vendredi 8 novembre 2013
Chroniques portuaires
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Chaque année, quelques milliers de passagers embarquent clandestinement sur des navires marchands. Pour les éliminer du circuit économique, une politique migratoire privée met en équation priorités des compagnies maritimes et intérêts des États. Un monstre froid dans une mer d’huile.
Cet article a été publié en deux parties dans les numéros 12 et 13 d’Article 11 papier
Géométrie d’un assassinat. Administration privée et sous-traitance des contrôles migratoires en milieu maritime
1- Un point dans l’espace, Robertson
William Robertson est toujours anecdotique. Au détour d’une description, dans le détail d’une procédure, il apparaît. Par instants et en des lieux divers, son souvenir appuie une histoire - il est une figure utile, édifiée dans les creux du discours indirect (rares sont ceux qui le connaissent vraiment). Dans le port de Burgas, les officiers de la Police aux frontières bulgare rapportent avoir rencontré ses hommes en 20081 - depuis Londres, William Robertson dépêche. Et plus récemment, dans le port du Pirée, la correspondante locale d’une puissante mutuelle d’armateurs évoquait au tournant d’une phrase ses collaborations avec le « bon vieux Bill2 » .
À vrai dire, William Robertson est un homme de choix, discret et serviable. On le retrouve aujourd’hui dans les conseils d’administration de prestigieuses associations de sauvetage en haute-mer3 ou d’arbitrage de contentieux maritimes4 : de l’assistance il s’est créé un métier. Très tôt en effet, après avoir fait ses classes dans les agences d’armateurs qui bordent la River Tyne (Newcastle), le jeune garçon oriente sa carrière vers le secteur de la prévention maritime et rejoint dès les années 1970 le cercle feutré des Protection & Indemnity (P&I) Clubs. Fondées au milieu du XIXe siècle, ces mutuelles d’armateurs et d’affréteurs couvrent, à la manière de sociétés d’assurance, l’ensemble des risques que peut rencontrer un navire5 – sur la responsabilité, Robertson exerce ses poignets.
Le 10 septembre 2012, dans le port de Lomé au Togo, quatre dockers parviennent à se glisser dans un petit espace sous la cale du navire marchand sud-coréen Hundaï Treasure Ship, en partance pour l’Europe. C’est par nécessité – boire, manger – que les quatre hommes se présentent à l’équipage une vingtaine de jours plus tard. En prévision d’une escale à Casablanca, le commandant demande aux autorités marocaines l’autorisation de débarquer ces passagers intempestifs. Celles-ci rétorquent que la procédure et les frais de rapatriement vers les pays d’origine de ces dockers (le Nigeria, la Sierra-Léone et la Guinée) doivent intégralement être pris en charge par l’armateur. Incertaines, les négociations menacent de retarder la course du navire et le Treasure quitte bredouille les côtes marocaines. Le 17 octobre, le commandant d’un porte-conteneurs libérien lance une alerte auprès des gardes-côtes algériens : les quatre se débattent dans l’eau au large de Cherchell6.
Face à cette situation, d’aucuns diraient que les mers et les océans sont des espaces d’exception (sans foi ni loi) ; d’autres évoqueraient à l’inverse la surdétermination marchande du milieu marin (l’humain, entre les conteneurs, n’y aurait pas sa place) ou le caractère procédurier de l’État marocain. Les interprétations fusent mais les faits demeurent. L’acte est violent, contraire à l’éthique maritime mais bien que démunis, les quatre dockers ont provoqué sur le bateau une telle crainte qu’il aura fallu se débarrasser d’eux. Sur ce navire et peut-être au-delà, les passagers clandestins ont malgré eux produit un effet dans lequel « tout le monde » s’est laissé embarquer ; l’efficace de leur figure a été redoutable. Les personnes, celles qui se débattent dans l’eau, ont cessé d’exister à partir du moment où elles sont sorties de leur cachette - et, interrogé, je crois bien que l’équipage répondrait avec sincérité qu’au meurtre il a été poussé, sans être en mesure de désigner un responsable.
