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mardi 6 août 2013

Textes et traductions

posté à 14h09, par Grégoire Vilanova
8 commentaires

Les Molly Maguires, justiciers des mines

Le 21 juin 1877, dix membres des Molly Maguires, une organisation secrète de mineurs et ouvriers irlando-américains, sont exécutés par pendaison, suite à un procès inique. On les accusait (entre autres) d’avoir assassiné des industriels. Retour sur une organisation qui fit trembler bien des patrons.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 12 de la version papier d’Article11, dans la rubrique Petites histoires séditieuses1.

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Nord de l’Irlande. Dans les années qui suivent la Grande Famine (1845-1851), la lutte fait rage entre métayers irlandais et grands propriétaires terriens britanniques. Privés de terres, les premiers s’organisent en sociétés secrètes visant à « rétablir la justice » - parmi elles, les Molly Maguires. Selon la légende, ses membres auraient choisi leur nom en hommage au courage d’une veuve expulsée de ses terres : elle se serait introduite chez son ancien propriétaire avant de l’abattre avec le pistolet qu’elle avait caché sous sa jupe. Mais d’autres récits évoquent la tenancière d’une auberge dans laquelle se réunissaient les membres de l’organisation avant de faire le coup de poing2.

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Une réunion des Molly Maguires, vue par la presse de l’époque

Entre les années 1840 et 1860, les Molly Maguires multiplient les actions contre les propriétaires terriens. L’heure est à la violence, souligne la presse de l’époque : « Il n’est pas de jours que les journaux irlandais n’enregistrent quelque crime nouveau commis contre les personnes et les propriétés […]. Tantôt c’est un propriétaire qui, parcourant ses domaines, tombe frappé d’un coup de feu parti de quelque carrefour ; tantôt c’est un intendant sur lequel une bande de sauvages se précipite […]. Des actes de violence à main armée se commettent en plein jour devant cent témoins, mais lorsque le magistrat instruit affaire, il ne se trouve plus un témoin qui permette de diriger les poursuites. »3

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Au début des années 1860, le combat des Mollies s’éteint lentement sur le territoire irlandais. Situation économique catastrophique et chômage massif – dû à la mécanisation de l’industrie textile – se conjuguent pour pousser chaque année à l’exil des centaines de milliers d’Irlandais. La lutte va suivre le mouvement et traverser l’Atlantique.

C’est qu’à leur arrivée dans les grandes villes de la côte Est, les exilés déchantent rapidement : les recruteurs rechignent à les employer. L’idéologie « nativiste » est très présente chez les Anglo-Saxons protestants. Et les migrants irlandais sont vus comme une menace : non contents d’être des « papistes » inféodés au Vatican, ils feraient aussi baisser les salaires en débarquant en masse sur le marché du travail. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, il n’est pas rare que les offres d’emploi publiées dans les journaux s’accompagnent des lettres N.I.N.A (« No Irish Need Apply », soit Irlandais s’abstenir). Et face à la xénophobie ambiante, certains migrants irlandais préfèrent quitter les grandes villes de la côte Est pour se faire mineurs dans les Appalaches.

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Des membres de la Coal & Iron Police

Dans les comtés de l’est de la Pennsylvanie, le labeur à la mine est particulièrement difficile et les accidents fréquents. La durée de la journée de travail varie énormément selon les employeurs, et les mineurs sont obligés de s’approvisionner dans des économats où les prix sont surtaxés. Toute tentative de grève est sauvagement réprimée par une milice privée payée par les propriétaires, la Coal & Iron Police4, qui s’arroge les pleins pouvoirs sur tout le secteur.

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Franklin B. Gowen

En 1869, Franklin B. Gowen prend la tête de la Reading Railroad Compagny, la plus grande entreprise ferroviaire de l’État. Sous son impulsion, la société entreprend d’acheter des mines de charbon ; elle en maîtrisera ainsi la distribution et la production. En quelques années, Gowen rachète les deux tiers des petites exploitations minières de l’est de la Pennsylvanie et fait de la Reading la plus grosse entreprise du monde ! Pour asseoir sa domination totale sur la région, il ne lui reste plus qu’à se débarrasser du syndicat local des mineurs, le Workingmen’s Benevolent Association (WBA).

