ARTICLE11
 
 

mercredi 9 novembre 2011

Textes et traductions

posté à 15h35, par Amélie Macé
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Anne Steiner : « Pour les en-dehors, l’émancipation individuelle n’est pas seulement le moyen de parvenir à un monde meilleur, elle est à elle-même sa propre fin »

Paris, fin XIXe-début XXe siècle. Une période fondatrice pour l’anarchisme individualiste, entre expérimentations pratiques et renouvellement théorique. C’est cette effervescence qu’Anne Steiner disséquait dans Les En-dehors, passionnante plongée dans le Paris libertaire d’avant-guerre. Il y a un mois, elle donnait une conférence sur le même sujet à Saint-Denis. Retranscription.

Le 4 octobre dernier, Anne Steiner, sociologue à l’université Paris Ouest Nanterre, donnait une conférence dans le cadre de l’université populaire de Saint-Denis1. Le thème ? L’anarchisme individualiste. Ou plus exactement, l’essor et l’évolution d’une partie du mouvement anarchiste parisien fin XIXe-début XXe siècle. Une période d’effervescence théorique et militante : de nouveaux journaux se créent, les initiatives pratiques se multiplient, et des champs théoriques jusqu’ici délaissés sont investis avec enthousiasme (amour libre, végétarisme, éducation populaire...). Au centre de ce mouvement, quelques figures « flamboyantes », restées accolées à l’imaginaire anarchiste : Rirette Maîtrejean, Victor Serge, Libertad...

Anne Steiner, auteure d’un très bon livre sur le sujet, Les En-dehors, anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle Époque (éditions l’Échappée)2, retrace ici l’enthousiasmant essor d’un mouvement qui ne tardera pas à perdre de sa force de frappe, entre répression et avènement de la Première Guerre mondiale, mais dont les fondamentaux restent au cœur de l’idéal anarchiste. Compte-rendu.

Rirette pour fil conducteur

« J’évoquerai pour commencer le parcours d’une jeune femme née en 1887 et connue sous le nom de Rirette Maîtrejean. Je l’ai choisie parce qu’elle est très représentative des militants anarchistes individualistes. Notamment parce qu’il s’agit d’une femme, et que c’est une caractéristique du courant individualiste que de compter plus de femmes dans ses rangs que les autres courants anarchistes, qu’ils soient communistes ou syndicalistes.

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Cette femme naît en Corrèze en 1887, d’un père paysan devenu maçon, qui a réussi à créer sa propre entreprise mais qui est mort dans la misère du fait de la maladie. À 16 ans, s’apprêtant à passer le concours d’entrée à l’école normale d’institutrice3, elle voit son projet brisé par la mort de son père. Sa mère la pousse à se marier, peut-être pour lui permettre d’échapper à la condition ouvrière. Mais refusant de s’unir à quelqu’un dont elle n’est pas éprise, elle préfère s’enfuir, saute dans un train et arrive à Paris. Trop jeune pour enseigner, elle devient couturière, comme beaucoup de jeunes femmes évoluant dans le milieu individualiste à l’époque4.

Mais c’est la quête du savoir qui l’a menée à Paris et elle fréquente en auditeur libre la Sorbonne pendant ses heures de liberté, comme d’autres jeunes gens et jeunes femmes ouvrières très politisés. Elle y rencontre de jeunes artisans qui lui parlent des universités populaires5. Elle s’y rend, avant de découvrir les causeries populaires, organisées par des militants anarchistes individualistes, et se reconnaît très vite dans leur conception qui met au premier plan le développement d’individualités conscientes. Rirette prône l’amour libre et considère le mariage comme une variante de la prostitution. Jouissant de sa liberté sexuelle, mais encore ignorante des pratiques contraceptives diffusées par les néo-malthusiens, elle tombe malheureusement enceinte. Par deux fois. À moins de douze mois d’intervalle, elle met au monde deux petites filles ; elle n’a pas 18 ans quand naît la seconde. Bien qu’elle soit opposée au mariage, elle épouse alors le père de cette dernière, un ouvrier sellier, anarchiste individualiste. Il se nomme Louis Maîtrejean, et tâtera par la suite de la fausse monnaie.