Entre les lignes de l’article narrant l’événement de Cherchell affleure un espace maritime découpé, où les frontières, les intérêts et les régimes de souveraineté voyagent et s’entrecroisent momentanément. Une fois découvert, le passager clandestin relève de la responsabilité du capitaine, qui représente l’armateur. Il est un « sans-droit » dont le devenir est déterminé par une compagnie maritime, laquelle se heurte quasi systématiquement à un refus de débarquement. Une enquête menée dans 22 ports de l’Union européenne par le réseau Migreurop montre que les « autorités [nationales] posent comme principe que ces personnes, dépourvues de documents en règle, ne peuvent entrer sur le territoire7 » . En 1957 déjà, l’agence onusienne en charge de promouvoir la sécurité des navires (OMI) essuyait un refus appuyé quant à la ratification d’une convention prévoyant une obligation d’accueil des passagers clandestins à la charge des pays signataires. Depuis, l’agence exhorte « les État, les ports, les compagnies maritimes et les capitaines à prendre les mesures nécessaires pour prévenir l’arrivée d’un passager clandestin ». Elle met l’accent sur « la responsabilisation des transporteurs » tout en encourageant les États à lever les sanctions financières et pénales prévues à cet effet si l’armateur « coopère8 » - autrement dit, s’il empêche le passager clandestin de s’échapper du bateau lorsqu’il est à quai. Palabres.
William Robertson se mêle des affaires mais ne trempe pas. On l’imagine distant, réfléchi, mesuré. De son temps de « P&I » dans les années 1980, il était certainement de ceux qui planchaient sur les « hard cases », au rang desquels les incidents impliquant la vie humaine. Sur les listes dressées par les Clubs, les passagers clandestins côtoient sur une même ligne d’encre les déserteurs et les grévistes : l’assureur prend à sa charge les frais dérivés de leur présence, et il lui revient de résoudre l’histoire des problèmes. Achever celle du passager clandestin dépend pour beaucoup de son embarcation : si la ligne maritime est régulière, l’histoire se solde par un enfermement à bord jusqu’au retour dans le port d’embarquement – le cas est simple. Mais à l’inverse, comment boucler le voyage d’une personne partout indésirable et qui se trouve sur un tramper, un navire naviguant à travers le monde sans trajectoire fixe ?
Il est des noms et des domaines bâtis sur du minuscule et de l’a priori insignifiant. Quand en 1994, William Roberston décida d’accoler son patronyme à la résolution de cette épineuse question, il évita soigneusement de se faire ranger dans la catégorie des passionnés ou des opportunistes : sa société Robmarine Shipping (Overseas) répondait à une demande pressante. Spécialisée dans la mise en œuvre de protocoles visant à extraire un passager clandestin d’un navire sans en retarder la course, Robmarine participe avec professionnalisme à l’élaboration d’une politique migratoire privée. Autrement dit, elle s’associe (avec les P&I Clubs qui ne recourent pas à ses services) à la définition de procédures d’expulsion alternatives à celles menées par les États dans le cadre de la répression des étrangers. Il faut dire qu’à bien des égards, les sociétés d’assurance du monde maritime gagnent à développer ce savoir-faire autonome – dans les rares cas où l’État met son nez dans l’affaire, le bateau est immobilisé au port dans l’attente d’une décision, et la livraison retardée.
Dans le port de Burgas, en 2008, les hommes envoyés par William Roberston ont patrouillé à quai pendant quelques jours, la police locale tardant à prendre ses dispositions au sujet de quatre Algériens égarés en mer Noire sur un bateau battant pavillon panaméen. Les quatre ont fini dans le centre de rétention de Bustmansi. Ils sont une exception. Pour les autres tramper boys, la procédure glisse à une allure infernale. À partir du moment où le capitaine découvre le passager, il s’agit – pour William, pour les P&I - de l’« identifier » afin de lui réunir un « nécessaire à prendre l’avion9 » dans le prochain pays d’escale. Dernièrement, on trouvait sur le site internet de Robmarine une demande officielle adressée par l’État tanzanien aux Clubs pour leur demander de cesser de réadmettre sur son sol des passagers clandestins d’une autre origine. Et l’on se souvient de Fabio10, agent P&I à Barcelone, tapant rageusement du poing sur la table suite au refus de l’ambassade marocaine de reconnaître un jeune homme sans l’avoir vu, alors que Fabio acceptait de « tout payer ». Il est des moments où la petite mécanique s’enraye. Mais ils sont toujours anecdotiques.
2- Évolution de l’espace : politiques antiterroristes et sous-traitance des contrôles migratoires
Il en est donc ainsi : tandis que les États écartent toute possibilité d’accueil en pointant la responsabilité des transporteurs, le droit maritime international remet légalement le devenir de ces passagers entre les mains des capitaines et de leurs armateurs. En conséquence, les entreprises privées élaborent des stratégies pour expulser ces migrants sans retarder la circulation des marchandises.
Des procédures d’enfermement et d’expulsion des « indésirables » ont ainsi été définies et menées par des acteurs de l’industrie maritime, pour pallier le non-interventionnisme étatique. Cette sous-traitance du contrôle aux frontières maritimes apparaît pourtant diffuse et dépolitisée : pour la marine marchande, réadmettre un migrant ne relève pas d’un choix mais d’une contrainte économique, et l’accomplissement du « sale boulot » est externalisé par les acteurs maritimes vers des « professionnels du risque ».
