lundi 11 octobre 2010
Entretiens
posté à 23h55, par
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Leur visage reste inconnu alors que leurs livres sont des best-sellers : pas question pour eux de tremper le moindre orteil dans la mare médiatique. C’est que les quatre écrivains italiens composant Wu Ming – collectif d’auteur fondé en 2000 à la suite du grandiose projet Luther Blissett – ne dissocient pas narration et politique, récit et engagement. Sous les mots, le pavé. Entretien.
Funambules. Des voix qui se mêlent pour construire un roman ou un texte militant, se répondent, complètent et approfondissent le propos sans jamais déborder, attentives les unes aux autres. Comme un orchestre de jazz parfaitement configuré. Quand soliste il y a1, il ne tire pas la couverture à lui, reste dans une approche collective. Egos évacués. Logique : en chinois, « Wu Ming » signifie « personne », ou « sans nom »2, et les quatre écrivains italiens composant le collectif s’accrochent mordicus à cette définition, refusant de jouer le jeu des médias et de mettre un visage (photographique ou vidéo) sur leurs identités d’écrivains (à succès).
Des esprits chagrins ont moqué la chose, n’y voyant qu’une simple question de posture, une démarche roublarde pour faire parler de. Fausse route. Si les Wu Ming refusent d’endosser les oripeaux médiatiques de l’écrivain made in 21e siècle, c’est que la question du visage public de l’écrivain, de sa représentation codifiée, est au cœur de leur travail. Position de principe qui n’a rien d’une mise en scène3. Qu’ils signent un roman à plusieurs mains (comme le magnifique Manituana4, dont Article11 parlait ici) ou s’aventurent en terres solistes (New Thing de Wu Ming 1, et Guerre aux humains de Wu Ming 25), les quatre fers de lance de Wu Ming ne s’éloignent pas de leur mantra originel : guerre au Spectacle et à la marchandisation de la culture. De là découle leur attachement au principe du copyleft (tous leurs romans sont téléchargeables gratuitement) et leur refus de toute compromission d’ordre médiatique. Pour seuls interlocuteurs : les lecteurs. Surtout pas les machines à communiquer et brasser du vide. Suite logique du très corrosif projet Luther Blisset (collectif tentaculaire de détournement médiatique, actif de 1994 à 1999, dans lequel les cinq fondateurs de Wu Ming étaient très impliqués6), Wu Ming n’entend pas lâcher la piraterie de sitôt.
Contactés par mail, Roberto Bui (Wu Ming 1) et Giovanni Cattabriga (Wu Ming 2) ont accepté de répondre à quelques questions. Comme leur temps est compté et que l’entretien par courriel a parfois ses limites, les questions se focalisent sur le pan politique (au sens large) de leur travail, en délaissant certains aspects (notamment les questions purement littéraires ou leur travail sur le mythe). Pour compléter le propos, les intéressés se rueront sur leurs livres (dont Manituana, déjà cité, et l’œil de Carafa (au Seuil), publié en 1999 sous le nom d’auteur Luther Blisset), ainsi que sur leur gargantuesque site : la Wu Ming Foundation.
Wu Ming a été précédé de Luther Blissett, qui pratiquait une forme de « guerilla communication ». Comment fonctionnait le projet ?
Luther Blissett était un “nom collectif” que n’importe qui pouvait utiliser pour signer une œuvre, un projet, une performance, un essai, une radio, etc. Le but était de créer d’en bas un « mythe de lutte », une sorte de Robin des Bois sans visage connu de tous. Pour cette raison, les origines du projet ont toujours été entourées de mystère : il existe de nombreuses légendes à ce sujet et personne n’a jamais pris la peine de les nier.
Parcourir la liste des canulars initiés par Luther Blisset laisse le sentiment que vous manipuliez les médias à votre guise. C’est si facile ?
Les canulars de Luther Blissett ont été initiés à un moment où Internet en était encore à ses balbutiements en Italie, et lancés pour la plupart avec très peu de moyens technologiques : lettres envoyées aux journaux par la poste ou par télécopieur, prospectus et affiches collés sur les murs de la ville, cassettes VHS, rumeurs, théâtre de rue, etc. Nous nous sommes rendus compte - avec étonnement - qu’il était vraiment facile de pénétrer la citadelle des médias pour inventer la “une” du lendemain. Aujourd’hui, ça peut sembler banal, mais à l’époque il s’agissait d’une découverte.
Est-ce que les détournements et les canulars ne nourrissent pas à leur tour la machine médiatique ?
Dans notre stratégie, les canulars avaient une fonction homéopathique : traiter les symptômes de la maladie par la stimulation de ces mêmes symptômes avec de petites doses de venin. Nous ne voulions pas démontrer que le système des médias produit des mensonges - tout le monde le sait déjà. Nous voulions faire imploser de petites zones de ce système. Par exemple, nous avons utilisé la fausse conspiration satanique [Cf. note 6.] pour combattre le lynchage monté par les journalistes, les carabinieri et les magistrats contre le leader d’une secte satanique accusé de pédophilie, d’assassinat et d’autres atrocités. Le canular a été utilisé pour modifier le climat de chasse aux sorcières. Si Luther Blissett a induit en erreur les journalistes en inventant un culte satanique erroné, alors quelle est la part de vérité dans le traitement médiatique du satanisme ? Deux ans plus tard, les accusés de ce procès ont tous été acquittés et indemnisés par le tribunal.