Elle le quitte deux ans plus tard pour un autre jeune homme, Mauricius, qui évolue dans les mêmes cercles. Il est étudiant en médecine et travaille comme commis d’architecte, écrit dans l’anarchie, fréquente et anime les causeries. Elle l’accompagne lors de ses interventions à Paris ou en province et commence elle aussi à prendre la parole. C’est dans ce cadre qu’elle fait un peu plus tard la connaissance de Victor Kibaltchiche (futur Victor Serge), qui écrit dans l’anarchie des articles qu’il signe Le Rétif. À la fin de l’année 1911, alors qu’elle assure à ses côtés la direction du journal, ils se trouvent entraînés dans la spirale de l’affaire Bonnot6 ; elle restera un an en prison et sera finalement acquittée, tandis que lui passera cinq ans sous les barreaux avant d’être interdit de séjour – ce qui les séparera à jamais. Elle aura plus tard d’autres compagnons mais restera toujours autonome, travaillant comme correctrice et élevant seule ses enfants.

La trajectoire de cette jeune femme est le fil conducteur de mon livre Les En-dehors. Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est la manière dont se croisent des parcours individuels, qui forment des nœuds et mènent à des pratiques. J’ai travaillé à partir des rapports de police, des archives personnelles des militants et puis également des textes produits par les individualistes eux-mêmes. Parmi ces derniers, les articles publiés dans l’hebdomadaire l’anarchie, qui était leur organe de presse et qui a paru sans interruption d’avril 1905 à juillet 1914, et les nombreuses brochures publiées aux éditions de l’anarchie ou de l’Idée libre. »

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Le journal l’anarchie et le mouvement des causeries

« L’anarchisme individualiste prend son essor à la fin des années 1890. Il acquiert une plus forte visibilité à partir de 1902, avec le lancement des causeries populaires, puis avec la fondation en 1905 du journal l’anarchie par Anna Mahé7 et Libertad. Il y aura d’autres publications autour de ce courant, mais beaucoup sont plus éphémères ou localisées. L’anarchie est imprimé à 6 000 exemplaires, ce qui représente environ trois fois plus de lecteurs, puisque les journaux circulent alors de mains en mains. Son lectorat est composé pour l’essentiel de jeunes artisans et ouvriers qui ont quitté l’école à 12 ans, profil qui est aussi celui des auditeurs des Causeries.

Le collectif réalisant l’anarchie s’installe grâce à une donatrice généreuse, rue du Chevalier de La Barre, à Montmartre. C’est dans ce local que sont organisées les Causeries du XVIIe, ce qui en fait un lieu de rencontres, un véritable carrefour de l’anarchisme individualiste à Paris : imprimerie, salle de rédaction, causeries. C’est aussi une communauté d’habitat regroupant une dizaine de femmes et d’hommes et quelques enfants. Les rédacteurs de l’anarchie organisent, sur la petite place située devant leur maison, des fêtes et des bals qui attirent les gens du quartier. Libertad écrit ainsi : « Danser et faire les fous, c’est une excellente propagande. »

La lecture de l’anarchie offre un aperçu assez fin des théories et pratiques des anarchistes individualistes de l’époque, développées et discutées dans les colonnes du journal. Tous les théoriciens du mouvement dont l’histoire a retenu le nom - Mauricius, E. Armand, Lorulot, Victor Serge, Libertad et Anna Mahé - s’y sont exprimés à un moment ou à un autre. Le journal est vraiment une œuvre collective, qui ambitionne de «  montrer aux hommes que dès aujourd’hui, il est possible de vivre la plus merveilleuse des expériences communistes. Nous l’avons déjà commencée par la vie en commun, par le travail en commun, qui nous a permis de subsister quatre années sans presque d’aide pécuniaire en plein cœur de Paris. Nous voudrions intensifier cette propagande, agrandir notre cercle d’action, édifier un véritable milieu anarchiste plus éloigné encore des contingences sociales et vivre hors de toute autorité dans la joie d’un travail raisonnable »8.

L’absence de majuscule dans le titre l’anarchie est imposée par Anna Mahé, vive partisane d’une réforme de l’orthographe. Née en Vendée, elle a été institutrice, et développe ses théories sur l’éducation dans des brochures et articles paraissant dans l’hebdomadaire. Selon elle, les règles orthographiques sont au service d’une stratégie de distinction conduite par la bourgeoisie : arbitraires, elles encombrent le cerveau de l’enfant et retardent l’acquisition de la capacité à rédiger. Il faut rappeler qu’au XVIIIe siècle, on écrivait encore comme on le voulait. Les manuscrits de Voltaire ou du marquis de Sade comportent des mots écrits à quelques lignes d’intervalle avec des graphies différentes ; ils s’en remettaient le plus souvent à l’éditeur pour décider de l’orthographe à adopter. C’est seulement au XIXe siècle, lorsque la bourgeoisie se constitue en classe d’élite et veut marquer la différence avec le peuple, que l’orthographe est figée par l’Académie.

