jeudi 2 juillet 2009
Le Cri du Gonze
posté à 15h25, par
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Il y a un mois, au fin fond de l’Amazonie péruvienne, des communautés indiennes se révoltaient contre l’exploitation de leurs terres par des entreprises privées et contre la politique du gouvernement d’Alan Garcia sur la question. Après de violents affrontements, le gouvernement a - un peu - reculé. Tout sauf anodin dans un continent en pleine mutation.
Enfer et damnation ! Il y a des articles que l’on commence et puis qu’on laisse traîner dans les entrailles d’un disque dur déjà surchargé. Et puis, un jour, on tombe dessus et on se dit que c’est dommage mais trop tard. Pour celui-ci, la date de péremption ne me semblait pas dépassée et je me suis contenté de le réactualiser un peu ; je vous laisse seuls juges de la pertinence de la manoeuvre…
Il y a un mois environ, des échos de lutte sanglante nous provenaient du fin fond de l’Amazonie, du Pérou plus précisément. Par bribes. A lire les rares infos disponibles, on avait du mal à se figurer ce qui s’y passait exactement. Quelques tribus indiennes s’étaient révoltées contre l’avancée toujours plus marquée d’entreprises privées (parrainées par le gouvernement), souvent étrangères, dans leurs territoires ancestraux1. Après un massacre aux contours plutôt flous (voir cet article de rue 89 & cet autre du même Rue 89 revenant en images sur l’affrontement), les policiers matraquant avec une ardeur sanglante (on parle de 60 morts chez les indiens, beaucoup moins selon le gouvernement) et les indiens répliquant sans faire dans la dentelle (24 policiers tués dont certains alors qu’ils étaient retenus prisonniers), le gouvernement très réactionnaire d’Alan Garcia2 serait quelque peu revenu sur les concessions accordées aux entreprises étrangères. Voire, champagne !, aurait fait marche arrière sur la question, acceptant d’abroger les deux décrets les plus polémiques et éco-destructeurs.
En temps normal, on n’entend pas vraiment parler de ce genre de mouvements : que voulez-vous, les indiens d’Amazonie n’ont pas le charisme des combattants du Chiapas (aucune cagoule à se mettre sous la dent), et surtout, assez peu de moyens pour faire entendre leurs voix. Cette fois-ci, les événements ont basculé dans la violence, il y a eu des morts et des combats médiatico-croustillants (notamment la mise à mort rituelle de policiers capturés) et ça a généré quelques éclairages de l’actualité. Mais personne n’a semble-t-il cherché à faire entrer dans une perspective élargie la rébellion de ces tribus indiennes du nord-est péruviens. Et pourtant, leur action s’inscrit dans un mouvement d’ordre beaucoup plus global qui a vu depuis une cinquantaine d’années les communautés indiennes de toute l’Amérique du Sud aiguiser leurs revendications, refuser le statu quo raciste d’antan et bousculer une ségrégation qui sévissait depuis très longtemps.
Au commencement était le « Ya Basta ! »
Il y a environ 45 millions d’indiens (sont généralement considérés comme Indiens les personnes s’en revendiquent lors d’un recensement) en Amérique Latine, soit 10% de la population totale. A cela, il faut ajouter un nombre considérable de métis (en poussant les choses, on pourrait d’ailleurs considérer que toute l’Amérique Latine est métis). Jusqu’aux années 1960, les Indiens étaient traités comme des sous hommes dans la majorité des pays du continent. Socialement, ils n’étaient rien. Politiquement, ils n’étaient rien. Et économiquement, ils constituaient une main d’œuvre fort appréciable car quasiment corvéable à merci. Il a fallu un certain temps pour qu’émergent véritablement des mouvements indigènes soudés et cohérents. Yvon Le Bot le rappelle dans son indispensable étude « La Grande révolte indienne3 », le processus a été long, et est loin d’être fini. Et, pour les indiens, le racisme latent a été un ennemi de tous les jours :
Le racisme constitue une fracture majeure au sein des sociétés latino-américaines, en dépit – et souvent à la faveur – du déni qui prédomine. Les mouvements indiens sont précisément des tentatives de soulever cette chape du déni et de sortir du mépris et de l’invisibilité. « Nous étions invisibles et il a fallu que nous nous couvrions le visage pour que l’on nous voie et que l’on nous entende », disent les zapatistes. Ceux qui refusent de reconnaître le racisme ne reconnaissent pas non plus de légitimité aux mouvements qui le combattent.
