. : Cette loi dont vous parlez ?
W. K. B. : Oui.
B. M. : Quelle raison avancent-ils pour ne pas le faire ?
W. K. B. : Ils n’en donnent pas. Et personne ne les interpelle à ce sujet.
B. M. : Et bien, que fait le Congrès ? Que fait la presse ?
W. K. B. : Où est l’investigation Pecora ?
B. M. : La quoi ?
W. K. B. : L’investigation Pecora. Lors de la Grande dépression, nous avons dit : « Hé, on doit connaître les faits. Savoir ce qui a causé ce désastre, afin que nous puissions prendre des mesures. Comme voter la loi Glass-Steagall, qui préviendra de futurs désastres. » Où est notre enquête ?
Qu’est-ce qu’il se passerait si, après un accident d’avion, nous disions : « Oh, nous ne voulons pas regarder vers le passé. Nous voulons être tourné vers l’avenir. Beaucoup l’auraient fait, vous savez, mais nous ne voulons pas distribuer des punitions. Non ! Nous menons une enquête non partisane qualifiée. Nous dépensons beaucoup d’argent pour cela, nous avons des gens très intelligents mobilisés sur le sujet. Et nous trouvons, du mieux que nous le pouvons, la cause de chaque accident d’avion important aux États-Unis. Et grâce à ça, l’aviation a un bilan sécuritaire extraordinairement bon. »
Nous devrions suivre les mêmes politiques dans la sphère financière. Nous devons trouver ce qui a causé les désastres ou nous continuerons à les revivre. Et là, nous avons connu une double tragédie. Ce n’est pas juste notre échec à apprendre des erreurs du passé. Nous ne réussissons pas non plus à apprendre des succès du passé.
B. M. : Qu’est-ce que vous voulez dire ?
W. K. B. : Lors de la débâcle S & L, nous avons développé d’excellents moyens pour gérer les fraudes et les institutions défaillantes. Et pendant les quinze ans qui ont suivi, quel que soit le parti au pouvoir, le secrétaire au Trésor des États-Unis s’envolait vers Tokyo et disait aux Japonais, plongés dans ce qu’on appelle « la décennie perdue » : « Vous devriez faire comme nous l’avons fait pendant la crise S & L, car cela a vraiment bien fonctionné. Au lieu de ça, vous couvrez les pertes des banques au nom de votre besoin de confiance. Vous mentez aux gens pour créer de la confiance. Et ça ne marche pas. Vous allez déclencher une récession sans fin. » (…)
Aujourd’hui nous sommes dans le pétrin, et que faisons nous ? Nous adoptons l’approche japonaise, c’est-à-dire mentir sur les actifs. Et vous savez quoi ? Cela marche tout aussi bien qu’au Japon…
B. M. : Êtes vous en train de dire que Timothy Geithner, le secrétaire au Trésor, ainsi que d’autres membres du gouvernement et des dirigeants de banques sont engagés dans une opération de dissimulation afin de nous empêcher d’apprendre ce qui a mal tourné ?
W. K. B. : Absolument.
B. M. : Vous le dites.
W. K. B. : Absolument. Car ils sont effrayés comme jamais. Ok ? Ils sont effrayés par la perspective d’un effondrement. Ils ont peur que s’ils admettent la vérité, beaucoup des principales banques du pays soient déclarées insolvables. Ils pensent que les Américains sont une bande de trouillards et craignent que nous nous mettions à courir vers les sorties en hurlant. Et que nous ne comptions pas sur les garanties de dépôts. A propos, si vous comptez dessus, c’est de la folie. Compris ? Bon, ça peut être pire que ça. Vous pouvez [leur] imputer des motifs plus cyniques. Mais je pense qu’en fait ils sont juste sincèrement paniqués parce qu’ils croient qu’ils ne peuvent pas laisser les grosses banques s’effondrer. Ce qui est faux.
B. M. : Mais que risque t-il d’arriver s’ils nous dissimulent effectivement le véritable état de santé des banques ?
W. K. B. : Le même chose qu’au Japon : les banques resteront très faibles ou le Trésor sera obligé de les renflouer, de façon croissante et absurde, avec l’argent du contribuable. Nous avons vu à quel point en était AIG. Et rappelez vous qu’ils dissimulent des secrets à tout le monde.