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Libertad (photo ci-contre) est une autre grande figure de ce mouvement. Né à Bordeaux, il est élevé à l’hospice des enfants assistés de Gironde et souffre d’un handicap aux jambes (il marche avec des béquilles). C’est un enfant très vif d’esprit à qui on permet de prolonger ses études au-delà de l’âge de 12 ans, puis qu’on place comme apprenti-comptable à Mussidan en Dordogne. Renvoyé par son employeur après avoir organisé une réunion anarchiste dans un café, il doit retourner jusqu’à sa majorité à l’hospice des enfants trouvés.

Dès sa sortie, il gagne Paris à pied et arrive famélique devant le siège du journal Le Libertaire, dont les membres le recueillent. Un jour, il se rend à la soupe populaire qui se tient dans la basilique de Montmartre et, outré d’avoir à écouter un prêche de trois heures pour recevoir à manger, se lance dans une diatribe anarchiste qui lui vaut d’être arrêté et emprisonné. Par la suite, il devient typographe, écrit dans Le Libertaire, acquiert une certaine notoriété grâce à ses dons d’orateurs et fréquente les universités populaires. Il y rencontre Paraf-Javal, avec lequel il fonde les causeries populaires. Beaucoup plus informelles, ces dernières s’opposent aux cours magistraux des universités populaires : les exposés sont réalisés par les participants eux-mêmes.

Devant le succès des causeries qui se développent en région parisienne et en province, l’idée de fonder un journal favorisant la circulation des idées et l’échange des expériences s’impose à Libertad et à ses proches, dont Anna Mahé. Ils créent donc un hebdomadaire de quatre pages très denses, l’anarchie, qui se veut «  le point de contact entre tous ceux qui, à travers le monde, vivent en anarchistes sous la seule autorité de l’expérience et du libre-examen »9. Les thèmes des articles s’articulent souvent avec ceux des causeries : lorsqu’une discussion provoque de vifs débats, l’anarchie les prolonge. Causeries et journal fonctionnent de pair et constituent réellement des instruments d’éducation populaire. »

« Former des individualités conscientes »

« Pour les anarchistes individualistes, il importe de se libérer de « ses tyrans intérieurs (préjugés, éducation bourgeoise et religieuse, habitude, etc.) comme de ses tyrans extérieurs (loi, servitude économique et sociale, contrainte, morale)  »10. Ils veulent développer au maximum toutes leurs capacités, ce qui n’est guère conciliable avec les lourdes journées de travail qui sont la norme à l’époque. Cela les amène à réduire leurs besoins au minimum et à supprimer le superflu : dépenser moins pour travailler moins.

D’où de nombreuses remises en cause des habitudes de l’époque. Les anarchistes individualistes pratiquent le nudisme quand ils le peuvent et portent des habits amples, souples ; pas de corsets pour les femmes et des sandales en guise de chaussures. Ils font également la promotion d’une certaine hygiène alimentaire qui proscrit la viande, l’alcool, le tabac et les excitants (café, thé), des produits coûteux et nocifs pour la santé. Mais ce n’est pas une austérité triste, ils accordent une place déterminante au libre développement de la sexualité et prônent l’amour libre et le contrôle des naissances, favorisant la propagande néo-malthusienne et la diffusion de techniques contraceptives et abortives. Ils créent des communautés d’habitat et/ou de travail qu’ils nomment « milieux libres ». Souvent, le dimanche, de grandes balades sont organisées dans les environs de Paris ; ils en reviennent les bras chargés de fleurs, en chantant des chansons anarchistes à tue-tête. Ceux qui le peuvent se retrouvent aussi l’été, sur la plage libertaire de Châtelaillon11.

