mardi 10 février 2015
Invités
posté à 19h48, par
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La tomate a disparu. Elle était là, sous nos yeux, dans nos paniers, pimpante et goûtue. Et puis plus rien, envolée. À sa place, de tristes ersatz, fades et bidouillés. Qu’est-il arrivé ?
Cette chronique a été publiée dans le numéro 17 d’Article11
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1. « Ah non, je ne peux pas vous parler, je suis à la gendarmerie. On m’a volé quatorze plants de tomates ! »
Pour mon premier coup de fil à Monsieur Tomates, je tombe mal. Mais l’homme reste zen : « Que voulez-vous ? C’est les aléas de la vie. » Il n’en veut pas vraiment à ces voleurs de tomates qui lui ont piqué des pieds d’un mètre de haut quasiment impossibles à replanter, ce ne sont que des pauvres bougres qui n’y connaissent rien – alors que lui, la tomate c’est toute sa vie. Et attention, il ne s’agit pas de paroles en l’air, puisque trois jours tard, lorsque je le rencontre dans sa serre, il me l’avoue franchement, et sans rigoler : « Les tomates m’ont sauvé la vie. »
2. Il ne veut pas qu’on dise son nom, et c’est bien dommage, car il porte un nom de flibustier, un nom qu’on dirait fait pour marquer les esprits, un nom qu’on n’oublie pas une fois qu’on l’a entendu. Je respecterai donc ses volontés. Il veut qu’on l’appelle Monsieur Tomates : « Faut veiller sur le mythe ! » Il demande aussi qu’on ne publie pas son adresse exacte – « Dites que j’habite dans la forêt de l’Othe, ça suffira », laquelle forêt se trouve entre Sens et Troyes. Sur place, demandez Monsieur Tomates, « ici tout le monde me connaît sous ce nom-là ».
3. Je l’avais vu débouler voilà quelques années, au château de la Bourdaisière, près de Tours, lors de la traditionnelle fête de la tomate qu’y organise en septembre le prince Albert de Broglie. Il détonnait dans ce décor aimablement bucolique et chic, avec sa grosse moto, son cuir noir et son casque sous le bras. Épuisé, dégoulinant de sueur, enthousiaste, il s’était lancé, à peine remis de ses quelques cinq cents kilomètres de route, dans une grande envolée lyrique sur les vertus médicinales de la tomate. Après m’avoir confié qu’il était agent de sécurité, il m’avait donné sa carte de visite. Sous son nom était inscrit : « Collectionneur de tomates ». C’était beau.
4. « Ils n’ont même pas réalisé qu’ils risquaient leur vie en venant ici. » Monsieur Tomates revient sur son histoire de voleurs. Il explique que parmi les 308 variétés qu’il cultive, il en est des toxiques : « J’ai de la Morelle douce-amère, si vous en mangez, tchic », et de faire le signe d’une tête qu’on coupe. C’est à cause de ces vols qu’il ne met plus d’étiquettes sur ses plants. Autrefois, chacun d’eux portait le numéro qu’il avait attribué à la variété dont il était issu. Par exemple, la 61 était la Black cherry. Mais « il suffisait que les gens aillent sur mon site pour retrouver les numéros et savoir que telle variété est comestible… Ils savaient donc laquelle piquer ! ». Désormais, quand il reçoit des visites dans sa serre ou organise des dégustations, les gens ont du mal à s’y retrouver, et lui-même est obligé d’avoir un pense-bête à la main pour identifier les plants – « ça me fait un peu mal au cœur ».
5. « L’histoire de la tomate, vous la connaissez je pense ? » Oui, mais je vois bien qu’il a envie de la raconter : « C’est la tribu [sic] des Incas, dans les Andes péruviennes, à près de 4 000 mètres d’altitude, qui a découvert la tomate, à l’état sauvage. Là, j’ai de la tomate sauvage… » Et c’est parti. Monsieur Tomates parle vite et dru. Il est intarissable, passe rapidement de l’histoire de la tomate à ses pratiques personnelles. Il dit : « Moi Monsanto, c’est un nom que je connais pas. » Et aussi : « Pour moi, ’’hybride’’, c’est une insulte. » Et encore : « Je suis dans le bio à 1 000 %. » Et enfin : « 308 variétés, c’est un truc de fou. »
6. Il n’arrête jamais. Les classifications de semis (il fait ses semences lui-même). Les repiquages. L’arrosage tous les quinze jours (« Quatre heures et demie, 133 arrosoirs ! »). Les traitements, évidemment naturels, qu’il prépare lui-même (« Purin d’orties, prêles, tanaisie, et aussi des décoctions, des infusions, du pissenlit, etc. »). Tous les jours, il s’active ici, dans ce coin de campagne isolé, entre bout de forêt et champ de chanvre, là où sont ses deux serres, sa mare, ses rêves.