B. M. : AIG l’a fait ?
W. K. B. : Non, le Trésor et les deux gouvernements l’ont fait. Celui de Bush et celui d’Obama, qui ont gardé secret ce qui se passait avec AIG. AIG était utilisé secrètement pour sauver des banques favorisées comme UBS et Goldmann Sachs. [Cette dernière] est l’ancienne société du secrétaire Paulson, il en était le président. Elle a reçu la plus grosse somme d’argent, 12.9 milliards [de dollars]. Et ils ne voulaient pas que nous le sachions.
Il y a juste eu une pression parlementaire sur AIG, pas sur Geithner. Et le Congrès a dit : « On ne vous donnera pas un centime de plus tant que nous ne savons pas qui a reçu l’argent. » Vous savez, lorsque qu’il était secrétaire au Trésor, Paulson a créé un groupe de recommandation chargé de décider ce qu’il fallait faire avec AIG. Et il y a placé Goldmann Sachs.
B. M. : Bien que Goldman Sachs y ait investi une grosse somme…
W. K. B. : Une participation énorme ! Et bien que Paulson ait été président de Goldmann Sachs juste avant sa prise de fonction au Trésor…
Dans la plupart des étapes de l’histoire américaine, cela aurait soulevé un tel scandale que Paulson n’aurait plus été autorisé à s’investir dans le cours de la société.
B. M. : Ouais, comme un conflit d’intérêts…
W. K. B. : Un énorme conflit d’intérêts !
B. M. : Comment s’en est-il sorti ?
W. K. B. : Je ne sais pas si nous avons perdu notre capacité d’indignation. Ou bien si la dissimulation a été si efficace que les gens n’ont simplement pas assez connaissance des faits pour y réagir.
B. M. : Qui pourrait rendre publics ces faits ?
W. K. B. : Nous avons besoin d’un vice-président ou d’une vice-présidente…
B. M. : Au Congrès.
W. K. B. : Oui, au Congrès, afin de mener les auditions nécessaires. Et on peut y arriver. Mais si vous laissez les mauvais présidents en place, l’important n’est pas uniquement qu’ils soient des hommes d’affaires épouvantables - bien qu’ils le soient. Ni qu’ils manquent d’intégrité - bien qu’ils en manquent puisqu’ils étaient engagés dans ces fraudes. L’important, c’est qu’ils ne révéleront pas la vérité à propos des actifs.
B. M. : Et nous devons la connaître, afin de savoir… ?
W. K. B. : Afin de tout savoir ! Qui a commis les fraudes ? Quels bonus nous devrions récupérer ? Quelle est la valeur des actifs ? À combien ils devraient être vendus ? La banque est-elle insolvable ? Vous devez connaître les faits pour adopter des décisions intelligentes. Mais ils laissent délibérément en place les individus qui ont causé le problème, parce qu’ils ne veulent pas des faits. Et ce n’est pas nouveau. Pendant toute la durée de la crise S & L, la priorité centrale du gouvernement Reagan était de cacher les pertes.
B. M. : Vous êtes donc en train de nous dire que des gens au pouvoir - politique et financier - agissent de concert lorsque ça chauffe pour leurs fesses ?
W. K. B. : C’est ça ! Et c’est particulièrement patent lors d’une crise, car les banquiers disent à ce moment-là : « Vous devez garder l’information éloignée du public ou tout s’effondrera. S’ils comprennent à quel point c’est mauvais, ils se retireront tous. »
B. M. : Cette semaine à New York, lors de la conférence [évoquée au début], vous avez décrit ceci comme davantage qu’une crise financière : vous avez appelé ça une crise morale.
W. K. B. : Oui.
B. M. : Pourquoi ?
W. K. B. : Car c’est un manque fondamental d’intégrité. Un économiste - aussi nommé par le Président comme régulateur dans le secteur des banques d’épargne logement (S & L), ici même à New York -, Larry White, a écrit un livre sur la crise S & L. Et il explique que l’une des questions les plus intéressantes est de savoir pourquoi si peu de gens ont participé à la fraude. Pourquoi seulement 10 % des présidents de banque ont participé à la fraude ? Parce que 90 % d’entre eux étaient retenus par l’éthique et l’intégrité.
Bien plus que le la loi ou des agents du FBI, donc, c’est notre intégrité qui empêche souvent les plus grand abus. Et ce que nous pouvons constater dans cette crise, contrairement à la crise S & L, c’est que les plus hautes institutions des États-Unis participent ou facilitent la fraude.