Le mouvement indien a mis du temps à s’affirmer sur le continent. Il a été essaimé d’épisodes désastreux, voire de génocides. Au Guatemala, dans les années 1970/1980, des dizaines de milliers de personnes furent massacré pour leur appartenance à la race indienne. C’est l’exemple le plus sanglant (certains historiens se battant pour que l’on reconsidère officiellement cette triste période sous le nom de génocide), c’est loin d’être le seul. Mais depuis quelques années, le mouvement indien a largement progressé, a multiplié les avancées, notamment concernant la défense de territoires ancestraux menacés par des intérêts économiques. Ainsi, en Equateur, et pour la première fois, une grande Entreprise pétrolière, Texaco, est la cible de poursuites judiciaires lancées par des communautés amazoniennes l’accusant de vandalisme écologique. Jugement attendu. Un autre exemple positif provient du Brésil ou Lula a signé un décret (récemment entériné par la Cour Suprême) faisant passer une grande partie de l’Amazonie brésilienne (13%) sous l’appellation « Territoire indien », bloquant ainsi l’avancée des chercheurs d’or, entreprises forestières et autres saccageurs de biodiversité.
Et surtout, le triomphe électoral de l’indien Aymara Evo Morales devenu président de Bolivie sur un programme ouvertement « indianiste », a marqué les esprits et focalisé l’attention internationale sur la justesse d’un combat auparavant méprisé (ou, au mieux, ignoré). L’indien n’est plus seulement une icône touristique pour tintinophiles en vadrouille (« Donde esta el templo del sol ? »), on lui reconnaît des droits autres que celui d’être photographié à côté de ses lamas, notamment concernant la préservation de son territoire et de sa culture (les nouvelles constitution de Bolivie et d’Equateur, récemment approuvées par référendum, accordent ainsi une grande place à ces revendications). Attention, ne pas me faire dire ce que je n’ai pas dit : il reste énormément à faire sur la question. A l’exemple de la révolte des Zapatistes du sous-commandant Marcos au Chiapas (lancée le premier janvier 1994) qui a su parfaitement (trop ?) attirer l’attention des médias, le bilan est positif mais les avancées parfois très lentes…
La condition indienne au Pérou : racisme & co
Le Pérou est un cas particulier au sein des mouvements pour les droits des indiens. Alors qu’outre la Bolivie, des nombreuses avancées ont essaimé ces dernières années (citons l’Equateur de Correa, qui a déçu sur la question mais reste plutôt encourageant en la matière, ou le Paraguay de Fernando Lugo, bonne surprise progressiste de la géopolitique du continent) à la faveur des mouvements sociaux et de la progression de la gauche, les communautés indiennes au Pérou restent largement stigmatisées, considérées comme inférieures. Pourtant, elles représentent une portion non négligeable de la population : environ 250 000 répartis en une quarantaine de groupes ethnolinguistiques. Il n’empêche, Yvon le Bot le rappelle, il existe au Pérou « un racisme très prégnant. » :
Le Pérou constitue un cas particulier. Une combinaison de violence et de racisme y a marginalisé et étouffé la renaissance indienne. L’exaltation du passé inca va souvent de pair avec une attitude autoritaire et condescendante à l’égard des indiens d’aujourd’hui, y compris chez des hommes politiques métis.
