Ils sont rares, les bouquins qui extraient de la torpeur tout en parlant du temps présent. Et d’autant plus précieux. Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle (éditions de l’Éclat) ne dépeint pas le Barcelone de 1936 ou l’Italie du Mai Rampant, mais s’ancre au contraire en terre contemporaine. Et pourtant, il déborde de furies constructives et de désertions dans la joie. Mal barré, ce millénaire ? Ça se discute.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 16 d’Article11, début 2014
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« All music is political, right ? » (Godspeed You ! Black Emperor, entretien au Guardian, 2012)
Constellation, pour moi, c’est d’abord un label de zique indépendant de Montréal. Une structure azimutée, qui sort des disques de rock progressif majestueux en brâmant « Fuck les majors ». Enfin, ça l’était il y a quinze ans, quand je suivais de près leurs sorties – sûr qu’il en reste quelque chose. Parmi les étoiles abritées par la maison-mère Constellation, la plus scintillante était Godspeed You ! Black Emperor (GYBE), collectif sonique décapant et ouvertement anticapitaliste, aux longs morceaux instrumentaux.
Si leurs disques valaient le détour1, c’est surtout en concert qu’ils passaient du côté frissonnant de la force. Ils étaient une bonne dizaine sur scène et entre eux régnait une alchimie indéniable, un truc mystérieux faisant office de liant entre les divers instruments – guitares, violoncelle, basse, batterie, etc. Des lignes sonores émergeaient, stridentes ou douces, puis, comme rattrapées par le magma, se fondaient en une vague fonçant vers l’explosion sonique. Un chaos ordonné, une putain de métaphore musicale des possibilités presque magiques d’un collectif habité.
De 2004 à 2012, GYBE a gardé le silence, les membres du groupe se consacrant à d’autres projets. Et puis, sans prévenir, ils sont revenus avec un nouvel album : Allelujah ! Don’t Bend ! Ascend !. Au cœur de ce disque, sorti à l’autonome 2012, ce Printemps Érable dont ils avaient été partie prenante quelques mois auparavant. Les braises rougeoyaient encore ? Ils soufflaient dessus. « Mladic » ouvrait l’album, vingt minutes de tension se concluant par le vacarme d’une armée de casseroles malmenées. La répression suivait, avec « Their Helicopters’ Sing ». Mais les « lumières du Printemps Érable » l’emportaient finalement, avec « Strung Like Lights at Thee Printemps Erable ». Cette révolte fraîche, encore brûlante, ils se l’appropriaient en beauté. Pas question que les vampires habituels la leur dérobent.
Avec Constellations, le collectif Mauvaise troupe s’est lancé dans une entreprise similaire, à grande échelle (d’une Constellation aux Constellations), versant mots plutôt que versant notes. Soit : un récit subjectif des diverses lignes de contestation radicale des années 2000, sous nos latitudes2. « De ce début de siècle, nous avons encore le souvenir, écrivent-ils. De ses révoltes, de ses insoumissions, nous sommes nombreux à ne rien vouloir oublier. Nous savons pourtant que nous vivons dans un monde qui s’en emparera, nous en dépossédera afin que des enseignements n’en soient jamais tirés, et que rien de ce qui est advenu ne vienne repassionner les subversions à venir. »
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« Nous avons moins besoin de grands récits, fussent-ils de libération, que d’un peuple de conteurs. » (Mauvaise Troupe, 2014)
En menant à bout Constellations, la douzaine de météores du collectif Mauvaise Troupe a abattu un travail maousse sans tomber dans les travers du genre. Vingt-quatre mains, voire plus3, mais un seul souffle, bien symbolisé par ce « chœur » qui fait lien entre les diverses parties. Je ne vois que les Italiens de Wu Ming4 pour avoir récemment relevé (dans un autre registre) un tel défi. Lesquels, ça tombe bien, sont interviewés dans le livre. Et y livrent cet éclairage : « Personne ne s’étonne que des gens puissent écrire et faire de la musique ensemble dans un groupe, personne ne s’étonne qu’on puisse écrire un scénario à plusieurs mains, mais tout le monde s’étonne quand on dit : ’’On a écrit un roman ensemble.’’ On voulait voir si là, il y avait réellement une difficulté, s’il y avait quelque chose de particulier à la littérature qui empêcherait l’écriture collective, ou bien si c’était un préjugé hérité du romantisme : l’auteur avec un A majuscule [...]. »
