ARTICLE11
 
 

lundi 16 novembre 2015

Littérature

posté à 14h25, par Lémi
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« Des lueurs, des malgré tout »

« Il y a tout lieu d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête des lucioles. »

Cette chronique a été publiée dans le numéro 18 d’Article11, et rédigée en décembre 2014.

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« Je tiens simplement à ce que tu regardes autour de toi et prennes conscience de la tragédie. Et quelle est-elle, la tragédie ? La tragédie, c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains ; on ne voit plus que des singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres.  » (Pier Paolo Pasolini, « Nous sommes tous en danger », 1975)

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Selon Dante, il y aurait en enfer un endroit tout spécialement réservé à ceux qu’il nomme les « conseillers perfides ». Un lieu sombre et repoussant, où s’échoueraient post mortem les politicards (au sens large) les plus fourbes et retors.

Cette grotte maléfique chargée d’accueillir et de rôtir les perfides en question se reconnaîtrait à sa luminosité particulièrement dévoyée. Alors qu’au Paradis, comme chacun sait, la lumière est vive, éclatante, triomphante, là-bas il n’y aurait d’autre clarté que celle renvoyée par des myriades de lucioles. Une damnation clignotante, tout en lueurs et en grouillements d’insectes.

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Une poignée de siècles après que Dante Alighieri a fini de rédiger ce vingt-sixième chant de son Enfer, première partie de la Divine Comédie1, un certain Pier Paolo Pasolini se penche sur la question des lucioles. Nous sommes en 1941, l’heure est grave et l’Italie fasciste, mais le juvénile Pier Paolo ne désespère pas. Il reste l’amitié, l’amour, l’espoir. Après une belle soirée passée à batifoler avec un ami, pris d’enthousiasme, il écrit ceci à un autre : « La nuit dont je te parle, nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles, qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières […]. J’ai alors pensé comment l’amitié est belle. »

Trente-quatre ans plus tard, le 1er février 1975, Pasolini publie dans le Corriere della Sera un article intitulé « Le vide du pouvoir en Italie ». Lequel sera par la suite republié dans ses Écrits corsaires sous le nom d’« Article des lucioles ». Un texte sublime et funèbre, dans lequel l’écrivain et cinéaste italien s’émeut en une puissante parabole de la disparition de ces lumineux insectes : « Au début des années 1960, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau [...], les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. » Par le passé, elles l’envoûtaient de leur présence. Le guidaient dans ses amours. Et voilà qu’elles n’existent plus. Ne reviendront plus. Damnation.

En lieu et place des lucioles, les lumières éclatantes ont triomphé, écrit Pasolini. Les criardes lumières de la télévision. Les inquisitrices lumières du pouvoir. Les factices lumières de la marchandise. Les terrifiantes lumières des projecteurs policiers. Et l’illustre Pasolini de pleurer sur ce temps perdu où l’éclairage n’avait pas tout dévoilé. Où dans l’ombre on s’embrassait, on complotait, on riait. Sans peurs.

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Peu après, il y a cette foutue nuit du 1er novembre 1975 sur la plage d’Ostie. Son dernier souffle. Aucune luciole pour illuminer les lieux, mais le lourd bâton d’un ou plusieurs assassins, acharnés à le faire taire2. Nuit noire.

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Trente-quatre ans après la parution de l’« Article des lucioles », en 2009, Georges Didi-Huberman se penche à son tour sur la question, avec Survivance des lucioles3, hommage au grand Pasolini autant que volonté de poursuivre l’analyse engagée. « Il faut alors comprendre, écrit-il, que l’improbable et minuscule splendeur des lucioles, aux yeux de Pasolini […], ne métaphorise rien d’autre que l’humanité par excellence, l’humanité réduite à sa plus simple puissance de nous faire signe dans la nuit. »