C’est que les mouvements sociaux accusent là-bas un fort retard sur nombre des pays voisins, la responsabilité en incombant à moitié au guérilleros sanglants (et forts peu sympathiques, plus narco-trafiquants que révolutionnaires) du Sentier Lumineux et aux pouvoirs réactionnaires qui se sont succédés à la tête du pays (Fujimori powa) :
Au Pérou, dans les années 1970, la politique nationale-populaire du gouvernement du général Velasco, la formation d’organisations indiennes en Amazonie (regroupées dans l’Association interethnique de développement de la forêt péruvienne, AIDESEP) et les mobilisations paysannes indiennes dans les Andes avaient débouchés sur d’importantes récupérations de terres et de territoires. Cette dynamique a été balayé dans les années 1990 par la lutte pour le pouvoir que Sentier Lumineux et l’état se sont livrés sur le dos des secteurs les plus déshérités de la population.
Dans ce désert contestataire, les premières velléités de rébellion ont donc été très tardives. Yvon le Bot, encore lui (son livre est une mine), le rappelait : « Ce n’est que récemment, en 2008, que l’on a vu ressurgir, en Amazonie […] de fortes mobilisations qui ont mis en échec les mesures du gouvernement d’Alan Garcia visant à privatiser les terres. »
La rébellion victorieuse des indiens de la Selva (la partie péruvienne de la forêt amazonienne) guidés par leur leader Alberto Pizango (à la tête de l’AIDESEPS) est donc une très bonne nouvelle, le signe d’une volonté d’en finir avec les concessions et le défaitisme. Le recul du gouvernement d’Alan Garcia, revenant finalement sur les deux décrets les plus contestés (ceux qui ouvraient tout grand l’amazonie péruvienne aux intérêts de grands groupes privés (bois, mines, pétroles) déjà très présents dans la place), est tout sauf anodin. La lutte est loin d’être terminée, mais les indiens du Pérou ont démontré qu’ils comptaient bien s’inscrire dans ce mouvement de fond qui contribue à faire de l’Amérique Latine le continent porteur d’espoir d’une humanité découragée. Comme le soulignait TGB dans le très bon rue Affre, ici : « Car s’il est un espoir de changement quelque part, c’est bien ce retour de l’indianité et de leurs représentants, luttant pour recouvrir terres, droits et maîtrise de leur destin et arrachant peu à peu les pouvoirs exorbitants des mains des colonisateurs. Une juste revanche sur le génocide indien. » Pas mieux…
1 La contestation indienne qui a débouché sur les violences du 05 juin se focalisait essentiellement sur l’application d’un dizaine de décrets (et deux lois) pris par Alan Garcia en 2007-2008, censés faciliter l’application du traité de libre commerce (TLC) signé par Garcia avec Georges Bush. Ces décrets ouvraient l’ensemble de l’Amazonie péruvienne (plus de 60% du territoire national) à la propriété privée et aux transnationales forestières, minières et pétrolières. 70% de la Selva (nom de la partie amazonienne du Pérou) a ainsi été divisée en lots confiés à des multinationales. Au détriment de tout ce qui pouvait exister auparavant, réserves nationales ou communautés indiennes. Le point final à un processus d’exploitation draconien. Comme le rappelle ce très bon article d’Alter info : « De nombreux lots sont, selon l’Organisation des droits de l’environnement et des ressources naturelles (DAR : Organismo Derecho, Ambiente y Recursos Naturales), se superposent sur des réserves nationales, des forêts protégées, des réserves communales ainsi que des centaines de communautés natives. Le cas n’est pas isolé car depuis de nombreuses années le gouvernement agit de la sorte, par exemple, en 2003 avec l’entreprise Repsol dans la région de Cusco, sur la réserve communale Matsiguenga. En 2005, avec La Burlington, dans la région de Loreto sur la zone réservée Pucaro. En 1987, dans la région de San Martin sur les bois protégés de l’Alto Mayo. La liste est encore longue, commence en 1987, puis 88, et reprend en 97, jusqu’à aujourd’hui. »
2 Avec la Colombie, le Pérou est un des derniers pays d’Amérique du Sud gouverné par la droite. A noter : Garcia a été élu en 2006 alors qu’il avait déjà effectué un mandat catastrophique entre 85 et 90, ils sont fous ces péruviens.
3 Editions Robert Laffont, 2009.