Ces anarchistes encouragent l’éducation populaire à travers le journal et les brochures, qui leur permettent de mettre en circulation à bon marché des textes jugés fondateurs comme le Discours sur la Servitude volontaire de la Boétie. Ils sont adeptes de l’esperanto ou d’autres langues à visée internationale, car espagnols, italiens, russes et belges sont présents dans le milieu individualiste parisien. Antireligieux, ils se battent pour la libre-pensée, mais sans naïveté, critiquant autant l’école religieuse que la laïque qui distille selon eux un catéchisme républicain, conditionnant les enfants à respecter la propriété privée et à aimer la patrie. L’éducation est d’ailleurs au centre de leurs préoccupations : ils élaborent des conceptions pédagogiques non autoritaires et les mettent en pratique dans des contextes restreints.

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Causerie en plein air au cours d’une ballade dominicale vers 1912.

Ils refusent les élections, et y présentent des candidats abstentionnistes, ce qui leur permet de disposer de panneaux électoraux pour des affiches et de préaux d’école pour des conférences, où ils démontrent le côté artificiel de la démocratie parlementaire, élections « piège à cons ». Ils rejettent de même le service militaire, en désertant ou en aidant à la désertion. D’où leurs nombreux voyages entre la France, la Suisse et la Belgique - où les individualistes sont nombreux, et publient un journal Le Révolté , proche de l’anarchie.

Surtout, ils tentent par tous les moyens d’échapper au salariat. Ce qui n’est pas chose facile et peut les amener à pratiquer l’illégalisme - de la fausse monnaie jusqu’au cambriolage. Leur objectif est de faire le moins de compromis possible et d’accorder leurs pratiques avec leurs idées. On ne peut être antimilitariste et coudre toute la journée des boutons sur des uniformes, par exemple, s’afficher antireligieux et fabriquer des chapelets, ni prôner l’amour libre et se marier. Les anarchistes individualistes portent ainsi une profonde exigence de transformation individuelle.

Pour eux, l’émancipation personnelle est préalable à toute forme d’émancipation collective, ce en quoi ils s’opposent aux anarcho-syndicalistes et aux anarchistes communistes. Ils ne rêvent ni du « grand soir » (ils le redouteraient même plutôt, compte tenu de l’état d’abaissement des ouvriers) ni de grève générale. Ils sont persuadés qu’un changement de société institué brutalement à l’issue d’une révolution ou d’une insurrection ne pourrait avoir d’effet positif que s’il était précédé d’une évolution des mentalités.

Sans élévation du niveau de conscience et de combativité des opprimés, la révolution est un événement hautement improbable. Si elle avait lieu malgré tout, elle ne pourrait qu’être l’œuvre d’une étroite élite, une minorité consciente : le risque serait alors grand qu’elle débouche sur une société plus autoritaire encore. Les travailleurs victorieux mais non-éduqués à la liberté risqueraient fort, selon Armand, « de se retrouver sous la coupe d’une masse de sous-administrateurs, surveillants, gendarmes, et statisticiens, policiers de toute espèce qui, nouveaux privilégiés, vivraient du travail des autres  ». La révolution russe allait bien vite lui donner raison.

La tâche première des anarchistes individualistes est de travailler à la transformation des mentalités pour parvenir à une transformation du milieu social, et non l’inverse. Lorulot définit cette exigence ainsi : « Faire la révolution soi-même, se délivrer des préjugés, former des individualités conscientes, voilà le travail de l’anarchie.  » L’émancipation individuelle n’est pas seulement le moyen de parvenir à un monde meilleur, elle est à elle-même sa propre fin parce que les individualistes veulent vivre en anarchistes dès maintenant et non dans cent ans. Ils ne veulent pas travailler pour les générations futures. Ils sont sans diplômes, sans avenir social et refusent une condition qui implique l’étouffement d’une grande partie de leurs potentialités. Ils ne veulent contraindre ni leur corps, ni leur esprit, mais souhaitent développer toutes leurs aptitudes sur les plans physique, intellectuel, artistique, émotionnel et sensuel. Il s’agit de « sculpter son moi », selon une expression d’Armand.

Outre leur lutte contre le salariat, les rapports des anarchistes individualistes avec la classe ouvrière sont assez durs. Un ouvrier gantier de St Junien déclare ainsi : «  Quel lamentable troupeau ! L’observation, l’étude, la révolte, ils ne connaissent pas. Le bistrot, le football, voilà qui peut les intéresser.  » Et Mauricius de lui faire écho : « Il ne faut pas se battre contre les gouvernants seulement mais aussi contre les gouvernés, contre l’ignorance et les mentalités faussées. On a dressé à l’ouvrier un autel, on l’a monté en pinacle, on a fait du producteur un dieu. C’est ce que ne pensent pas les anarchistes.  » Ils se sentent autorisés à juger la « bêtise » du monde ouvrier sans aucune culpabilité, puisqu’ils en font eux-mêmes partie. Ce n’est pas une posture d’intellectuel.