Ok, il n’est pas ici question de roman. Les récits et entretiens formant la colonne vertébrale de Constellations ne sont en rien imaginaires. Ils ont les deux pieds ancrés dans la réalité, répercutent des voix tout sauf fictives. Au fil des pages, cependant, d’autres formes d’écriture pointent le bout de leur plume, marquant une volonté claire de dépoussiérer l’écriture en terres radicales : correspondances, formes courtes, récits à la première personne, communiqués fictifs, etc. Entre des blocs parfois arides s’intercalent des respirations, des pauses, des illustrations ou des envolées. L’imaginaire, sous toutes ses formes, est ainsi omniprésent dans Constellations, sans pour autant couper l’ouvrage du réel et de ses luttes. Paradoxe ? Nope. L’écrivain Alain Damasio5, lui aussi interrogé dans l’ouvrage, donne quelques clés à ce sujet : « Il y a pour moi deux types d’imaginaire, celui qui divertit – littéralement te détourne de la voie – et celui qui subvertit, c’est-à-dire passe sous la voie, incline le sol, le fracture, explique-t-il. Divertir, l’industrie vidéo-ludique le fait magistralement, Hollywood aussi, la littérature de gare, les séries TV... Mais subvertir, c’est devenu difficile car subvertir, c’est créer. »
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« […] Lorsqu’il s’agit de trouver des mythes, c’est souvent vers le passé que nous nous tournons. […] Peut-être sommes-nous aveugles aux récits qui existent. » (Alice, Constellations)
- Photo Lémi
C’est con à dire, mais parcourir ces 700 pages ciselées m’a regonflé à bloc. Sautant d’une lutte à une autre, d’un lieu grenoblois squatté à un aéroport contesté, de l’esprit des free-parties au journal Rebetiko, des charivaris marseillais contre la vidéosurveillance aux assemblées du plateau de Millevaches, des affrontements du CPE à ceux du Val de Suse, Constellations multiplie les pistes6. Et dresse un tableau de cette période beaucoup plus enthousiasmant que celui ancré dans les imaginaires collectifs – même dans notre camp. Les belles luttes n’appartiennent pas forcément à un passé révolu et mythifié, clame Constellations : elles s’ancrent aussi dans le présent, survivent et croissent, n’attendant qu’une pichenette pour revivre.
Rien de naïf dans les propos des auteurs, ni de magnifié à outrance. Le doute et les questions en suspens sont là, les défaites et les errances aussi. Mais de ces trajectoires soulignées, entrelacées et débattues émerge une vision d’ensemble qui défie joyeusement toute forme de désespérance. Ou de caricature. Les cagoulés parlent sans provoc’. Les jardiniers ont autant d’ « importance » que les lanceurs de pavés, les musiciens que les agitateurs de rue. Mieux : ces figures se mélangent, échangent leur rôle, réfutant ces petites cases que le pouvoir aime tant leur réserver. « Ce qui se dégage de plus profondément politique se niche jusque dans les plis de l’existence », écrit Mauvaise Troupe. Qui glane et reglane, prenant appui sur les désertions : « Nous partons là, de ce sentiment de désaccord avec le monde qui se concrétise en actes de décalage. »
De décalages en décalages, des constructions émergent, des bases, des zones d’insurrection ou de repli temporaire. En fond sonore, derrière les riffs de Godspeed, un chœur chuchote qu’il ne manque pas grand-chose pour que de nouveau l’histoire tressaute. Et Mauvaise Troupe de citer Pierre Mabille7 : « Dans une atmosphère collective aiguë, rien n’est impossible à l’homme ; il ne perçoit plus les barrières sociales et matérielles, celles-ci disparaissent effectivement, la puissance humaine est alors réellement décuplée. »
1 Deux albums particulièrement conseillés : f♯a♯∞ (1997) et Lift Your Skinny Fists Like Antennas to Heaven (2000).
2 Si le livre se concentre sur les expériences hexagonales, il ne s’interdit pas des incursions en terre étrangère - Italie, Espagne, Palestine, etc.
3 Aux côtés de ce noyau dur coordonnant le projet, de nombreux motivés ont participé par divers textes, illustrations ou entretiens.
4 Un entretien avec ce collectif est à lire sur le site d’A11, « Si le pouvoir impose son récit, nous devons rétorquer avec mille histoires alternatives ». A lire également sur notre site : « Les zombies, c’est nous » : Dialogue entre Wu Ming 2 et Giuliano Santoro.
5 A11 a évoqué son travail à plusieurs reprises, notamment via un entretien mis en ligne sur le site le 20 mars 2009 : « Change, plutôt que tes désirs, l’ordre du monde ». A lire également : « L’élixir Alain Damasio – 1/ Voies » et « L’élixir Alain Damasio – 2/ Voix ».
6 Note même, fidèle lecteur, qu’A11 y fait une rapide apparition, sous forme d’un entretien croisé avec les aminches de CQFD, Rebellyon et Z.
7 Le Miroir du merveilleux, 1940.