B. M. : Vous dites que cette blessure a été infligée au mode de vie américain. La perte de revenus des travailleurs (…) vient de la mauvaise conduite d’un nombre relativement limité de riches bien armés [NdT : dans le sens du pouvoir financier] et bien sapés ?
W. K. B. : Exact.
B. M. : C’était juste une poignée de gens…
W. K. B. : Et leur idéologie, qui a balayé la régulation. Cette dernière induit que les tricheurs ne prospèrent pas ; au lieu d’être mauvais pour le capitalisme, cela le sauve.
Ce que nous voulons, c’est la « prospérité des pourvoyeurs honnêtes ». Et vous avez besoin de régulation et du maintien de l’ordre pour en être capable. La tragédie de cette crise est qu’elle n’avait pas du tout besoin de se dérouler.
B. M. : Lorsque vous vous levez en pleine nuit, en pensant au boulot, que pensez-vous de tout ça ? Qu’est-ce que vous vous dites ?
W. K. B. : Il y a un dicton qui me réconforte. Il vient en fait des Hollandais qui se battaient pour l’indépendance dans une guerre impossible contre ce qui était alors la plus puissante nation au monde, l’Espagne. Leur devise était : « Il n’est pas nécessaire d’avoir de l’espoir pour persévérer. »
Pour avancer, nous devons nous débarrasser des gens qui ont causé et qui causent ces problèmes. C’est assez simple à réaliser en fait. Pourquoi garderions-nous les chefs d’entreprise, les comptables et autres cadres dirigeants qui ont causé ce problème ? C’est complètement dingue. Et c’est notre système actuel.
Il faut arrêter ce système, donc. Arrêter de cacher les pertes au lieu d’essayer de les trouver. Nous avons besoin d’une information de qualité pour prendre les bonnes décisions, non ? Pour suivre ce qui marche plutôt que ce qui échoue. Pour commencer à nommer des personnes avec un passé de réussite plutôt que celles avec un passé d’échecs. (…) Il y a beaucoup de choses que nous pouvons faire. Même aujourd’hui, aussi tard que ce soit. Même s’ils ont très mal débuté au gouvernement. Ils peuvent changer, et en quelques semaines.
À propos… Les meilleurs régulateurs payent leurs taxes. Vous pouvez donc leur faire passer la procédure d’approbation15 bien plus rapidement.
B. M. : William Black, merci d’avoir été à mes côtés pendant ce journal.
W. K. B. : Merci beaucoup.
2 Hormis quelques très courts passages.
Par ailleurs, toutes les notes sont du traducteur.
3 The Best Way to Rob a Bank is to Own One, 2005.
4 Il s’agit de l’utilisation de dettes pour financer un investissement afin de réaliser un plus grand profit avec le retour sur investissement que le coût des intérêts de la dette.
5 Soit le regroupement de différents actifs.
6 L’expression utilisée en anglais est « chat en poche ».
7 James Gilleran, mis à la tête de l’Office of Thrift Supervision (bureau de surveillance des caisses) par Bush Senior, paradant en conférence de presse muni d’une tronçonneuse et du registre fédéral pour montrer que son objectif était de mettre fin à toute régulation.
8 C’est-à-dire les Républicains et les Démocrates.
9 AIG (American International Group), assureur américain, a perdu plus environ 100 milliards de dollars en 2008 avant d’être renfloué par le Trésor américain et la Réserve fédérale.
10 Ces cinq milliards lui ont été reversés par AIG. L’assureur américain a en effet redistribué une partie des sommes perçues pour le renflouer, et cela au titre de dédommagements. La banque d’affaires américaine Goldman Sachs a ainsi reçu 12,9 milliards de dollars, la banque française Société Générale 11,9 milliards et la banque allemande Deutsche Bank 11,8 milliards.
11 Il est établi qu’UBS a volontairement encouragé l’évasion fiscale de certains de ses clients américains, les aidant à dissimuler l’existence de comptes bancaires.
12 Timothy Geithner est, depuis le 26 janvier 2009, secrétaire au Trésor des États-Unis au sein de l’administration Obama. Il était auparavant le 9e président de la Federal Reserve Bank de New York et, à ce titre, a participé à l’élaboration du plan Paulson, mis en place à compter de septembre 2008 pour faire face à la crise des subprimes.
13 Il s’agit d’actifs depuis si longtemps dans une entreprise qu’ils ont baissé de valeur au point de coûter de l’argent.
14 Ce qui revient à être placé sous administration judiciaire
15 Pour travailler au sein du gouvernement.