Gare du Nord, froid polaire. Le lieu vaut parfaite illustration d’une déshumanisation clinique, mêlant modernité urbaine, contrôle social et transit de masse. En ce qu’elle montre et exhibe, en ce qu’elle tait et induit aussi, la Gare du Nord dit beaucoup sur notre monde. Julia Z s’est penchée sur le sujet, sillonnant les lieux pour mieux les décrypter. Dernier volet d’une chronique en 3 actes.
Il est rouge, le capitaine. Il écume. L’affront est difficilement supportable pour un agent de la Police aux frontières : un gardien Sécuritas a voulu vérifier son identité alors qu’il se rendait sur les quais de l’Eurostar. La petite main s’est excusée : « Je ne fais que filtrer sur ordre de la SNCF. » Le policier y lit un complot fomenté par l’entreprise pour prendre le contrôle de la frontière, puis tonne : « Ici, c’est moi qui étanchéifie ! » Il aime beaucoup ce dernier mot. Le suçote avant d’en ajouter un autre : « Je stérilise aussi. » Autour de lui, les files de voyageurs en partance pour le Royaume-Uni peinent à s’écouler ; les contrôles d’identité ne vont pas assez vite. Le capitaine presse ses seconds : « Priorisez ! Les mineurs et les étrangers ! » Ajoute, plus bas : « Pour ces derniers, c’est plus facile. On flaire les gens qui ont peur. » Puis désigne un dame installée dans la queue : « Celle-là ! »
Le capitaine veut tout savoir de son enclos, la plateforme d’embarquement de l’Eurostar. Ce matin-là, les douaniers sont perturbés. Le fonctionnaire chargé de surveiller le tapis roulant du scanner prend enfin la parole. « Des obus. » Silence. « On ne sait plus où les mettre. » Silence. « La Normandie. » Le capitaine a compris. Il félicite chaudement le petit douanier. Le scanner a tranché : les touristes américains revenus des plages du débarquement voyageront sans souvenirs.
Un étage au-dessous, dans le commissariat de la Police des gares, même dilemme : les placards sont trop petits pour consigner les « prises ». Le brigadier soupire : « Le mien est rempli de katanas2. » L’efficacité d’un commissariat est notamment mesurée par la comptabilité des Infractions révélées par l’action des services (IRAS). Un autre critère d’évaluation de l’activité policière repose sur le nombre de gardes à vue. C’est donc tout naturellement qu’en Gare du Nord, le retour du Salon des arts martiaux tourne à la partie de chasse : en une journée, les quotas concernant le port ou la détention d’armes prohibées sont remplis. Le brigadier ne peut s’empêcher de rire : « On a quand même des collègues qui cherchent n’importe quoi. Une fois, un gars a ramené un Saint-Cyrien pour port d’arme illégale... » Déconvenue pour les zélés traqueurs : les geôles de Gare du Nord3, au sous-sol, sont surpeuplées et les OPJ4 « hiérarchisent ». Et puis, « On fait de l’étranger. On dit alors qu’on fait de l’OQTF5 », ajoute un gardien de la paix. « Surtout en fin de mois », quand les quotas d’IRAS ne sont pas atteints. Confort Gare du Nord : le code de procédure pénale autorise la chasse à l’homme facile et sans entrave. Les contrôles d’identité peuvent être menés sans justification dans les gares ferroviaires ouvertes au trafic international.
Dans la cuisine du commissariat, les policiers de la table ronde se félicitent. Le lieutenant explique : « On a récupéré les escalators et la mezzanine RER » à trente képis contre « euh... au moins cent » casquettes. Ils ne savent plus très bien. Une guerre de position : « On a tout le temps été là, on a saturé les lieux. Si on ne met plus de bleu pendant quelques heures, les infractions augmentent très vite. » Le gardien de la paix renchérit : « C’est qu’ils nous observent. On est détronchés. » « C’est une sorte de jeu », explique un GPSR6 de la RATP. Mais « les jeunes ne sont pas chez eux » pavoise un policier.
Le responsable de la Surveillance générale (Suge7) de la SNCF raconte plusieurs fois la même histoire. Il parle de ses « lions ». Il en a quatre. Il dit qu’ils en « demandent toujours plus ». Que samedi passé, sur le parvis, ses « lions » « se sont fait attaquer par 25 jeunes : une vraie bataille ». Qu’il a fallu leur montrer à qui « appartient la Gare du Nord ».
Il ajoute qu’en Gare du Nord, l’heure de « la réquisition du procureur » est un « beau moment » : la police, à des fins de recherche et de poursuite d’infractions pénales, obtient alors l’autorisation de procéder à des contrôles d’identité massifs dans un périmètre délimité, pour un temps donné. Pour cela, des effectifs de la Suge et de la RATP sont mis à disposition de la police : « Ça nous permet d’être complémentaires. La police contrôle pour port d’arme illégale, et nous, derrière, on vérifie qu’il n’y a pas d’infraction sur les titres de transport. À l’inverse, une infraction sur le titre de transport peut révéler un clandestin. » Quelques heures par semaine, police et service public du transport se secondent ainsi pour intensifier le rendement répressif. C’est important pour la Suge : « On se sent utiles. On est dans l’action. »
Un peu plus loin, le type de la cellule Tag, l’unité de la Brigade des réseaux ferrés chargée de retrouver les auteurs des graffitis, collectionne les bombes de peinture et récite l’histoire du tag à toute allure. Il dit : « Des histoires de narcissisme, rien d’autre. Des chiens qui pissent contre un arbre. »
Épisodes précédents
1 : Gare du Nord, la fabrique du non lieu
2 : Gare du Nord, police du recoin
1 Cette illustration ainsi que celle utilisée en vignette sont des collages de Julie Jacob et Fred Chance, réalisés pour un ouvrage de Jacques Fabien intitulé Paris en songe, éditions Burozoique. D’autres à contempler ici.
2 Sabres japonais.
3 Toute personne interpellée sur les réseaux ferrés parisiens est conduite, dans l’heure, dans l’une des deux Unités de traitement judiciaire, situées en Gare de Lyon et Gare du Nord.
4 Officier de police judiciaire.
5 Obligation à quitter le territoire français.
6 Groupe de protection et de surveillance des réseaux : service de sécurité de la RATP.
7 Service assurant le respect de la Police des chemins de fers, et la « sécurisation » des gares et des trains.