« [...] Traiter les symptômes de la maladie par la stimulation de ces mêmes symptômes avec de petites doses de venin. »
Vous êtes très critiques avec la théorie situationniste du spectacle et sa descendance. Wu Ming déclarait7 que Debord ou Baudrillard « n’ont cessé de nous dire que rien ne pouvait véritablement être changé. Nous disons, au contraire, que tout est possible ». De quoi tirez-vous cet optimisme ?
Les idées apocalyptiques sont souvent une bonne excuse pour ne rien faire, leur message pouvant se résumer à ceci : tout est perdu et le Spectacle-Capital va toujours rattraper les inventions de l’intelligence collective. Nous pensons au contraire que notre travail consiste à proposer le récit de narrations alternatives, pour montrer la possibilité de l’impossible et poser des questions sur l’avenir à travers le filtre de l’allégorie. Ce n’est pas une question d’optimisme : c’est l’éthique de notre métier.
Votre combat - celui de la reconquête d’un imaginaire confisqué - paraît perdu d’avance, dans l’Italie berlusconienne comme ailleurs.
Il faut avancer étape par étape. Peut-être qu’on ne peut pas gagner tout l’imaginaire, mais on peut certainement en libérer certaines zones. Si le pouvoir impose son récit, nous devons rétorquer avec mille histoires alternatives, parier sur la complexité du monde. La bataille pour l’imaginaire n’est pas seulement une histoire de puissance de feu, type « ils ont les canons, alors nous perdons ». Notre combat est plus proche d’une guerre chimique et bactériologique. De très petites histoires infectées peuvent être plus efficaces qu’un grand coup de mortier.
« La bataille pour l’imaginaire n’est pas seulement une histoire de puissance de feu. »
Depuis le début, vos romans – individuels comme collectifs – se veulent politiques, mais leur action ne se situe jamais dans un présent immédiat. Pourquoi ?
En fait, si : certains romans et nouvelles de Wu Ming se déroulent dans le contemporain. Mais de ce nombre, seul Guerre aux humains a été traduit en français.
Dans tous les cas, nous pensons que la reconstitution historique nous donne la bonne distance perspective pour dessiner une carte que tout le monde peut superposer au contemporain, selon son intuition. Non tant en raison d’une "clé de lecture », mais plutôt pour l’analogie constante de mécanismes sociaux, économiques, politiques et de relations entre les hommes.
Le refus de sacraliser l’auteur, de privilégier l’anonymat, est au cœur de votre travail avec Wu Ming. Un écrivain doit toujours rester sans visage, comme Traven ou Salinger ?
Notre anonymat est très différent de celui de Salinger. Nous sommes opaques pour les médias, transparents pour les lecteurs. La télé et les journaux sont utilisés pour communiquer des faits et des opinions, c’est à dire, en fin de compte, des mensonges. Pour trouver quelques vérités il faut les éviter et essayer de se rencontrer. C’est pourquoi les rencontres avec les lecteur constituent un aspect fondamental de notre travail. Nous participons au moins à une centaine de ces “réunions” par an, en Italie, en Europe et au-delà. De même, nous refusons de paraître en photo ou en vidéo. Quand quelqu’un me reconnaît dans la rue et me dit « tu fais partie de Wu Ming », ça signifie qu’il a participé à une de nos rencontres, qu’il a pris la peine de construire une relation avec nous.
« Nous sommes opaques pour les médias, transparents pour les lecteurs. »
Pour vous, la propriété intellectuelle, c’est le vol ?
Oui, ce sont les enclosures du 20e et 21e siècle. L’intelligence collective ne doit pas être clôturée. Raconter des histoires est un métier utile à la communauté, tout comme l’est celui du balayeur : il nettoie la rue, mais elle ne lui appartient pas. C’est vrai aussi pour un romancier. Pour citer Alain Badiou : « Les sujets d’une vérité artistique sont les œuvres qui la composent ». L’artiste entre dans la composition de ces œuvres mais on ne peut pas les réduire à « lui ». Voilà pourquoi nos livres peuvent être téléchargés gratuitement, tandis que les bouquins doivent être achetés (ou volés) dans une librairie. C’est notre stratégie pour concilier le droit de l’auteur de recevoir une récompense pour son travail et le droit des usagers d’avoir accès sans restriction à leur culture.
Vos livres sont aussi des best-sellers en librairie. Vous prouvez ainsi que les discours habituellement tenus sur le copyleft et le téléchargement sont stupides...