Nés dans les années 1880, ils sont la première génération à avoir connu l’école obligatoire jusqu’à 12 ans. Leur niveau d’instruction est donc meilleur que celui de leurs parents. Mais la condition ouvrière n’a, elle, absolument pas changé ; elle est encore très rude - peut-être même à certains égards plus que pour leurs parents, le recul de l’artisanat ayant rendu le travail encore moins créatif. Et si le repos du dimanche est voté en 1905, il y a toujours, deux ans plus tard, des grèves pour faire respecter cette loi. Au fond, la société a entrebâillé pour ces jeunes gens les portes d’un autre monde, avant de les rejeter dans une condition ouvrière dont ils ne veulent pas. À l’image de Victor Serge : « Vivre pour l’anarchisme, qu’est-ce que c’est ? C’est travailler librement, aimer librement, pouvoir connaître chaque jour un peu plus des merveilles de la vie. Nous revendiquons toute la vie. Savez-vous ce que l’on nous offre ? Onze, douze ou treize heures de labeur par jour pour obtenir la pitance quotidienne ; et quel labeur, pour quelle pitance ? Labeur automatique sous une direction autoritaire dans des conditions humiliantes et malpropres moyennant quoi la vie nous est permise dans la grisaille des cités pauvres. » »

Pour une école libertaire

« L’anarchiste individualiste est alors le plus souvent un garçon ou une fille d’une vingtaine d’années, né en province, de parents ouvriers ou paysans. Quelques-uns, ayant suivi après 12 ans le cours complémentaire ou l’école primaire supérieure, peuvent se targuer d’une meilleure instruction, tandis que certaines femmes sont devenues institutrices. Deux parcours restent atypiques, ceux d’E. Armand et de Victor Serge : ils n’ont pas du tout été scolarisés, leurs parents méprisaient l’enseignement de l’école communale et ont assuré entièrement leur éducation. Mais tous, quels que soient leurs parcours, ont un point commun : ils ont commencé à travailler entre 12 et 16 ans.

Ces jeunes gens critiquent beaucoup l’école, confessionnelle comme laïque. Anna Mahé s’en prend notamment à la formation des instituteurs, jetés dans le métier à 18 ans après l’École normale, à un internat coupé du monde, aux classes surchargées (à l’époque, 50-60 enfants par classe), qui contraignent l’instituteur, même s’il n’en a pas envie, à faire usage d’une pédagogie autoritaire, aux programmes lourds de savoirs inutiles, en particulier l’orthographe, et même à l’architecture des bâtiments, qui donne l’impression de vouloir écraser l’enfant. Anna Mahé constate : « Voyons-nous des gens ayant rapporté de l’école le goût de l’étude, le besoin de savoir toujours plus de choses ? Nous ne voyons que de pauvres êtres dont l’école a accentué encore les dispositions héréditaires à l’indifférence, à la passivité, à l’impossibilité de chercher à s’instruire par eux-mêmes. »

Mais les anarchistes individualistes reprochent surtout à l’école laïque d’avoir remplacé le catéchisme par une instruction morale et civique inculquant le respect de la propriété privé, de la police, de la justice, de l’armée et de la patrie. Sous couvert de laïcité et de neutralité, l’école de la IIIe République distille une forme de propagande qui justifie la domination bourgeoise. Ce que fustige Émilie Lamotte, ancienne institutrice qui a rédigé de nombreux textes relatifs à l’éducation : « Sous prétexte que l’enseignement est obligatoire et gratuit, laïque et commode, nous laissons empoisonner nos enfants de respect imbécile et de criminelle stupidité.  »

Ils considèrent aussi que l’apprentissage de la lecture à l’âge de six ans est trop précoce, et préconisent plutôt de commencer par donner à l’enfant une initiation scientifique. Celle-ci permettrait aux écoliers de se familiariser avec la méthode expérimentale, qui a un potentiel subversif. En effet, observer des phénomènes, formuler des hypothèses, les vérifier ou, si elles ne fonctionnent pas, en reformuler d’autres, habitue l’enfant à ne rien tenir pour vrai de ce qui ne se démontre pas. Il serait ainsi protégé de la crédulité dans tous les domaines, notamment religieux. Plutôt que d’affirmer à leurs enfants que Dieu n’existe pas, les anarchistes individualistes préfèrent les amener à douter de ce qu’ils ne peuvent prouver.

