lundi 5 mars 2012
Politiques du son
posté à 16h31, par
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Les alarmes de très forte intensité sont de plus en plus employées, par la police ou par les militaires, comme outil de contrôle des foules et de maintien de l’ordre. Les manifestants en Amérique du Nord, en Chine ou en Israël goûtent aujourd’hui à trois dispositifs principaux.
Cette chronique est parue dans le numéro 5 de la version papier d’Article111.
Depuis 2004, American Technology Corporation, renommée LRAD Corp en 2010, commercialise son Long Range Acoustic Device (LRAD), un haut-parleur qui diffuse de manière très directionnelle instructions, musique ou alarme. L’intensité sonore maximale, comprise entre 121 et 153 décibels (dB), fait fuir toute personne à moins de 100 mètres et peut entraîner des atteintes permanentes à l’audition à moins de 5 mètres. Le dispositif est employé aussi bien par les États-Unis et le Canada que par la Géorgie ou la Thaïlande, pour communiquer avec les survivants dans des zones dévastées, disperser les manifestations, interdire l’accès à une frontière, déloger les occupants d’une maison ou désarmer des tireurs embusqués. Les haut-parleurs sécuritaro-humanitaires ont un bel avenir devant eux : LRAD Corp a intégré en 2010 le « Top 10 » des industries états-uniennes de défense cotées en bourse, et elle fait des émules2.
La Chine, qui s’était équipée de LRAD en 2007, a depuis développé son propre dispositif, qui clame une amplitude de 146 dB. Lors d’une la foire aux armements à Abou Dhabi en février 2011, la société chinoise CETC International a ainsi vanté les mérites de son « arme policière moins létale, arme acoustique directionnelle de haute intensité » : « En stimulant l’audition humaine, les organes internes et le système nerveux central, elle peut affaiblir ou détruire la capacité auditive des émeutiers afin de reprendre le contrôle de la situation. » Les pouvoirs de l’alarme sur les organes internes ou le système nerveux central restent très douteux et jouent sur un vieux fantasme des armes acoustiques – ce qui n’enlève rien au désagrément voire au danger pour l’oreille3.
En 2004, l’armée israélienne a quant à elle mis en action une arme soigneusement entourée de mystère, dont le nom même est fluctuant : « the Shout » (le cri), « the Shriek » (le cri perçant), « the Scream » (le hurlement). Selon les rares informations concédées par les militaires, elle induirait « nausée et vertige ». Plus prosaïquement, l’« émetteur non-létal de rayons acoustiques de forte puissance » est fabriqué par la société israélienne Electro-Optics Research & Development Ltd (EORD), qui le surnomme, en référence à une trompette rituelle, le « Shophar » – il fonctionne sur un principe apparemment proche de celui du LRAD, pour atteindre une amplitude revendiquée de 128 dB à 50 mètres. Les Palestiniens et leurs soutiens, habitués à faire face à des armes autrement plus agressives, parlent d’un « son de sirène puissant […] rien que très bruyant », et parviennent à s’en prémunir en se bouchant les oreilles avec du coton hydrophile. Un militaire s’enthousiasme : « C’est probablement le dispositif le plus propre que nous ayons jamais eu. » – et un militant des droits de l’homme dit avec ironie : le pouvoir israélien veut sans doute « désinfecter la contestation »4.
Selon le journaliste Hacène Belmessous, la dotation des militaires français en Shophars a été envisagée par l’armée de terre, qui a tenté sans succès de les faire tester par les gendarmes du Centre d’entraînement de Saint-Astier. La Direction Générale de l’Armement reconnaît en 2008 que « des lésions sont à attendre en nombre », que « dans des cités ou en ville, cela serait insupportable pour les résidents » et que « la capacité de nos concitoyens à accepter un tel outil paraît difficile » – mais elle recommande néanmoins de « suivre l’évolution [de ce] dossier ». En 2009, un journaliste du Figaro, rendant compte de l’usage du LRAD lors du contre-G20 à Pittsburgh, affirme qu’en France, « un groupe de travail regroupant la police et l’armée a récemment été constitué pour évaluer les atouts et les dangers des armes acoustiques »5. À quand des groupes de travail regroupant habitants, militants et amoureux du son, pour discuter de l’embrigadement de l’espace sonore et de son impact sur le droit de manifester et la liberté de circuler ?
1 Et elle a fait partie du travail préparatoire de l’essai Le Son comme arme, les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011).
2 Site de LRAD Corp, lradx.com (vu le 18/03/11) ; Jürgen Altmann, « Millimetre waves, lasers, acoustics for non-lethal weapons ? » (pdf), DSF-Forschung, 2008, p. 45.
3 Jeremy Page, « Available : Chinese Tech for Putting Down Protests », Wall Street Journal, 26 février 2011 ; site de CETC, cetci.com.cn (vu le 26/02/11).
4 Site d’EORD, eord.co.il (vu le 29/01/11) ; Mitch Potter, « Israelis unleash Scream at Protest », Toronto Star, 6 juin 2005 ; Bex Tyrer, « Bil’in : Une leçon de résistance créative », Association France Palestine Solidarité, 7 octobre 2005.
5 Hacène Belmessous, Opération banlieues, La Découverte, Paris, 2010, p. 66-67 ; Benjamin Ferran, « Le ’’canon à son’’, nouvelle arme contre les manifestants », Le Figaro, 30 septembre 2009.