Pour Didi-Huberman, l’écrivain et cinéaste italien a sur la fin de sa vie pêché par excès de noirceur. Aveuglé par la colère et le dégoût, il n’aurait pas voulu voir que dans les temps de désolation survivent des lucioles. Pas nombreuses ni vaillantes, mais bien vivantes. Pour les découvrir, il faudrait mettre du cœur à l’ouvrage, se projeter à corps perdu : « Il y a tout lieu d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête des lucioles. »

Si Pasolini a lutté toute sa vie contre la morale bourgeoise et l’enlisement fasciste, son désespoir vieillissant l’aurait trompé, explique Didi-Huberman : « Une chose est de désigner la machine totalitaire, une autre de lui accorder si vite une victoire définitive et sans partage. Le monde est-il aussi totalement asservi que l’ont rêvé – que le projettent, le programment et veulent nous l’imposer – nos actuels « conseillers perfides » ? Le postuler, c’est justement donner créance à ce que leur machine veut nous faire croire. C’est ne voir que la nuit noire ou l’aveuglante lumière des projecteurs. C’est agir en vaincus : c’est être convaincus que la machine accomplit son travail sans reste ni résistance. C’est ne voir que du tout. C’est donc ne pas voir l’espace, fût-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé, des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout. »

Citant Benjamin, Didi-Huberman résume son dessein : il faudrait « organiser le pessimisme »4.

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Photographie de Yume Cyan


1 Rédigée au début du XIVe siècle.

2 Longtemps attribué à Giuseppe Pelosi, l’un de ses jeunes amants de l’époque, le meurtre de Pasolini reste entouré de zones d’ombre.

3 Publié aux éditions de Minuit.

4 La chronique publiée dans le numéro 18 d’Article11 ne s’arrêtait pas là mais me semble moins entrer en résonance avec les événements actuels.

Voilà ce qui suivait :

Cinq ans après Survivance des lucioles paraissent coup sur coup deux ouvrages très différents mais portés par une même rage de dénicher les lucioles. Le premier, Constellations (Publié aux éditions de l’Éclat), fruit du travail du collectif Mauvaise Troupe, a déjà été évoqué dans cette chronique. Vaste galaxie de témoignages récoltés un peu partout en France et en Europe, il tend à montrer que notre temps et notre camp ne sont pas aussi désertés qu’on a tendance à le croire, que les lieux où s’échafaudent les résistances se multiplient, s’allient, se renforcent. Un coup de poing dans la morosité. Le second, À nos amis(Publié aux éditions La Fabrique), a été rédigé par le désormais célèbre Comité invisible. Il part de postulats discutables (« Les insurrections sont venues ») et adopte parfois un ton péremptoire agaçant, mais la détermination rageuse qui s’en dégage a quelque chose de précieux. De fédérateur : « Si nous sommes partout, si nous sommes légions, il nous faut désormais nous organiser, mondialement. » Il est facile d’en rire, d’en faire des gorges chaudes. Mais ceux-là, n’en déplaise à certains ennuyeux cancans du milieu, continuent sur leur lancée, clignotent à qui mieux mieux, luttent contre l’extinction : « Nous ferons ce qu’il y a à faire. Penser, attaquer, construire – telle est la ligne fabuleuse. Ce texte est le début d’un plan. »

Le 27 octobre 2014, deux participants du très nécessaire et bien nommé Lucioles, « Bulletin anarchiste de Paris et sa région », sont embarqués par la police au métro Belleville. Ils sont inculpés pour « injures publiques », sans doute en raison d’un article intitulé « ’’Maïs chaud !’’ et harcèlement de rue à Belleville », dénonçant la « guerre aux pauvres » menée par les flics du coin. Ils y écrivaient notamment : « Ces gorilles en bleu, avec leurs gilets tactiques, leurs flashballs : le chef aux airs de roquet nerveux, le nabot à la barbichette, le nigaud aux lunettes de sniper, on dirait qu’ils se croient dans un film américain… »

Sur son site, ledit « bulletin » se présente ainsi : « Les lucioles on les voit parce qu’elles volent la nuit. Les insoumis font de la lumière aux yeux de la normalité parce que la société est grise comme la pacification. Le problème, ce ne sont pas les lucioles, mais bien la nuit. ».


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