Ces jeunes gens critiquent surtout l’éducation-gavage, qui détruit la curiosité spontanée en apportant des réponses à des questions que l’enfant n’a même pas encore posées. Tel un autodidacte, celui-ci devrait plutôt partir lui-même à la conquête du savoir, en suivant ses propres centres d’intérêts et son propre rythme. « L’éducateur libertaire doit être bien pénétré de ce principe que l’enseignement où l’enfant n’est pas le premier artisan de son éducation est plus dangereux que profitable » écrit Émilie Lamotte, autre institutrice individualiste qui a quitté la profession.

Ils ne réalisent cependant pas beaucoup d’expériences éducatives. L’école de Montmartre, souhaitée par Anna Mahé, ne se crée finalement pas. Émilie Lamotte applique ses conceptions éducatives à l’intérieur du milieu libre qu’elle a contribué à créer à Saint-Germain-en-Laye, mais six enfants seulement, dont quatre sont les siens, sont concernés.
Comme ces femmes sont réalistes, elles finissent quand même par souhaiter qu’un esprit nouveau souffle à l’intérieur de la laïque. Pour ce faire, elles préconisent de créer des études du soir basées sur leurs méthodes et qui contribueraient à former l’esprit critique des enfants pris en charge, manière d’introduire « des graines de zizanie » à l’intérieur de l’école publique. La question de l’enseignement secondaire n’est jamais abordée, car il ne concerne pas les enfants du peuple. Les anarchistes individualistes ne revendiquent évidemment pas une augmentation de la durée de scolarité obligatoire, ni des chances accrues de mobilité sociale. Ils ne veulent pas faire de leurs enfants des notaires ou des médecins, des avocats ou des inspecteurs des postes, mais des artisans, des ouvriers réfléchis et cultivés. Leur but est de former des individualités conscientes, des hommes et des femmes qui ne rejettent pas le travail manuel, mais l’exploitation et l’aliénation contenue dans le rapport salarial. » 

Le déclin du mouvement

« Après la Première Guerre mondiale, le mouvement connaît un certain effacement. Enfants des Lumières, les anarchistes individualistes se trouvent ébranlés par un conflit qui paraît leur exposer l’impossibilité de changer les choses. Beaucoup désertent - davantage que dans les autres courants de l’anarchisme. À Barcelone se réunissent une partie d’entre eux, déserteurs allemands, français, russes qui affichent toujours les valeurs individualistes. Ils se disent « inactuels » et entretiennent un rapport décalé à la réalité du moment.

Puis la révolution russe en séduit quelques-uns, au moins au départ. C’est que beaucoup se détournaient auparavant de l’entreprise révolutionnaire, car ils ne la croyaient pas possible à l’échelle d’une génération. La révolution russe leur apporte un démenti et vue de France, elle semble même avoir des aspects libertaires, avec le développement des soviets. Las, ils en reviennent rapidement. Ceux qui participent au Congrès de la IIIe Internationale communiste, en 1920, découvrent ainsi la répression dont sont victimes les anarchistes russes emprisonnés et exécutés.

May Picqueray, militante libertaire mais non individualiste, invitée au IIe congrès de l’Internationale syndicale rouge en 1922, est frappée par la vision d’enfants crevant de faim, sans chaussures, dans les rues moscovites. Alors que tous les délégués sont réunis devant un banquet somptueux, elle monte sur une table pour les fustiger : «  Vous n’avez pas honte de vous gaver ainsi alors qu’il y a des enfants qui meurent de faim tout autour ? Elle est belle, votre révolution...  » Lénine la fait appeler le lendemain dans son bureau ; elle s’y rend accompagnée, par précaution, et s’en tire finalement bien. Mais ce congrès lui a ouvert les yeux.

