mardi 18 septembre 2012
Textes et traductions
posté à 17h55, par
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Elle a beau avoir pour elle la puissance de feu, la machine médiatique a ses points faibles, ses défauts. Avec un peu de persévérance et une bonne dose d’imagination, il est même possible de la faire dérailler. Des collectifs – les Yes Men, Luther Blisset, etc. – s’y sont joyeusement employés, au carrefour du militantisme et de l’art. Retour sur quelques cas d’école de hacking des médias.
C’est à partir des années 90 que des collectifs empruntant à l’art et à l’activisme commencent à s’adonner à la fabrique de récits, en jouant sur notre envie de se (faire) raconter des histoires. Ils mettent alors au point des stratégies huilées pour envahir les médias avec leurs propres histoires. Pouvoir du récit contre récits du pouvoir.
Raconter des histoires est un mode de production du réel. Toute entité produit des récits sur son passé, son présent et son avenir – en exposant sa version sous le signe de l’objectivité : les Gaulois ancêtres des Français, l’Économie et ses lois naturelles, etc. Le dispositif médiatique n’échappe pas à cette logorrhée : les histoires, rapportées ou vécues, sont même la matière première des médias. On peut avancer que la qualité d’un journal dépend notamment du degré de conscience qu’il a du caractère narratif de ce qu’il produit. Le storytelling, c’est-à-dire la mise en récit, est un concept à succès depuis 30 ans1. C’est aussi le moyen, pour certains collectifs, de renouveler les pratiques artistiques et militantes.
Un storytelling à contre-courant
Les journalistes savent à quel point leur audience aime les histoires, surtout si elles sont bien enrobées et si elles valident un point de vue auquel on est acquis d’avance. Plusieurs groupes d’activistes savent autre chose : les journalistes aussi aiment les histoires, et surtout y croire.
Deux d’entre-eux se sont fait largement remarquer : RTMark2 (devenus Yes Men) et Luther Blisset. Leur mode opératoire ? Renverser l’objectif du storytelling en racontant des histoires aux « narrateurs » professionnels. Ils critiquent en acte le système médiatique se nourrissant de récits fabulés, et font jouer à plein les effets mythifiant des histoires. Ils s’approprient et détournent ce qu’on a appelé la « grammaire culturelle, qui désigne la totalité des codes esthétiques et comportementaux qui préside au bon déroulement de la vie en société, ainsi que les nombreux rituels que celle-ci impose à tous les échelons »3. En maîtrisant ces codes, ils parviennent à insérer leurs « coups » et canulars dans le flux médiatique.
RTMark, qui se présente comme une entreprise en lutte contre les abus des entreprises4, a axé sa démarche sur la correction d’identité, c’est-à-dire le fait d’amener une personne physique ou morale à dire ce qu’elle pense vraiment. Le collectif s’appuie sur une grande connaissance de la « communication » : création d’infos-hameçons pour journalistes, réalisation soignée de communiqués de presse, imitation crédible des apparences de la cible.
Luther Blisset est un collectif d’Italiens qui a pris le nom d’un ancien joueur de foot du Milan AC. Ils ont encouragé ceux qui le voulaient à signer de ce nom leurs propres œuvres ou actions. Leur connaissance des vices du système médiatique était là aussi au service de leurs actions variées, qui allaient du canular à la diffusion de textes purement théoriques en passant par la création d’une émission de radio. C’est pourquoi Luther Blisset a défini son activité comme « trans-media storytelling ». Leur principale activité a été la médiatisation de personnages, de groupes et de phénomènes inventés par leurs soins. Leur but : pratiquer une « contre-information homéopathique en injectant dans les médias une forte dose de factice ». Luther Blisset a aujourd’hui muté, et c’est le collectif Wu Ming (qu’Article11 interviewait ici) qui a repris le flambeau.
Raconter des histoires a des effets concrets
En 1999, pendant la campagne présidentielle américaine, les membres d’RTMark ont acquis le nom de domaine GWBush.com et dupliqué le site officiel de Georges W. Bush, en y présentant une biographie et un programme de campagne « corrigés ». Grâce à un communiqué de presse efficace, le site a été cité dans quelques petits journaux. L’équipe de Bush les a alors dénoncé à la commission électorale, menaçant de les attaquer en justice s’ils ne fermaient pas le site. Bush, interrogé en conférence de presse sur la question, insulta le propriétaire du site et scanda qu’« il devrait y avoir des limites à la liberté ». RTMark se saisit alors de ces attaques et injures pour attirer l’attention des médias sur son site « correctif », et capitalisa sur cette phrase du candidat pour mettre en avant ses désirs de restreindre la liberté d’expression sur Internet5. La correction d’identité initiale (le site gwbush.com) a non seulement aidé RTMark à diffuser son opération, mais a également permis d’obtenir en second lieu qu’il sabote lui-même sa communication policée sur les libertés – autrement dit que la cible d’RTMark « corrige » elle-même son identité publique.