S’il semble difficile de dater la mise en œuvre de cette administration privée du fait migratoire11, il s’avère par contre aisé d’identifier le moment précis où cette économie discrète a été ébranlée. En février 2002, le premier numéro de Beacon - newsletter éditée par le groupe d’assureurs maritimes Skuld - soulignait les effets néfastes des politiques sécuritaires consécutives aux événements du 11 septembre 2001 sur les procédures de rapatriement des passagers clandestins12 . Outre une difficulté croissante à obtenir des laissez-passer et la nécessité désormais incontournable de prévoir une escorte privée lors d’une réadmission par avion, Beacon signalait également la quasi-impossibilité de débarquer des ressortissants arabes ou afghans, les États tiers n’autorisant plus leur transit aérien sur leurs territoires. Après s’être répandu en avertissements d’ordre pratique - montrant combien le sécuritaire contrevenait à la performance économique -, le groupe Skuld recommandait pourtant la lecture d’un article du quotidien libanais An-hanar narrant l’histoire d’un passager clandestin suspecté d’être en cheville avec Ben Laden, et interpellé en possession de quatre millions de dollars. Aussi fumeuse qu’elle puisse paraître, Beacon assurait ses collaborateurs de l’intérêt d’une anecdote, qui « illustre comment le fait de voyager clandestinement peut être utilisé afin de faciliter les mouvements ainsi que les activités criminelles et terroristes ».
Ce premier numéro de Beacon s’inscrivait dans un contexte maritime marqué par la mise en œuvre de mesures sécuritaires d’urgence par le gouvernement états-unien. De cibles éventuelles, les navires et leurs cargaisons ont été considérés comme des armes potentielles dès le lendemain du 11-Septembre. En novembre 2001, l’Office des douanes et des contrôles aux frontières (CBP) établissait un système de certification - the Customs-Trade Partnership Against Terrorism – invitant les acteurs de la chaîne logistique à faire preuve de zèle sécuritaire en échange d’inspections plus rapides de leurs navires. Peu après, en février 2002, le CBP initiait le Containers Security Initiative (CSI). Ce programme - aujourd’hui appliqué dans vingt-deux ports européens - vise à identifier les conteneurs présentant « un risque terroriste » grâce à l’implantation d’agents des douanes états-uniens dans les principaux ports étrangers, spécialisés dans le fret conteneurisé, et réciproquement. Encouragés par l’Organisation mondiale du commerce, ces accords de collaborations douanières ont permis d’expérimenter de nouvelles techniques de contrôle fondées sur la détection (généralisation des scanners et développement de programmes informatisés d’identification des conteneurs dit « à risque »). Pour autant, ces programmes demeuraient on ne peut plus classiques, leur réalisation reposant sur des métiers auxquels reviennent, traditionnellement, les fonctions de surveillance (police, services douaniers), et l’attention sécuritaire étant portée sur la marchandise uniquement. Structurellement, l’innovation sécuritaire devait alors se montrer à la mesure de l’innovation terroriste du 11-Septembre. Il fallait donc aller plus loin.
Adopté en 2004 par l’Organisation maritime internationale - sous pression des Etats-Unis -, l’International Ship and Port Security Code (ISPS) entendait responsabiliser le champ maritime afin de prévenir et de détecter une série de « menaces ». Dont, en vrac, le terrorisme, les actes de piraterie, de trafics illicites, ainsi que l’immigration dite clandestine, le sabotage et la prise d’otage. Alors que le CSI fait encore aujourd’hui l’objet de lourdes controverses13, la certification ISPS des navires et des bâtiments portuaires s’est en revanche révélée être un enjeu déterminant au sein de l’économie maritime puisqu’elle participe de l’attractivité portuaire : un navire non labellisé peut ainsi se voir interdire de pénétrer dans un port « aux normes ». À l’inverse, un bateau certifié peut refuser d’accoster dans un port non suffisamment sécurisé. Au sein des équipages, les protocoles de sécurité ISPS impliquent une multiplication des tâches de prévention sécuritaire avant et pendant chaque appareillage (fouille, ronde, gardiennage). Ils imposent également la désignation d’un agent de sûreté du navire, choisi parmi le personnel en place. Considérés comme « secondaires », ces protocoles sont souvent vécus par les équipes comme des fardeaux14, mais n’en constituent pas moins de redoutables instruments de la lutte anti-migration15.