Armand résume, en 1923, la position d’à peu près la majorité des anarchistes individualistes sur la question russe : « Le commencement et la fin de la politique bolchevique, c’est la réalisation d’un État knouto-bismarckien permettant au gouvernement de Moscou d’exercer l’hégémonie sur le continent. Il va sans dire qu’en ce qui nous concerne, individualistes anarchistes, nous ne nous sentons aucune espèce d’affinité avec les anarchistes collaborationnistes russes, pas plus qu’avec les soi-disant anarchistes individualistes libertaires français qui encaissent [...] le légiste, le bourreau, le juge, le procureur. Ralliés, demi-ralliés, quart de ralliés sont bons à mettre dans la même hotte. Entre ceux qui languissent dans les camps de concentration prolétariens et ceux qui les y envoient, nous sommes pour les déportés. »

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La guerre de 1914 comme la révolution russe portent ainsi un coup à l’élan anarchiste individualiste. Avant cela, les excès des illégalistes de la bande à Bonnot, et la répression qu’ils avaient provoqués, avaient déjà affaibli le mouvement. Par la suite, celui-ci éclata en domaines spécialisés. Certains se tournèrent vers les régimes végétariens, les médecines alternatives et le nudisme, d’autres vers la lutte antimilitariste, ou anticléricale. Quelques milieux libres se créent, mais ils sont beaucoup moins en phase avec la vie sociale que ceux de la Belle Époque.
La plupart des individualistes du début du XXe siècle sont cependant restés anarchistes de cœur, et continuent d’accorder leurs idées à leurs pratiques. Dans les années 1960-1970, au moment où une partie de cette génération disparaît, on sent une résurgence des pratiques et des pensées anarchistes individualistes : par rapport à l’amour libre, aux luttes féministes, à l’antimilitarisme, au refus du travail, à la vie en communauté, à l’intérêt pour une autre alimentation, une autre médecine, et plus globalement un autre mode de vie en dehors de tous les préjugés et de toutes les habitudes.

Comme si de Libertad et ses amis aux Enragés de mai courait un invisible fil noir. »



1 Dont le programme est disponible ICI.

2

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Anne Steiner est aussi auteure avec Loïc Debray, de RAF, guerilla urbaine en Europe occidentale (l’Échappée). Et elle vient de faire paraître, toujours dans la même maison d’édition mais cette fois avec Sylvaine Conord, Belleville Cafés.

Par ailleurs, Anne Steiner avait répondu aux questions d’Article11 en mai 2010, en un entretien titré Je suis convaincue que les expériences d’en-dehors vont se multiplier. À lire ICI.

3 Il fallait, pour intégrer l’école normale d’instituteur, être titulaire du brevet élémentaire. Les études duraient alors deux années à l’issue desquelles on passait le brevet supérieur, à l’âge de 18 ans.

4 « En réalité, elles ne sont pas toutes couturières, mais c’est la profession qu’elles déclarent dans les rapports de police. Cette profession pouvait être exercée par des gens en marges, parce qu’il était très facile de se procurer une machine à coudre et de travailler chez soi pour des donneurs d’ordre », précise Anne Steiner.

5 La première d’entre elles fut créée en 1899, au 157, faubourg Saint-Antoine, par l’anarchiste Georges Deherme. En l’espace de deux ans, 230 universités populaires se créent dans toute la France, rassemblant 50 000 adhérents.

6 En 1911 et 1912, quelques individualistes, parmi lesquels Jules Bonnot, un mécanicien de la région lyonnaise, commettent à Paris des hold-up sanglants. Plusieurs de ces individualistes avaient vécu en même temps que Victor et Rirette au siège de l’anarchie à Romainville. Une forte répression frappe alors le milieu et contribue à l’affaiblir. Les protagonistes directs de cette affaire ont été ou bien tués par la police, ou bien arrêtés et condamnés à la peine capitale ou au bagne.

7 «  Anna Mahé est souvent passée par pertes et profits par les historiens, alors qu’elle est la fondatrice de l’anarchie autant que Libertad et qu’elle a porté à certains moments ce journal sur ses épaules, avec sa sœur, Armandine Mahé » insiste Anne Steiner.

8 Extrait d’un article du 15 avril 1909.

9 Premier éditorial du journal, en avril 1905, écrit par Libertad et Anna Mahé.

10 Selon Mauricius, questionné par Pierre-Valentin Berthier, en 1974.

11 «  La plage de Châtelallion est une station balnéaire située au sud de La Rochelle où Anna Mahé organise chaque été des rassemblements d’anarchistes individualistes. Certains s’installent sous des abris de toile, vivent sans vêtements et, par conséquent, finissent par faire fuir les touristes rochelais qui fréquentaient le lieu avant eux », explique Anne Steiner.