Une des actions les plus réussies de Luther Blisset a consisté à utiliser le contexte d’une affaire judiciaire qui faisait les gros titres des journaux italiens pour faire naître une seconde affaire, « imaginaire ». Entre 1996 et 1998, une enquête et un procès ont eu lieu à Bologne concernant une supposée secte : Bambini di Satana (les Enfants de Satan). On accusait la secte de violence sexuelle, de pédophilie, d’abus rituels et d’homicides. Mais les victimes restaient inconnues. Le traitement médiatique de l’affaire était à charge, et il s’appuyait sur une peur collective. Dans ce contexte, le collectif a créé une histoire d’altercations entre des adorateurs du Démon et des chasseurs de sorcières sous forme de vidéos, d’objets et de textes diffusés auprès des journalistes. Les médias ne vérifiant pas les « pièces à conviction », les diffusant et les commentant, ils nourriront à leur tour le récit de manière active. En dévoilant la vérité, Luther Blisset démontrera ainsi que les médias peuvent faire leurs gros titres d’affaires inexistantes. L’objectif affiché était de « démontrer l’insuffisance de professionnalisme » des journalistes, et « le manque de fondement de la panique morale »6 L’impact de cette révélation a modifié le climat moral et la gestion médiatique du procès en cours7, dont les accusés seront finalement relaxés.
En 2004, dans un autre contexte, les Yes Men (membres d’RTMark) utilisèrent un procédé légèrement différent dans l’affaire Dow Chemical – du nom de l’entreprise propriétaire de l’usine chimique de Bhopal en Inde8, qui avait été le lieu de l’accident industriel le plus meurtrier de l’Histoire en 1984. Aucune indemnité digne de ce nom n’avait été versée aux familles de victimes et aux blessés. Peu avant la date « anniversaire » des vingt ans de l’explosion les Yes Men créèrent le site DowEthics.com, en le présentant comme la voix de l’entreprise. BBC World les contacta via ce site pour leur proposer une interview sur le sujet. Ils acceptèrent et firent alors en direct l’annonce « officielle » que Dow allait enfin indemniser les victimes à hauteur de 12 milliards de dollars. En 23 minutes, le cours de l’action perdit 4.3% de sa valeur (2 milliards de capitalisation). Deux heures plus tard, la société Dow publia un démenti minimal, se contentant d’indiquer qu’il s’agissait là d’une fausse annonce – sans un mot sur la catastrophe et l’indemnisation des victimes. Les Yes Men « aidèrent » alors Dow à rendre plus explicite sa communication internationale en publiant un nouveau démenti signé « Dow » où ils formulèrent expressément les refus de nettoyer le site pollué et d’indemniser décemment les victimes. Ce canular fut largement diffusé dans les journaux télévisés du monde entier et fit l’objet de plus de 6 00 articles. Il permit de limiter les lamentations consensuelles sur la catastrophe au profit de la question des responsabilités.
Le démenti n’est pas un échec : il est attendu. L’objectif est en réalité de faire parler de l’affaire (par le démenti de la cible autant que par le scandale du canular) et de révéler la position de la cible silencieuse. Dans certains cas celle-ci se « corrige » elle-même de manière explicite (comme G. W. Bush), dans d’autres cas il faut le faire en son nom (comme pour Dow). Cette opération permet ainsi une « correction » des termes du débat public.
Raconter des histoires sur ses propres histoires
Ces activistes ont une pratique conséquente du storytelling. Ils savent
que les récits qui seront tirés de leur histoire s’agrègeront bientôt à cette même histoire. Participant à la réécriture de leurs actions médiatiques, multipliant les fausses identités, ils contribuent très largement à la mythification de leurs opérations et de leur propre genèse.
La naissance d’RTMark est connue, presque légendaire : l’action fameuse du BLO (Barbie Liberation Organization) qui avait inter-changé les voix pré-enregistrées de 300 Barbies et de G.I. Joe avant Noël, tout comme l’introduction dans le jeu SimCopter de militaires gays s’embrassant, sont présentés comme les premiers faits d’armes concertés et financés par le « fonds mutuel » d’RTMark. En réalité, ceux-ci ont largement précédé la formation d’RTMark, officialisée plus tard par les deux personnes à l’origine de ces opérations indépendantes. Les chiffres font aussi partie intégrante du récit : ce sont « plusieurs centaines de barbies » qui ont été opérées, « 300 » peut-on lire ici, « 3000 » là, et « 6 » ailleurs. La fausse édition spéciale du New York Times qui titrait « La guerre en Irak se termine », réalisée en 2008 a, elle, été distribuée dans les rues de Manhattan à 80 000 exemplaires... selon les sources.