7. Chaque année c’est pareil : « En général, je mange ma première tomate le 28 juin. » Monsieur Tomates fête ça dignement avec sa compagne, « petite photo » à l’appui.
La fête continue tout l’été : « Je suis très gourmand… Comme je m’en occupe du matin au soir, je peux pas m’empêcher d’en piquer une là et une autre ici. Quand je repars le midi, j’ai déjà mangé un kilo cinq ou deux kilos de tomates. Et pour le déjeuner, c’est tomates. Une tomate d’un kilo me fait pas peur ! » Ni filet d’huile, ni sel, rien. Nature.
8. Son objectif ? Agrandir sa collection et découvrir de nouvelles variétés dites anciennes, afin de « transmettre le patrimoine aux descendants futurs [sic] ». Chaque fois qu’il se procure les graines d’une tomate inconnue de ses services, il plante. Puis teste, surveille, goûte, compare. Et note : « Précocité, section des fruits, goûteux, peu goûteux, farineux, juteux, acidulée, saveur exotique, sucré, etc. » Ses préférées ? Les tomates « qui ont des relations avec les Indiens », comme la Zapotek, la Sauvage, l’Andine cornue…
9. C’est au cours de ses recherches sur les origines de la tomate qu’il a découvert les Indiens, il y a deux ans : « Je me suis pris d’un amour profond pour ces civilisations qui ne demandent rien à personne. » Du coup, lui qui adorait le Brésil ne peut plus le voir en peinture et boycotte la Coupe du monde : « On les a repoussés au plus profond de la forêt d’Amazonie, on a détruit leurs habitations, on les a arrêtés, tabassés, emprisonnés, pour faire du bizness, construire des complexes, dont le fameux barrage de Belo Monte ! » À leur image, il se laisse désormais pousser les cheveux. Près de la serre, il a bâti deux tipis « en leur mémoire ». Et il cultive du quinoa, « la plante sacrée des Incas ».
10. Il a même développé une philosophie indo-mystico-tomatière : « Je dis aux visiteurs, ’’Faites pas de bruit, écoutez trente secondes. Vous entendez la vie qu’il y a là-dedans ?’’ Sans cette vie, y a pas de partage. C’est pas grave si les limaces mangent cinq ou six salades. Nous, on se nourrit bien dans les veines de Pachamama. » Pacha quoi ? « C’est le nom indien de la Terre-mère, la mère nourricière. » Et Monsieur Tomates d’évoquer d’un seul souffle Raoni, Gaïa, Pierre Rabhi. Avant de lâcher : « J’ai encore accentué ma position de militant. » Mais attention : il n’a rien à voir avec « ces écolos qui se présentent aux élections avec des lunettes rouges ».
11. Il y a une quinzaine d’années, il a été victime d’un grave accident du travail – une mauvaise chute sur une dalle bétonnée, suivie d’une « longue descente en enfer ». C’est, dit-il, la tomate qui lui a permis de se raccrocher à la vie : « Elle m’a reconstruit. »
Tout irait bien sans les vols à répétition. Un jour, on lui pique quinze seaux d’un coup, un autre quelques fraises, un troisième neuf salades. Marre. Alors il a équipé son terrain de caméras de vidéo-surveillance, lesquelles ont permis aux gendarmes de confondre les voleurs. La patience de la Pachamama a des limites !
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Dans les épisodes précédents :
1/ La tomate de merde
2/ Le bourdon de la tomate
3 / La tomate, dernier cri
4/ Paint it black
5/ Glanons !
6/ In the pocket