mardi 23 mars 2010
Inactualités
posté à 15h48, par
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Notre chroniqueur, gagné par une légère nausée face aux tempêtes dans le verre d’eau croupie du polar français, est allé prendre l’air et goûter l’agneau au four dans une bergerie calabraise. Ça ne l’empêche pas de causer bouquins évoquant Londres juste après la 1re Guerre mondiale, de la Catalogne juste après la 2e, et des centrales atomiques juste avant la prochaine.
Sur les monts calabrais, d’où j’ai participé à la résistance massive (quoique différemment motivée, mais les sociologues de comptoir vont sûrement nous expliquer ça) au crétinisme électoral qui a balayé la France avant de déferler sur la péninsule, on a du temps pour des activités autrement sérieuses, et dont les répercussions sur l’avenir de l’humanité sont autrement importantes, comme par exemple, lire.
Paru en 1984, dans sa langue anglaise originale, Le chant de la mer de Norman Lewis (éd. Phébus, 1995), tout à fait hors de l’actualité éditoriale, se trouve donc en parfait accord avec le titre et l’esprit de ce site. Alors même qu’il parle du destin de villages de la côte catalane à la fin des années 40, ce livre entre étrangement en résonance avec le sort des populations calabraises d’aujourd’hui que diverses opérations étatiques et mafieuses ont, depuis cinquante ans, chassées de montagnes incontrôlables vers un bord de mer encadré par des projets de développement touristique. Comme Kapuściński, l’auteur de Ebène, (Pocket) ou Nicolas Bouvier (L’usage du Monde), Lewis était de cette espèce d’écrivains-voyageurs qui pratiquaient en expert l’art de se fondre dans le paysage pour en restituer la quintessence longtemps après dans des œuvres écrites : regards, parfums, rapports sociaux, violences symboliques et physiques, grandeurs et petitesses, étrangeté extrême et familiarité troublante. Activité très éloignée du Grand Tour par lequel la jeunesse anglaise (puis française, voir Flaubert ou Maupassant) fortunée de la fin du XIXe, avant de reprendre les affaires, allait choper la chaude-pisse et le syndrome de Stendhal dans les bordels et les musées de la méditerranée. Dans sa forme dégradée, ce rite d’initiation de la bourgeoisie cultivée a produit cette variante de l’industrie de la distraction dont les clients vous disent avoir « fait » Florence, Rome et Naples en une semaine. Les lecteurs de ce site ont sûrement découvert par eux-mêmes que le tourisme est le contraire du voyage.
Norman Lewis a une riche bio-bibliographie que je vous invite à découvrir dans sa notice Wikipédia en anglais. Parmi ses activités d’auteur (récits du bombardement de Naples en 1944, de la guerre coloniale française en Indochine, description des cultures d’Inde et d’Indonésie, dénonciation du génocide culturel des indios d’Amérique Latine), il en est une qui m’est particulièrement chère, c’est l’attaque contre le rôle infect des évangélistes américains destructeurs de cultures indigènes et importateurs de l’idéologie yankee de la richesse comme signe d’élection divine. Je les ai vus au travail en Haïti et sur les hauts plateaux vietnamiens, et je rêve du jour où les indigènes de tous les pays ressusciteront rien que pour eux la caricature du missionnaire mis à bouillir dans la grande marmite.
Dans le livre de Lewis, il y a le village des chiens, dans la montagne, où l’on vit de la récolte du liège, et celui des chats, où l’on vit de la mer à travers un réseau serré de rites et de tabous prohibant tel poisson ou la présence de cuir à bord des bateaux (on n’hésite pas à jeter par-dessus bord les contrevenants). Au pueblo de los gatos, Farol, les pêcheurs se livrent le soir dans l’unique débit de boisson, à des commentaires en vers libres sur les événements de la journée. « Au cours de ces séances », raconte Lewis, « ils rejetaient le catalan, leur langue de tous les jours, au profit du castillan, dont ils jugeaient les rythmes mieux adaptés au dire poétique. Les hommes de Farol thésaurisaient les mots comme leurs enfants les galets colorés de la plage. Leur aptitude à versifier semblait spontanée. Quand l’un d’eux avait parlé, un autre profitait de la pause pour glisser sur le tapis un vers de sa façon, puis attendait les hochements de tête et les grognements d’approbation avant de poursuivre (…) Il était défendu de prêter l’oreille à ces séances, impensable d’être vu en train de prendre des notes et, à l’approche de quelqu’un comme moi, étranger au cercle des bardes, le noble flot du castillan s’interrompait, cédant la place aux âpres syncopes du catalan. »
On laissera le lecteur découvrir et goûter les étranges richesses de ces lieux qui portaient « haut le flambeau de la démocratie », grâce à « une pauvreté discrète partagée par tous ». Après avoir vécu avec ces gens, connu la simplicité de leurs fêtes, la profondeur de leur sens communautaire qui prend la forme de coutumes où l’absurdité et l’allégresse se mêlent inextricablement, on est, dans une deuxième partie, plongé dans l’inexorable transformation du territoire grâce aux efforts d’un mafieux qui va le faire accéder à la modernité touristique. La tragédie qui se déroule là n’a pas fini de s’accomplir, 60 ans plus tard, sur tout le pourtour de la méditerranée.
Je voulais vous parler aussi d’Hédi Kaddour (Pierres qui montent et Savoir Vivre, Gallimard) et d’ Elisabeth Filhol (La Centrale, P.O.L.). Mais ce sont de livres parus depuis peu, nous aurons donc tout le temps d’en parler plus tard, quand ils seront moins d’actualité. En attendant que mon sac à dos soit refait par mon compagnon de marche qui le trouve vraiment trop mal arrangé, je vous dirai juste que, du premier auteur, je vous invite surtout à lire le deuxième titre, et à ne pas vous laisser décourager par un début lent et les amours assez chiantes d’une cantatrice à Londres dans l’immédiate après-Première Guerre mondiale, parce que la suite, quand intervient la vie d’un ancien héros des tranchées et d’une femme aspirant à la liberté, nous introduit avec un talent rare dans la condition féminine de cette période (avec en prime un coup de théâtre vraiment superbe).
Quant à La Centrale je vous dirai juste, le temps qu’on remplisse les gourdes d’un vin à 14° (l’eau, il y en a en abondance partout où l’on va grimper), qu’il s’agit d’une vraie œuvre littéraire avec une dimension documentaire impressionnante, qui vous fera découvrir la vie de ces travailleurs précaires et nomades qui nettoient périodiquement les centrales atomiques et vivent leur vie comme un défi, s’exposant au risque de la contamination (bien supérieur à celui des ouvriers fixes des centrales) pour plus de fric et de mobilité – donc l’impression de plus de liberté, ou comment l’exploitation la plus féroce joue sur des ressorts positifs… Bon, je vous laisse, il est temps de monter vers là où l’œil droit verra la mer ionienne et le gauche l’Adriatique.