Luther Blisset a adopté la même stratégie. Leur fameux « plan quinquennal », qui programmait l’ensemble des actions prévues pour les cinq années à venir, présenté dans toutes les « biographies » du collectif, a clairement été écrit a posteriori. Les récits pullulent sur Internet ; on peut y lire le récit d’une série d’actions, mais il est toujours laissé entendre qu’ils en ont une multitude d’autres à leur actif. Ces groupes n’ont pas tellement besoin d’écrire et d’exagérer ces récits car les « storytellers » involontaires s’en chargent. Les événements prennent alors une autre tournure, une autre ampleur, et parfois même une autre signification par l’enchaînement et la reprise des récits faits sur la Toile.
Ces activistes pratiquent deux retournements : le premier est technique ; c’est celui de la « communication », qui dévoile les mécanismes aberrants du traitement médiatique et qui attire l’attention sur les sujets qu’ils choisissent. Le second est créatif ; c’est celui du storytelling, qui exploite la puissance de pénétration du récit dans les médias et l’opinion, et développe un imaginaire à contre-courant. En occupant ainsi ce champ, ils restreignent la liberté de mouvement des « storytellers » dominants.
Leurs opérations se font aux frontières de l’art, de la littérature et de l’activisme – sans se réduire à aucun d’eux. Ils entremêlent critique sociale, jeu et humour, tout en refusant de se laisser happer par la dialectique étroite de la vérité et de la fiction qui exige des transformations sociales « matérielles », fustigeant tout ce qui n’est pas « réel » ; ou la dialectique, solennelle, de l’art pour l’Art. Loin de tout esprit de sacrifice, c’est avec plaisir qu’ils réalisent leurs actions et invitent à la réutilisation de leurs idées et créations.
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La Rotative est un collectif qui réfléchit sur les stratégies d’action politique et aspire à réunir les activistes, les joueurs d’échecs, les philosophes et les cuisiniers...
Cet article est issu du livret « Jujitsu politique – L’art du levier », une série qui présente plusieurs détournements opérés par des activistes dans les champs de la propriété intellectuelle (copyright et copyleft), des procès politiques (faire du tribunal une tribune), des banques (crédit à la consommation et insolvabilité) et de l’habitat (droit des affaires et propriété coopérative anti-spéculative).
Le vendredi 12 octobre, à 20h, nous organisons une présentation-discussion du livret et de ces stratégies de détournement, à la librairie Michèle Firk (Montreuil, 9 rue François Debergue, M° Croix de Chavaux)
Pour tout commentaire ou proposition, ou pour demander la version pdf, écrivez à : larotative1@gmail.com.
1 A partir des années 80, une nouvelle forme de management introduit dans l’entreprise le storytelling management, c’est-à-dire l’utilisation des récits personnels et collectifs pour constituer et transmettre la culture de l’entreprise. Les publicitaires les rejoindront vite : on ne vendra plus une image de marque, on vendra un récit « légendaire ».
2 ®TMark, prononcé “artmark”.
3 Manuel de communication-guérilla, p. 18, La Découverte, coll. Zones, 2011.
4 RTMark a ébauché un détournement ambitieux et savoureux de la forme juridique de l’entreprise. Dénonçant l’absence de responsabilité pénale des entreprises, le collectif a résolu de retourner ce statut juridique pour commettre des actes aux frontières de la légalité contre des entreprises emblématiques. Une bourse de projets de sabotage, classés en 16 fonds différents, proposait au public d’en acheter des « actions ». Les « profits » de cette entreprise étaient culturels. Ne parvenant pas à remplir sa déclaration d’impôts, elle aurait été radiée des registres commerciaux du New Hampshire.
5 Cf. http://www.rtmark.com/bushfr.html
6 http://www.wumingfoundation.com/ita... l
7 Le livre du principal accusé analyse les effets du canular sur le jugement. Bambini di Satana - processo al diavolo. I reati mai commessi da Marco Dimitri, Antonella Beccaria, Nuovi Equilibri – Stampa Alternativa, 2006.
8 En réalité, en 1984, Union Carbide était le propriétaire de l’usine, mais Dow Chemical a racheté Union Carbide en 2001.