Gowen lance les hostilités en janvier 1875. Après s’être entendu avec les autres propriétaires de mines, il baisse brutalement le salaire des gueules noires de 10 %. La grève lancée par le WBA n’y change rien : Gowen a fait stocker suffisamment de charbon pour tenir. Les grévistes doivent se résoudre à rependre le travail six mois plus tard, leur salaire finalement amputé de 20 %.

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Une fois le syndicat hors-jeu, Gowen triomphe. Mais certains mineurs irlandais ne se le tiennent pas pour dit : ils décident de remettre au goût du jour les tactiques de leurs aînés et de refonder la société secrète des Molly Maguires. Dans les trois mois qui suivent la « Longue Grève » de 1875, les actes de sabotage se multiplient (incendies, déraillement de trains), des lettres de menace envoyées aux contremaîtres sont suivies de passages à tabac et six responsables de mines sont assassinés. Les événements de Pennsylvanie font la une de la presse nationale et aucun responsable du secteur minier ne semble à l’abri de la vengeance des Mollies.

Pour stopper cette flambée de violence, Gowen fait appel à la célèbre agence de détectives Pinkerton, qui lui envoie une de ses meilleures recrues : l’Irlando-Américain James McParlan. Gowen le charge d’infiltrer les Molly Maguires et d’établir une liste des chefs de l’organisation. Il s’attelle immédiatement à la tâche et rencontre les Mollies dans une taverne. Il parvient même à les mettre en confiance en prétendant avoir, à Chicago, assassiné le patron de son usine. Grimpant progressivement les échelons au sein des Molly Maguires, McParlan en devient l’un des chefs locaux. Mais son travail d’enquête et d’infiltration n’est pas de tout repos : à chaque nouvelle opération, il lui faut trouver de bonnes raisons de ne pas y participer sans susciter les soupçons des autres membres. Complexe. D’autant que le climat s’alourdit encore : aux meurtres commandités par les Molly Maguires répondent désormais les assassinats perpétrés par des groupes d’auto-défense liés aux patrons de mines.

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James McParlan

Bref, McParlan est à bout. À son agent de liaison chez Pinkerton, il confie : « Je suis exténué par mon travail. Où que j’aille, j’entends parler de meurtre et de sang. Le soleil même me semble rouge ; l’air est pollué et les rivières semblent rouges du sang des hommes. » En mars 1876, McParlan se retire et disparaît dans la nature. Deux mois plus tard, Gowen organise avec la Coal & Iron Police l’arrestation d’une soixantaine de personnes.

Le procès des Molly Maguires n’est qu’un simulacre de justice. Les Irlandais, qui composent la moitié de la population de la région, sont exclus du jury par crainte d’une « solidarité ethnique ». Plus choquant encore, le procureur est... Gowen lui-même ! Dans ces conditions, le verdict est sans surprise : la corde pour les principaux accusés. Dix Molly Maguires sont exécutés le 21 juin 1877. Excommuniés par l’église catholique locale, ils n’auront même pas droit à une sépulture chrétienne.

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L’exécution du 21 juin 1877
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Il faudra attendre un siècle pour que l’État de Pennsylvanie reconnaisse (partiellement) sa faute. En 1979, une commission spéciale reprend les archives du procès des Molly Maguires et en décortique les irrégularités. Selon John P. Lavelle, un juge de l’État, le procès de 1877 constitue un cas grave de privatisation de la justice : « C’est une société privée qui a confié l’enquête à une agence de détectives privés. C’est une milice privée qui a arrêté les suspects, et ce sont des procureurs par ailleurs patrons de mines qui ont mené l’accusation. L’État, pour sa part, n’a fourni que la salle d’audience et la potence. »

Dans la presse locale (qu’il possédait), Gowen a pu, après la pendaison, fanfaronner et célébrer sa victoire contre la « peste irlandaise ». Pour un temps, seulement : certains voient dans les étranges circonstances de sa mort5, en 1889, le dernier fait d’armes des Molly Maguires. Il y a parfois une justice.