COMMENTAIRES

 


  • En lisant ce papier je me dis que j’aurai bien aimé assister à la conférence. En tout cas merci et bravo !



  • Tout pareil, et je trouve que c’est plus clair et intéressant que l’entretien publié précédemment avec Anne Steiner. Merci too !



  • Lu récemment : « Dictionnaire de l’individualisme libertaire » de Michel Perraudeau (aux Editions Libertaires), ouvrage qui permet de faire connaissance avec ces « figures flamboyantes » du mouvement libertaro-individualiste.

    Merci pour cette retranscription : elle donne à ceux qui n’habitent pas Paris un air de « comme si vous y étiez » :-)



  • Le livre de Steiner était intéressant, mais j’ai parfois eu des problèmes avec le style. Elle essaye de re-créer une ambiance début de siècle en utilisant à la louche des termes argotiques... du genre « la Rirette avise un estaminet près du Sebasto ». C’est gonflant à la fin !



  • « Les excés de la Bande à Bonnot » : quels excés ?



  • A Rubempré
    Jusqu’ici on m’a plutôt reproché une écriture trop « précieuse », je n’utilise pas d’expressions argotiques excepté les rares fois où je cite directement les protagonistes de cette histoire. Nulle trace dans ce livre de phrase telle que celle que vous citez.
    AS



  • vendredi 11 novembre 2011 à 06h05, par Varan des Khlongs

    Oui, personnellement j’ai trouvé le bouquin d’une grande clarté, très facile et agréable à lire, sans parti-pris trop apparent, sans omission de certaines contradictions et de certains revirements...Si seulement davantage de bouquins ayant trait à l’anarchisme, à son histoire et à ses protagonistes pouvaient ressembler à ça, sur la forme...

    Pas tout à fait d’accord ceci dit avec la fin de l’article, qui laisse penser que les anarchistes individualistes avaient le « monopole » de certains sujets et de certains thèmes. Les préoccupations évoquées existaient également chez des anarchistes plus adeptes de l’organisation, en France mais aussi en Espagne et ailleurs.
    Je suis assez dubitatif par rapport à la conclusion sur le « fil noir » entre individualistes et Enragés de 68, mis-à-part le fait qu’il existait un individualisme très poussé de ces derniers, à cette différence près qu’il était moins revendiqué que celui des individualistes du début du siècle.

    Et je pense aussi, mais on me pardonnera ce positionnement d’un adepte convaincu de l’organisation, que ce qui a vaincu les individualistes, c’est bien l’avènement de certains mouvements de masse, en particulier la révolution de 36 (mais pas que, les années 20 sont des années de très fort développement de mouvements révolutionnaires de masse), chose sur laquelle ils avaient peu misé (quoique sur ce point -le rapport des individualistes au mouvement social- on pourrait longuement discuter).



  • Merci.
    Très instructif.
    Même si l’histoire est vulgaire et tend a nous déformer, il est parfois intéressant de savoir comment ils furent « beaux » ces pionniers.
    Qu’on aimerait leur ressembler ...



  •  × Karl Marx est beaucoup moins éloigné qu’on ne le croit de ce type d’anarchie individualiste, dans la mesure où il ne propose aucun modèle politique, encore moins de système juridique, à substituer au capitalisme. Il délégitime surtout le système élitiste républicain.
     × En revanche l’idée que la sexualité puisse être « libre » est peu marxiste, pour ne pas dire qu’elle est assez irréaliste ; elle conduit à rapprocher la liberté de l’instinct, ce qui est exactement la ruse des religions, antiques ou modernes.



  • Lecture terminée ce soir. Chouette.



  • jeudi 2 décembre 2021 à 19h56, par bernardino devecis

    ne a tulle etanr ex libraire et bibliothecaire sté savante de brive amie avec celle de TULLE.JE ME SUIS PASSIONNAIT POUR CETTE JEUNE FEMME ET FAIRE SA GENEALOGIE PRES AVOIR CONNU UNE DE SES PETITE FILLE ET LE MARI DE SARAH QUI ETAIT BIGAME.SUR L4ACTE DE CES IL EST MARQUAIT EPOUS DE ANDR3E MARIE SICARD.D4AILLEURS SARAH EST DE9ED2E A BRIVE AVENUE DE LA BASTILLE.J4AI BIEN SUR LES ACTES D’etat civil de ses personnes ;

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