mardi 14 mai 2013
Sur le terrain
posté à 13h51, par
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« Tu sais, on n’est pas cons, on sait bien qu’il faut un visa, qu’on n’a pas le droit de passer ; on accepte les risques. Mais ce que font les Marocains, à Gourougou et ailleurs, c’est criminel. Sur toute la route, je n’ai rien vécu d’aussi horrible. De loin. Ici, tout le monde te le dira : c’est l’enfer sur terre. » (Khalil, migrant camerounais)
Ces témoignages ont été publiés dans le numéro 11 de la version papier d’Article11, publié en mars dernier. Ils accompagnent un long reportage sur la situation des migrants à (et autour de) Melilla, enclave espagnole au Maroc ; à lire ICI.
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Pascal a quitté le Cameroun il y a deux ans. Depuis, il est en transit, sur la route. Il a le corps lacéré de profondes cicatrices. Son torse, son dos, ses fesses et ses jambes sont un lacis de chairs martyrisées. Il y a quatre mois, lors d’une tentative de passage, il est tombé sur des barbelés, depuis le sommet de la seconde barrière. Une fois à terre, mis littéralement à nu par les pointes acérées, il s’est vu alpaguer par la Guardia Civil, qui l’a illico remis aux flics marocains. L’échange fut compliqué : les Marocains rechignent à accepter un homme gravement blessé, plus difficile à prendre en charge. Alors, raconte-t-il, un des hommes de la Guardia a sorti une enveloppe contenant des billets, et tout s’est arrangé. On l’a emporté. Au Maroc, il a passé trois mois à l’hôpital, pris en charge par une ONG. Il est de retour, prêt à ressauter. Mais la nuit, il ne dort pas : avec le froid, ses chairs lacérées se contractent, réveillent la souffrance.
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« Ils ont pris ma jambe, l’ont maintenue en position horizontale, et l’un d’eux a tapé sur ma cheville, plusieurs fois, avec ce gourdin qu’ils utilisent quand ils veulent faire vraiment mal. Ils font souvent ça, pour briser les chevilles. Parfois, c’est les poignets. Le but est de t’empêcher de ressauter la barrière. » Cela fait bientôt un mois que Djalil est allongé dans une petite grotte, à proximité du camp des Maliens, en pleine forêt. Il y a quinze jours, les médecins d’une ONG ont plâtré sa cheville brisée. Malgré ses béquilles, il sort rarement de la grotte. Djalil a d’autres blessures, notamment aux poignets, mais elles sont moins graves, n’entravent pas son désir d’Europe. Il espère pouvoir se lever bientôt pour se joindre aux tentatives. Quand tu lui demandes s’il prend des médicaments, il opine, les sort, demande s’ils sont adaptés. Des anti-diarrhéiques.
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Près du cercle de pierres, la discussion avec les migrants camerounais est d’abord malaisée. La plupart rechignent à témoigner, ne font pas vraiment confiance. Logique : ils en ont vu passer, des journalistes bien intentionnés – rien n’a jamais changé. Mais Khalil, colosse marqué par les épreuves, estime qu’il faut témoigner : ce qui lui est arrivé est trop grave. Alors il raconte : « C’était dans un petit village, à côté de Ceuta. Nous étions neuf à nous être cotisés pour payer le passage en Zodiac. Mais les ’’Alis’’ sont arrivés au moment où l’on partait, en pleine nuit, et ils ont capturé cinq d’entre nous. Ils nous ont tout pris, l’argent, les téléphones, tout. Puis ils m’ont déshabillé, mis à nu et m’ont attaché les menottes dans le dos. Alors que j’étais couché, ils m’ont frappé à coups de matraques, très fort. Il y en a même un qui a pris une rame et me l’a brisée sur la tête. Là, tu peux voir la cicatrice, sous les cheveux. Puis ils m’ont cassé le tibia. Regarde ! Ils ont fini par me dire qu’ils allaient me tuer. Comme je suis grand et fort, ils pensaient que j’étais le chef, que ça ferait un bon exemple. Ils m’ont mis à genoux et m’ont forcé à avancer, j’étais en sang. La Guardia nous éclairait depuis la mer, sur un bateau. Je demandais pardon, je hurlais que je ferais ce qu’ils voulaient. Eux disaient : ’’Si tu ne veux pas qu’on te tue, appelle tes potes au secours.’’ Alors je hurlais leurs noms. Puis j’ai fini par m’évanouir sous les coups. Quand je me suis réveillé, mes amis me traînaient sur la route. Je ne pouvais plus marcher. On a rejoint Tétouan comme ça, une longue marche. » Il s’arrête. Reprend son souffle. Te fixe dans les yeux : « Tu sais, on n’est pas cons, on sait bien qu’il faut un visa, qu’on n’a pas le droit de passer ; on accepte les risques. Mais ce que font les Marocains, à Gourougou et ailleurs, c’est criminel. Sur toute la route, je n’ai rien vécu d’aussi horrible. De loin. Ici, tout le monde te le dira : c’est l’enfer sur terre. » Silencieux, les autres opinent.