Notre pratique donne un exemple “scientifique”, quantifiable et statistique de ce que nous affirmons sur le plan théorique. À savoir : moins ils y a d’entraves à la circulation de la culture, plus grands sont les avantages pour tout le monde - éditeurs, auteurs, utilisateurs.
Onze ans après sa sortie, notre premier roman, Q (L’oeil de Carafa), continue à se vendre à 15 000 exemplaires par an. Et ce dans un pays comme l’Italie, où la plupart des livres imprimés ne dépasse pas 2 000 exemplaires. Dans l’intervalle, ce même roman a été téléchargé des dizaines de milliers de fois. Cela signifie que les deux pratiques - la vente de livres et la gratuité des contenus - ne sont pas incompatibles. Et que chacun des téléchargements de nos romans ne doit pas être compté comme un exemplaire qu’on ne vend pas. Au contraire, ce téléchargement se traduira peut-être, grâce aux conseils, cadeaux, bouche à oreille, etc., par la vente de quelques exemplaires.
2 Selon la manière dont on prononce la première syllabe, « Wu Ming » peut également signifier « cinq personnes ». Ce qui était parfaitement adapté jusqu’en 2008, quand le quintet est devenu quartet.
3 « Nous ne ne sommes pas anonymes. Nos noms ne sont pas secrets. Nous utilisons cependant cinq noms de plume composés du nom du groupe plus un numéro, suivant l’ordre alphabétique de nos noms de famille. »
Trois livres joliment traduits par l’ami Serge Quadruppani, passeur émérite de littérature explosive made in Péninsule. A lire, « Mon nom est personne », article très complet qu’il a consacré à Wu Ming.
6 Long résumé pour ceux que la question intéresse, placé ici pour ne pas encombrer l’entretien :
Tout a commencé à Bologne, vers 1994. C’est là qu’est né le projet Luther Blisset (du nom du premier joueur de football noir à avoir jamais joué en Italie - cible toute trouvée des crânes rasés et joueur à la maladresse légendaire.), entreprise de déstabilisation médiatique aux canulars légendaires. Agiles coups de pied dans la fourmilière du Spectacle, les actions de Luther Blissett brillaient autant par leur créativité que par leur efficacité, les médias tombant fréquemment dans le panneau de cette « guerilla communication » acérée. Deux exemples, piochés sur le site de la Wu Ming foundation (ici) et copiés-collés :
× « Le canular le plus complexe et le plus élaboré de Luther Blissett a lieu dans le Latium en 1997, grâce à l’œuvre de plusieurs dizaines de personnes. L’affaire dure un an et touche le thème de la panique morale liée aux messes noires et au satanisme. Des adorateurs du Démon et des « chasseurs de sorcières » chrétiens font leur apparition dans les bois attenants à la commune de Viterbe : ils y laissent des traces (physiques, audiovisuelles et « littéraires ») de leurs altercations .... Les médias locaux et nationaux gobent tout sans vérifier aucune des informations ... et le summum est atteint quand une bande vidéo - plus que bâclée - d’un rite satanique est retransmise par Studio aperto sur Italia 1, ceci jusqu’à ce que Luther Blissett finisse par revendiquer le tout, preuves à l’appui. »
× « 1998-99. Darko Maver est un sculpteur et un performeur serbe très controversé. Ses œuvres sont des mannequins grandeur nature qui reproduisent les traits de cadavres torturés, mutilés et couverts de sang. Son art est soumis à la censure du régime, et l’artiste se retrouve à un moment donné emprisonné pour « conduite anti-sociale ». En Italie, des images des œuvres de Maver sont exposées à Bologne et à Rome. Un appel à la solidarité envers l’artiste est publié sur de prestigieuses revues d’art sur papier glacé. Certains critiques d’arts de renom affirment même connaître l’artiste en personne. Quand « Darko Maver » meurt dans sa cellule pendant un bombardement de l’OTAN, une photo de son corps est publiée sur le web. A un détail près : cet homme n’est en aucun cas « Darko », puisqu’il (le créateur des œuvres) s’agit en réalité d’un membre sicilien du projet Luther Blissett. La revendication arrive aux médias quelques semaines après le Seppuku de Blissett. Les « œuvres » de Maver étaient des photographies de cadavres authentiques, trouvées sur rotten.com. »
Difficile de lister l’ensemble des canulars de Luther Blisset tant le collectif se montra prolifique et ambitieux en la matière. Pendant cinq ans, jusqu’à son auto-destruction en 1999, Luther Blissett, réseau complexe et réjouissant, se diffuse dans toute l’Europe, débordant largement le cadre des frontières italiennes. De nombreux artistes et/ou activistes, séduits par l’idée, décident de se rebaptiser Luther Blissett. L’idée : s’opposer aux frontières instituées de l’identité, se réinventer soi-même à travers une participation communautaire maitrisée et remettre en questions les implicites d’une culture globalisée et marchandisée.
C’est sur les cendres de Luther Blisset que Wu Ming est fondé en 2000.
7 Dans Multitudes en 2006.