1 Les deux précédents textes publiés dans cette rubrique sont disponibles en ligne : « Gonzalo Guerrero, le conquistador renégat » et « 1518, Strasbourg entre dans la danse... ».

2 Il est aussi probable que cette Molly Maguire n’ait jamais réellement existé. Les sociétés secrètes agraires irlandaises décidaient en effet souvent de se placer sous le patronage d’une femme imaginaire. Les lettres de menaces envoyées aux propriétaires terriens étaient ainsi signées Molly Maguire, Sieve Oultagh ou encore Johanna Meskill.

3 Journal de la Haye, 18 février 1846.

4 Les agents à cheval de la Coal & Iron Police étaient connus pour leur brutalité ; les mineurs les appelaient « les cosaques de Pennsylvanie ».

5 Franklin B. Gowen est mort le 13 décembre 1889, d’une blessure par balle à la tête. La police scientifique n’a pu trancher entre suicide et assassinat.


COMMENTAIRES

 


  • mardi 6 août 2013 à 19h00, par Denis

    Passionnant.
    Pour ceux que le sujet interesse il y a des romans de Valerio Evangelisti , en particulier « One big union »



  • mardi 6 août 2013 à 21h49, par Kikuchiyo

    Intéressant,
    Juste pour dire qu’un film, « Traitre sur commande » sur l’infiltration de MacParlan a été réalisé dans les années 70.
    Il était bon et prenait le parti des Molly dans mes souvenirs, ce qui me parait plutôt rare dans la production ciné classique.

    • dimanche 1er septembre 2013 à 04h15, par sam

      Sean Connery - l’écossais - joue Kehoe, et Richard Harris le traître (à supposer qu’un flic infiltré soit un traître).
      Pas mauvais film, en effet.



  • mercredi 7 août 2013 à 18h40, par PMB

    //Dix Molly Maguires sont exécutés le 21 juin 1877. Excommuniés par l’église catholique locale, ils n’auront même pas droit à une sépulture chrétienne.//

    L’Eglise est de toujours du côté du manche, et les rares curés solidaires des exploités le paient, soit que leur hiérarchie les crosse, soit que ceux qu’ils gênent s’en débarrassent définitivement.

    Du côté du manche, comme à Potosi et ses mines pendant des siècles :

    (Les Indiens) étaient fils du soleil, fils de la terre, on les transformait en vers. Ironie, leurs tortionnaires leur octroyaient quelques pièces de monnaie pour leurs services. Pièces qu’ils échangeaient contre des feuilles de coca. La coca que l’on mâche afin de retrouver des forces quand on est trop épuisé pour porter sa pioche. La coca qui donne à celui qui va mourir l’illusion qu’il vivra encore. La coca qui enrichit les curés parce qu’ils touchent un pourcentage sur les paniers que les Blancs enfournent dans la mine. Avec la coca, mon cher Père, les Indiens meurent peut-être un peu plus vite, mais ils travaillent tellement mieux. Amen.

    Anne-France Dhauteville



  • dimanche 11 août 2013 à 14h37, par Nicolas

    Le roman de Valerio Evangelisti sur les Molly Maguires est « Anthracite ». « One Big Union », pas traduit en France, est sur les IWW.



  • mardi 13 août 2013 à 12h24, par Ju

    Le rythme de l’article nous plonge dans une atmosphère de western. Il ne manque que le piano désaccordé !



  • samedi 24 août 2013 à 14h05, par sam

    Louis Adamic consacre aussi aux Molly Maguires tout un chapitre de son excellent « Dynamite ! un siècle de violence de classe en Amérique ».
    On peut lire la chose ici



  • jeudi 26 septembre 2013 à 16h34, par hedi maindor

    Pour avoir la version « patronale » de l’histoire, Conan Doyle a écrit une longue nouvelle policière sur le sujet, intitulée : « La Vallée de la peur ».

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