Plutôt que d’être considérés comme un désagrément économique à la charge des compagnies maritimes, les passagers clandestins embarqués sur les navires de marine marchande sont depuis 2004 érigés en figures contrevenant à la sécurité des États - et leur répression est légalement reportée sur les acteurs privés de l’industrie maritime (marins, armateurs, assureurs, affréteurs). Bien que le code ISPS ne change en rien le règlement effectif des cas de passagers clandestins découverts à bord - pris en charge par la sphère assurantielle –, il fait de la prévention migratoire un enjeu quotidien et prioritaire pour les équipages des navires. Un capitaine de cargo turc raconte : « Avant, le passager clandestin restait avec l’équipage, on regardait la télévision ensemble sans que cela ne pose de problème. A présent, je suis mal à l’aise. Il me faut expliquer à l’équipage que si j’attache ou j’enferme la personne, ce n’est pas pour lui faire du mal. Et il me faut aussi faire travailler deux marins à la surveillance de la cabine.16 »
Géométrie élémentaire
– 1/ Les États sanctionnent financièrement les transporteurs s’ils convoient des migrants irréguliers. Les État n’accueillent pas non plus ces derniers. 2/ Les contrats passés entre les armateurs et les assureurs maritimes impliquent la prise en charge par les seconds des frais liés à la présence des passagers clandestins. 3/ Les États apprécient beaucoup les efforts de la sphère privée en matière de répression migratoire et font sauter les contraventions si cette dernière peut prouver qu’elle a tout fait pour éviter la présence de cette « menace ». 4/ Les marins doivent donc tout faire pour empêcher les migrants d’embarquer. Les assureurs veillent au grain. 5/ En octobre 2012, quatre migrants sont jetés par dessus bord au large des cotés algériennes par l’équipage du Hyundai Treasure Ship.
Cet article a été écrit en parallèle d’un autre article (en anglais) traitant du même sujet, avec Paloma Maquet, publié dans le numéro thématique « Informants, spies and subversion » (août 2013) du Statewatch journal, la revue trimestrielle du centre londonien de recherche sur les libertés publiques, Statewatch. Ce numéro est intégralement téléchargeable en ligne ; la publication imprimée peut être commandée par voie postale. Une version française de l’article « Sanctions for stowaways : how merchant shipping joined the border police » est accessible ici.
Une partie des informations recueillies sur la présence des passagers clandestins dans la marine marchande fait suite à une recherche collective menée en 2010 par le réseau Migreurop, au terme de laquelle un rapport d’enquête a été rédigé : Au bord de l’Europe, l’externalisation des contrôles migratoires.
Les images illustrant cet article sont des visualisations du niveau d’oxygène, d’acidité, de nitrate et de salinité de l’eau du fleuve Tyne (nord-est de l’Angleterre), à plusieurs moments de l’année 2012 - les capteurs ayant été installés sur les pales d’un moulin à eau.
« Géométrie d’un assassinat » est un titre repris d’un album du groupe État brut, sur lequel porte en partie la chronique portuaire du numéro 14 d’Article 11 (en kiosque en ce moment).
1 Voir rapport du réseau Migreurop 2010-2011, p.67.
2 Dans un entretien mené par Max Sabadell en février 2013.
3 Citons le Tsavliris Salvage Group.
4 Il est membre de la London Maritime Arbitrators Association.
5 Les P&I clubs couvrent aujourd’hui plus de 90% des bateaux de la marine marchande mondiale.
6 El Watan du 19/10/12.
7 Migreurop, Op. Cit., p.63.
8 Cf. circulaires du MSC/OMI.
9 Composé d’un laissez-passer de l’ambassade du pays d’origine, d’une autorisation des autorités locales, de billets d’avion et d’une escorte privée jusqu’au pays d’origine. Voir Migreurop, Op. Cit.
10 On retrouve Fabio dans la première chronique portuaire Ulysse Polizón publiée dans le numéro 5 d’Article 11.
11 En 1957 déjà, l’Organisation maritime internationale essaya sans succès de sécuriser le devenir de ces passagers.
12 Rodrigues A. et Bou-Melhem F., (2002), « How 11 September changed attitudes on stowaways and why owners should be even more careful », Beacon Skuld Newsletter, # 1.
13 La mesure du « 100 % scanning » (visant à scanner l’intégralité des commerce promis à l’exportation) introduite dans le CSI en 2012 suscite de nombreuses critiques de la part des parlementaires états-uniens ainsi que des autorités partenaires, dont la Commission européenne. Elle impliquerait des dépenses disproportionnées par rapport aux risques encourus, et retarderait le commerce international.
14 In Prakash Metaparti (2010) : « Rhetoric, rationality and reality in post-9/11 maritime security », Maritime Policy & Management : The flagship journal of international shipping and port research, 37:7.
15 Le nombre de passagers clandestins a considérablement diminué suite à l’introduction de ISPS. Voir rapport Migreurop, Op. Cit. p.36.
16 Migreurop, Op. Cit., p.55.